Des Trimardeurs et les Mules
Essai de description de la société des trimadeurs de TethVI à partir de l’étude des camions miniers BP 52 « Mules ».
Extrait des notes de travail du scribe Ossion lors de sa mission d’inspection sur Teth VI.
Texte établi par le frère bibliothécaire Ossima lors de la préparation de l’opération du Chapitre sur la planète.
Parmi les exemples d’improvisations réalisées par les Séléniens sur la base de matériels destinés à un tout autre usage, l’emploi des châssis de tracteurs de carrières de type « mule » est sans doute un des plus parlants, que ce soit par le nombre des conversions réalisées que par le nombre des engins produits.
Le BP 52, plus connu sous les sobriquets de « mule » ou de « mulet », est à l’origine un engin de chantier spécifiquement conçu et fabriqué sur Céracuse pour l’extraction des filons de Jurilium TR15 découverts dans les montagnes de la chaîne occidentale de la Pangée de TethVI et exploités par le Consortium Céracusain. Le modèle le plus usuel (le modèle 12) est le Dumper équipé d’une large benne basculante renforcée capable d’emporter sans sourciller des blocs de quatre à cinq tonnes, mais il existe naturellement d’autres versions, plus ou moins répandues, destinées des besoins spécifiques : Le modèle 15 citerne, le modèle 45 dépanneuse, ou le modèle 57 cargo se croisent assez fréquemment sur les pistes du Nevo, il en va autrement de variante spécialisées : le modèle 31 frigorifique, le modèle 38 atelier ou la version 3 ponts (BP 62) qui sont en général utilisés directement par les parcs du Consortium.
Sans entrer dans des détails techniques abscons, il est utile de rappeler que la caractéristique principale de ce métal rare est de se trouver dans les roches métamorphiques dégradées des montagnes anciennes de la planète, en particulier la chaîne de Nevo. Les caractères physiques et l’histoire géologique très chaotique de Teth font que les filons sont fragmentés et extrêmement dispersés puisque les morceaux d’une même veine peuvent se trouver distants de cent à deux cents kilomètres les uns des autres. Cette disposition anarchique dans des régions arides au relief très difficile du fait des pentes et des effets du ravinement, a contraint les spécialistes de Céracuse à imaginer des techniques d’exploitation minières tout à fait inhabituelles. Les équipes de prospecteurs du consortium explorent méthodiquement les reliefs avec des appareils aériens légers équipés de détecteurs magnétiques pour repérer les filons. Les relevés sont comparés aux cartes disponibles et aux photos aériennes, à la suite de quoi des équipes d’ouvriers spécialisés aménagent à grand coups d’explosifs et de structures préfabriquées des pistes sommaires qui permettront d’abord d’amener à pied d’œuvre les mineurs, puis ensuite de procéder à l’évacuation du minerai. La roche contenant le métal est débitée en blocs de plusieurs tonnes à l’aide de foreuses et de fendoirs pneumatiques, puis transportée vers un centre de traitement unique installé à Base Nevo en bordure du massif.
Pour qui ne l’a pas connu, il est difficile de se représenter ce à quoi ressemble le massif de Nevo! La montagne qui paraît une muraille massive vue de la plaine est en fait un chaos indescriptible de chaînons aigus, de plateaux bosselés lacérés de canyons vertigineux et de balafres multiples. L’horizon y est coupé sans cesse par une nouvelle ligne de sommets, les vallées s’y révèlent au dernier moment, dissimulés par des amas de débris accumulés par l’érosion. Le rocher est stérile et traître ! Ici il résiste aux machines les plus puissantes, là un se délite en une poussière suffocante et entraîne l’imprudent dans des avalanches de blocs et de graviers Partout la vie et la végétation sont rares. Il faut souvent aller chercher l’eau dans un dédale de cavernes et de gouffres, les rares vallons fertiles, les petits lacs d’altitude ou les cours d’eau permanents y sont des joyaux précieux et cachés, mais l’hiver peut alimenter des pluies torrentielles qui transforment les torrents en cataractes hurlantes capable de tout emporter sur leur passage. Sur les sommets ou les plus hauts plateaux, souvent au-dessus de six mille mètres d’altitude, l’oxygène se fait rare et le froid gèle les hommes comme leurs machines, mais dans les plus profonds des canyons, l’humidité lourde se fait brouillard et suffoque tout autant le malheureux qui y fait étape. Sur les sommets comme dans les fonds, les pires dangers guettent à chaque instant : parasites, prédateurs, bandits, humains, non humains, créatures défiant toute classification et rumeurs de cauchemars se mêlent pour produire une angoisse qui semble recouvrir la montagne d’une lourde chape de peur.
C’est pourtant dans ce décor effrayant que vivent et meurent les dizaines de milliers d’hommes et de femmes qui arrachent, comme autant de fourmis affairées, sa richesse à la pierre. Difficile de dire comment tous sont venus, chaque histoire est différente, chaque version se fait légende. Certains ont débarqué à Base Nevo en aventuriers avides de richesse et de sensations rares, d’autres réduits en servitude, ont été déportés, chaîne au pied, des villes du bas pays. Il y en a qui ont apportés avec eux un contrat soigneusement établis, d’autres qui ont fui un sort pire ailleurs ou des menaces mortelles, mais tous, qu’ils le sachent ou non, sont liés par le dictum signé entre le Consortium et les Supérieures du Suaire au début de l’exploitation : on ne quitte pas les montagnes de Teth.
L’exploitation du Jurilium TR15 est dispersée sur l’ensemble de cette immensité et les sites s’avancent toujours plus loin vers l’intérieur mal connu du massif. Certains fronts de taille restent en exploitation plusieurs dizaines d’années donnant lieu à des installations presque permanentes qui regroupent des centaines de mineurs et attirent la population habituelle de commerçants, de trafiquants et de parasites que l’on trouve dans toute cité humaine. Il arrive parfois au contraire qu’un site isolé soit abandonné après seulement quelques années quitte à ce qu’un nouveau groupe en retente l’exploitation plus tard. Les équipes vivent séparées les unes des autres, contrôlées seulement par le contremaître responsable du front de taille qui peut décider à tout instant de les déplacer où il le juge intéressant. Impossible dans ces conditions de dresser de véritables cartes de l’exploitation du Nevo : les pistes peuvent être emportées par des éboulements ou coupées parce que les passerelles ont été démontées par des voleurs de métal ou simplement emportées pour alimenter d’autres percées. Des groupes de mineurs disparaissent sans laisser de traces et d’autres survivent peut-être misérablement, depuis des années, coupés de tout lien avec la plaine, dans l’attente d’un hypothétique secours.
Au fil des années, la montagne s’est ainsi vue lacérée par un lacis indescriptible de sentes, parfois à peine aménagées, qui serpentent dans des défilés obscurs pour s’élancer à l’assaut de pentes instables, de cols vertigineux. Comme aucune indication routière ne permet de déchiffrer ce dédale mouvant, c’est là qu’interviennent les « mules » et leurs chauffeurs. Ces petits camions ont été conçus spécifiquement pour négocier ce réseau invraisemblable par tous les temps et dans toutes les conditions possibles, avec des charges qui dépassent parfois de très loin les cinq tonnes prévues par le constructeur de l’engin. On comprendra aisément que les caractéristiques techniques mises en œuvre sont fondées sur la puissance et la simplicité : un moteur polycarburant extrêmement puissant et rustique que l’on dit pouvoir être réparé par n’importe quelle forge artisanale ; une aisance en tout terrain reposant sur cette puissance, sur un ensemble de suspension très souple et sur des pneumatiques à basse pression que leur structure alvéolée rend presque totalement increvables ; un ensemble de freinage et de traction intégrale permettant de négocier des pentes hallucinantes. Revers de la médaille, cette rusticité se paie de la disparition de tout élément inutile ce qui se traduit à la fois par un inconfort notoire et par une consommation importante, mais c’est à ce prix que des myriades de ces petits véhicules, pliant sous le poids des blocs arrimés dans leur benne, peuvent acheminer le précieux minerai à travers l’ensemble du massif vers le centre de Base Nevo, roulant jour et nuit pour effectuer des trajets de plusieurs centaines de kilomètres à des vitesses qui n’excèdent parfois pas celle d’un homme à pied.
Les conditions de vie effrayantes qu’endurent les chauffeurs et l’impossibilité de réguler précisément le trafic ont d’ailleurs contraints les responsables du centre minier à laisser à ces derniers, après la Grande Révolte, une étonnante liberté. Dans la pratique, en effet, le Consortium se contente d’observer le trafic grâce à des survols réguliers opérés par des aéronefs qui suivent imperturbablement des carroyages précis et transmettent une image globale assez précise des mouvements routiers au centre de contrôle de base Nevo. C’est à partir de ces observations que les contrôleurs peuvent orienter les flux en modulant les prix de livraison, en mettant en place des primes ou des pénalités qui sont diffusées sur le réseau radio général du consortium que les trimardeurs écoutent régulièrement.
Les aéronefs qui se chargent de « ratisser » ainsi les zones de gisement ressemblent à une variante civile de la célèbre Valkyrie impériale avec la même architecture générale mais une charge militaire remplacée par d’énormes réservoirs de carburant et un équipage limité à un seul pilote. Surnommés « Gerfauts » par les trimardeurs, ces avions ont généralement une assez mauvaise réputation auprès d’eux pour ce qu’ils survolent imperturbablement la montagne, indifférents aux drames qui peuvent se dérouler au-dessous d’eux. L’homme de la route croit assez naturellement que leurs pilotes jouissent d’une vie facile et confortable et se complaisent à jouer avec les souffrances des autres. C’est à l’évidence oublier l’épuisement des vols interminables et des missions sans cesse répétées, tout comme le fait qu’il arrive aussi assez souvent que des Gerfauts soient envoyés au secours d’un établissement isolé ou d’un convoi en perdition, même si là aussi c’est la loi du Consortium qui prime : aucun appareil ne sera jamais distrait de sa mission prioritaire pour aucune raison que ce soit.
Depuis que la Grande Révolte à mis fin à son statut de salarié du consortium, l’homme en charge d’une mule se considère comme le seul propriétaire du camion qu’il a parfois hérité d’un parent, gagné aux dés à une étape, voire obtenu par un duel ou autre violence tenue secrète. Le véhicule est aussi bien sa famille, sa maison que sa patrie. Il y vit, y dort, y souffre et n’hésitera pas à mourir pour lui, liés qu’ils sont par des liens quasi mystiques qu’il traduit souvent par des signes codés, des rituels secrets ou de véritables marques de dévotion.
Leur vie durant ces « trimardeurs » (selon le terme consacré) sillonnent les hautes terres, passant de carrière en carrière en quête d’un chargement avant de redescendre vers la plaine où ils livrent les blocs avant partir négocier des lots de pièces détachées, de bonbonnes d’alcool ou toute marchandise qu’ils pourront négocier au retour dans les campements de mineurs ou les étapes. Il n’existe aucune règle, aucune norme. On est payé à la pesée et le prix varie selon l’attente, l’engorgement ou le déficit du minerai devant les fours Les fonderies automatisées paraissent à tous animées d’une vie propre incompréhensible et indifférente qui leur confère presque une aura magique. Les régulateurs en combinaisons ignifugés en sont les desservants, craints méprisés et haïs, qui fixent le paiement selon des lois secrètes. Tel vous dira que le C43 est plus affamé, qu’il avale parfois le véhicule avec son chargement mais que le rapport y est meilleur. Au K12 la vie est moins dure si bien que les plus fatigués ou les plus vieux y endurent patiemment les attentes et le faible rendement pour un peu de repos et de paix. Chaque gueule hurlante a son histoire, ses jours fastes, ses signes favorables et ses mystères. Autant de fragments qui, mis bout à bout, forment une science secrète dont chaque trimardeur garde jalousement ce qu’il a su en découvrir au fil des années. Sur telle rumeur ou telle observation des ententes se font et se défont au gré des solidarités, des services rendus et des liens familiaux. Des rancunes s’accumulent et débordent en haines sanglantes qui se purgeront dans le silence des montagnes désertes.
Qu’ils soient solitaires intransigeants ou qu’ils voyagent en petits convois assemblés par des liens familiaux ou d’amitié, les trimardeurs ont construit une société à part, qui échappe en pratique au contrôle de quiconque et dont les règles ne sont connues que d’eux-mêmes.
Un trimardeur n’a pas de nom : il est connu par les matricule de son camion peint en grandes lettres sur le toit de la cabine pour aider au contrôle aérien du trafic et à l’organisation des déchargements. Physiquement, la vaste gamme des types humains de TethVI est visible parmi eux, mais tous ont en outre l’apparence que donnent aussi bien les hautes altitudes que les efforts physiques violents et le climat extrême : des corps maigres et musculeux aux cages thoraciques hypertrophiées, des traits marqués par les éléments, des cheveux et des yeux délavés par le vent et le soleil. Leur habillement, pantalons de grosses toile, godillots militaires, chemises ou vestes épaisses remplacées par une longue houppelande de cuir doublé pour l’hiver, ne se distingue de celui de n’importe quel habitant des Nevo que par un seul détail, le chapeau de cuir sombre décoré parfois d’insignes de clan ou de porte-bonheur, qu’homme ou femme, porte en permanence. Ce couvre chef, nul ne se hasarde à le coiffer s’il n’est pas trimardeur car il sait bien qu’il y risquerait sa vie. On murmure parfois que le trimardeur vient au monde avec.
Il est plus difficile de savoir quels liens unissent ces excentriques taciturnes. Les camions portent touts des insignes ou des marques de clans. Ces emblèmes souvent macabres ont une signification précise qui permet à chacun d’identifier le véhicule qu’il croise au détour d’un lacet, mais ils sont illisibles pour le profane. Des convois circulent dont chaque engin porte un insigne différent, d’autres paraissent homogènes, il est certain toutefois que ces marques ont à voir avec l’histoire du conducteur et ses solidarités personnelles.
S’il conduit généralement seul, le trimardeur appartient à une famille avec qui il voyage et dont il ne s’éloigne rarement longtemps. Il possède des lieux de repos et de rencontre souvent secrets, campement ou atelier d’entretien construit près d’un point d’eau discret où vivent ceux des siens qui sont trop jeunes ou trop âgés pour prendre la piste. Dans les étapes importantes de la montagne, ou à Base Nevo même, les clans de trimardeurs ont leurs tavernes, leurs fournisseurs et leurs lieux de plaisir, même s’ils ne dédaignent pas de se mêler parfois aux habitants de la montagne, le temps d’un échange commercial ou d’une partie de carte. Mais pour qui n’est pas de la société, trop de curiosité sur ces endroits est souvent synonyme d’un coup de couteau entre les omoplates et les autres groupes, mineurs, prospecteur, commerçants le savent bien qui protègent de la même manière leurs propres secrets.
Une chose est certaine toutefois, le trimardeur est drogué à la liberté ! Aucun esclave ne se rencontre parmi eux et qui les engage pour transporter sa chiourme devra se montrer d’une prudence extrême : autant le trimardeur sera exact sur son contrat de transport, autant il ne lèvera pas le petit doigt, à l’étape, pour reprendre un esclave qui s’échappe ou protéger leur maître contre une révolte. De la même manière, hommes et femmes vont leur propre chemin, chacun à bord de sa propre mule quand même ils sont unis par ce qui entre eux se rapproche d’un mariage. L’époux et la femme se croisent aussi fréquemment que possible, se viennent en aide et se soutiennent mutuellement, mais l’un comme l’autre reprend sa route au matin pour livrer son chargement, les enfants les plus âgés accompagnent souvent leur père ou leur mère dans l’attente du jour où ils pourront obtenir leur propre véhicule, et les plus petits restent à la charge des anciens dans les campements.
Pour autant les trimardeurs ne dédaignent pas les rencontres. Un convoi qui en rencontre un autre au milieu de l’immensité de la montagne donne lieu a des étapes communes, à des chants et à des rires autour d’un feu de camp, même quand les hommes qui se croisent sont membres de clans ennemis. Par une solidarité plus profonde que tout le reste, les trimardeurs font un quand ils sont sur la route ou face à des étrangers et les querelles se vident dans des lieux et à des moments précis, loin de tout témoin inopportun. Il est ainsi quelques grandes occasions qui rassemblent tous les deux ou trois ans des milliers de ces hommes ou de ces femmes. Lors de ces rassemblements, la communauté règle les questions pendantes depuis la dernière rencontre. On accueille les jeunes qui viennent de prendre leur premier véhicule, on tranche les litiges, on juge les coupables, on achète ou on échange les mules sans conducteurs. Le plus étonnant est que ces occasions ne sont pas clandestines : le rassemblement de Ste Sylve par exemple, célébré habituellement à Fabra Point au carrefour du Grand Nord et de la Vieille Traverse, est un rassemblement qui attire des milliers de curieux désireux de profiter de la fête et de ses opportunités et chacun y reste à peu près à sa place dans une longanimité qui tranche avec les usages courants de la montagne ! Il faut dire que cette retenue n’est peut-être pas totalement spontanée. En effet le rassemblement n’est pas seulement important par la foule qu’il rassemble, mais aussi parce que l’Ordre du Suaire y délègue traditionnellement ses représentantes. L’influence des Sœurs s’y lit dans la solennité avec laquelle sont consacré à cette occasion les véhicules et leurs chauffeurs, scellés les contrats et célébrées les unions.
Il est frappant que constater que même dans ces montagnes reculées, l’autorité des Sœurs n’est discutée par personne ! Le jugement rendu par une Officiante n’est jamais discuté, les familles retirent une immense fierté de ce que l’Ordre choisisse une de ses filles pour l’envoyer au loin recevoir l’initiation, il n’est pas une cabine de mule qui ne comporte son inscription sacrée ou son objet votif et nul ne prendrait la piste sans avoir levé son verre et jeté quelques gouttes de Drekwass dans la poussière en l’honneur de Sainte Alia. Cette dévotion est naturellement commune sur Theth, particulièrement en dehors des villes, mais elle s’appuie chez les Trimardeurs sur une expérience plus personnelle et plus concrète sans doute qu’ailleurs. C’est en effet un Dictum de l’Ordinaire de la mission du suaire de Charité de Teth qui a mis fin à la grande révolte après huit longues années de guerre ouverte entre les Trimardeurs et le Consortium. L’arbitrage des Soeurs, pour dur qu’il ait pu paraître, est considéré sur les pistes comme le véritable acte de naissance de cette société étrange et conçu, curieusement, comme un acte de libération après des années d’esclavage.