Challenge d’écriture n°47– Métatron


Métatron
14.3/20 ?????
1er ex_æquo

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« Les enchères démarrent à 35 millions d’euro. »

L’agitation gagna la salle.

Les hommes en queue de pie tordirent le cou pour scruter le premier d’entre eux qui oseraient bouger.  Les lustres à l’ancienne teintaient les plastrons d’une chaude clarté safran.

Sur les catalogues de papier glacé, le faste d’un palais s’étalait dans toute sa splendeur.

Orangerie, canal aux eaux miroitantes, jardins à la française, appartements royaux, galerie des glaces… Rien moins que le château de Versailles. Mis aux enchères comme une vulgaire hypothèque.

Roussel essuya son front perlé de sueur : le match commençait.

Une main se leva :

« Trente-six millions d’euro au fond ! » annonça le commissaire priseur.

Roussel reconnut le vieil Eutrope Michelet. Habitué des salles de vente, ce  vieil antiquaire écumait les salles de vente depuis plus de trente ans. Ildevenait ainsi le premier enchérisseur de ce jour historique. Un fait de gloire à raconter à ses petits enfants. Il n’y avait rien de plus à craindre de lui.

Une autre main se leva :

« Trente-sept millions d’euro devant ! »

Aïe ! Appelbaum, le magnat de la haute couture, se lançait dans la bataille. Un client sérieux ! Roussel consulta discrètement ses lunettes interfacées. Une fiche défila : fortune de quinze milliards, mariage stable, abus de bien social présumé dans le marché des uniformes japonais…

Il fallait contrer vite.

D’un roulement de pupille, Roussel transmit par hyperonde une série d’ordres brefs à ses collaborateurs. Installés dans un bureau parisien anonyme, ceux-ci plongèrent sur leurs claviers et se mirent à l’ouvrage.

La partie continuait. Cette fois, ce furent deux émirs qui levèrent la main presque en même temps. Ça y est : les enchères caprices venaient troubler le jeu. Il était temps d’intervenir.

Roussel se leva et énonça d’une voix posée :

« Le ministère privé de la culture propose soixante-quinze millions d’euro. »

Bruissement dans la salle. Le tour de chauffe était fini.

Imperturbable dans son costume anthracite, Appelbaum compulsait le catalogue d’un air pénétré.

Roussel pesta intérieurement. Mais que fichaient Meyer et son équipe ?

Le magnat esquissa un geste pour lever la main lorsque son téléphone palmaire scintilla. Appelbaum contempla avec incrédulité le message dans sa paume.

Les sourcils froncés, il échangea quelques mots à voix basse avec son conseiller avant de se lever.

Digne, il remonta l’allée centrale à pas lents pour gagner la sortie. Au même instant sur les lunettes de Roussel s’affichait la une de Yapple ! : Appelbaum et le travail des enfants : Mina, huit ans, témoigne.

Un smiley goguenard s’afficha en surimpression. Sacré Meyer ! Beau boulot.

Appelbaum hors course, Roussel posa un regard conquérant sur l’assemblée. Le Château de Versailles ! Il en ferait le fleuron du Ministère Privé de la culture.

Des groupes du Cac40 finançaient ce fond d’investissement. La faillite de l’état dix ans auparavant avait entraîné la suppression pure et simple du budget  de la culture. Le Ministère Privé avait pris le relais. Son objectif : préserver les trésors du patrimoine français par tous les moyens.

Roussel en avait fait une véritable croisade. Le château de Vaux le Vicomte allait devenir un casino avant son rachat in extremis ; abandonné, le Mont Saint Michel sombrait dans les sables mouvant lorsque le ministère  avait posé un chèque sur la table…

Dans la salle, une main tavelée se leva.

Marteau levé, le commissaire-priseur ajusta ses lorgnons :

« Oui ? Une nouvelle offre peut être ? »

Le vieil Eutrope Michelet défripa son pardessus et s’éclaircit la gorge.

« Cent cinquante millions d’euro pour le château. »

Roussel manqua de défaillir. Eutrope et sa vieille moustache remontaient sur le ring ? Pour se battre pour un complexe historique de 2000 pièces entouré de 800 hectares de parc ? D’où tirait-il une telle manne ? Certainement pas de sa vieille galerie du passage Choiseul.

Il fallait rabattre le caquet de ce grabataire. Roussel leva la main sans hâte :

« Le ministère propose cent cinquante-cinq millions. »

Ceci fait, il réactiva immédiatement sa liaison avec Meyer.

« Le vieux Michelet relance ! Il ne peut pas être seul. Qui se cache derrière ?

– Mon client offre cent soixante millions », reprit l’importun, indifférent aux bruissements qui envahissaient à nouveau la salle.

Roussel s’humecta les lèvres. Il pouvait compter sur les combines de Meyer, mais il fallait lui laissait du temps. Cette fois, il prit quelques instants avant de surenchérir.

« Cent soixante-cinq millions d’euro.

– Cent soixante-dix, répondit l’autre du tac au tac.

– Cent soixante-quinze,

– Cent quatre-vingt. »

Les spectateurs ne se tenaient plus. Des exclamations étonnées fusaient, les rangs se levaient les uns après les autres pour mieux voir. La salle de vente se transformait en table de poker, avec deux finalistes.

« Cent quatre-vingt-cinq,

– Deux cents ! »

Roussel vivait un cauchemar. Le ministère, mis en échec par Eutrope ?  D’un battement de paupière, il ouvrit une visio avec Kerwan Smith, le directeur financier. Un homme tiré à quatre épingles apparut sur son écran rétinien.

« Ce cher Roussel ! Tout se passe comme vous voulez ?

– Débloquez l’enveloppe réservée à l’arc de triomphe.Versez-la sur le budget Versailles. »

L’autre joignit les mains comme un proviseur face à un lycéen rebelle.

« Cette décision doit être validée avec nos mandataires.

– Le Comex m’a donné carte blanche pour Versailles ! Et j’ai besoin de ces fonds maintenant ! »

Kerwan Smith soupira et pianota sur son clavier. En arrière-plan, Roussel observa avec angoisse le commissaire-priseur lever son marteau.

« Deux cents millions une fois, deux fois… »

Les millions défilèrent sur les lunettes interfacées. L’arc de triomphe finirait de s’écrouler dans l’indifférence générale. Triste fin.

« Deux cents vingt millions ! hurla-t-il pour couvrir le brouhaha.

– Deux cents trente », renchérit Eutrope.

Une icône clignota sur ses lunettes. Meyer appelait. Voila qui sortait de l’ordinaire. Conscient des regards braqués sur lui, Roussel prit la communication.

« J’ai quadrillé les communications depuis la salle de vente, fit une voix rapide sans préambule. L’une d’elle part tout droit vers le ciel, direction la Lune et de là l’espace.

Roussel se tourna vers Eutrope. A grands pas, il remonta la ranger pour s’approcher. Face à cet homme aux yeux fous, le vieil homme eut un mouvement de recul et porta une main à son oreille. Et Roussel sut.

« Une oreillette ! siffla-t-il à Meyer. Ce petit enfoiré a une oreillette !

– La communication est relayée par Mars… Les cartels miniers !

– De quoi viennent-ils se mêler ? gronda Roussel. Les astéroïdes ne leurs suffisent plus ?

– Une seconde. Nous identifions la source. »

Discussion étouffée au bout du fil. Puis :

« Nous avons notre acheteur : Jean Dimitar, PDG de Star Mining. Fer, Nickel, Zinc, Terres rares… Fortune personnelle 36 milliards d’euro…

Roussel écrasa une goutte de sueur.

« Avez-vous quelque chose ? »

Crépitements de claviers et clics effrénés.

Sans attendre la réponse, Roussel leva la main :

« Deux cents quarante millions d’euro. »

Au même instant, les réseaux sociaux s’affolèrent. Des rapports d’accidents dans les mines de Jupiter et de Saturne apparurent subitement en une des webzines, photos à l’appui. Corps pulvérisés par une décompression brutale, membres écrasés par l’affaissement d’un conduit, monstrueux coups de grisou à la surface de Titan…

De quoi refroidir les ardeurs de ce monsieur Dimitar.

« Deux cents cinquante, annonça néanmoins Eutrope de sa voix placide.

– Deux cents cinquante-cinq,

– Deux cents soixante ! »

« Oh mon Dieu ! » éructa soudain Meyer par l’intercom. Roussel sursauta.

« Du nouveau ?

– Les industries Star Mining ont rebondi sur nos publications. Ils reconnaissent les conditions de travail difficiles de leurs employés. Ils évoquent cependant un projet pharaonique destinée à booster les embauches : un château inscrit à l’UNESCO comme camp de base. De quoi loger des milliers de mineurs.

– Vous ne sous-entendez pas…

– Ils vont envoyer Versailles dans l’espace ! »

Le commissaire priseur patientait, marteau levé. Etourdi, Roussel fit quelques pas en roulant des épaules, tel un boxer groggy. Il se racla la gorge et jeta un regard glacial à Eutrope, suspendu aux ordres de son commanditaire intersidéral.

« 500 millions d’euro ! » annonça-t- il d’une voix forte.

Le dernier round. Des exclamations fusèrent dans la salle, illuminée du crépitement des flashs.

Au milieu de ce torrent lumineux, Roussel distingua le visage de Kerwan Smith. Appel prioritaire. Le financier était rouge écarlate.

« Êtes-vous fou ? Nous ne disposons pas de cette somme ! »

Roussel coupa la communication d’un clignement rageur. Versailles ne serait pas arraché à la terre ! Jamais ! Ce serait une infamie ! Un crachat au visage !

« 500 millions une fois…

– 720 millions d’euro ! »

L’enchère claqua comme un coup de canon. Eutrope lui-même peinait à croire que cette somme avait franchi ses lèvres.

Roussel trébucha et se rattrapa in extremis à l’épaule d’un spectateur. Qu’allait répondre le ministère privé de la culture ? On guettait sa réaction… Tout au moins un commentaire…

Roussel restait muet.

« 720 millions une fois, deux fois … »

Le marteau du commentaire priseur résonna comme un glas funeste.

« …Trois fois ! Adjugé venu ! »

Un tonnerre d’applaudissement accueillit l’annonce. Roussel, lui, n’entendait plus. Inconscient, il s’effondra sur sa chaise.

***

 5 ans plus tard.

Le ciel dégagé augurait d’une belle journée.

Un petit vent frais roulait entre les maisons cossues tandis que moineaux et mésanges gazouillaient dans les contre-allées verdoyantes. Le calme avant la tempête.

Kerwan Smith traversa la rue sans même vérifier la circulation. Le claquement de ses Church’s résonnait sur les bâtiments vides. Partout, des rideaux de fer baissés, volets clos, pas un chat dans les rues.

Versailles avait tout de la ville morte.

L’Elysée avait parlé d’«évacuation préventive ».

Kerwan remonta l’avenue de Paris pour atteindre la Place d’Arme. Habituellement couverte d’électrocar et de touristes, l’esplanade pavée était déserte. Face à elle, l’un des plus grands chefs d’œuvre de l’humanité. Le château de Versailles déployait ses ailes. Or jaune, marbre blanc, brique rouge et bleu de l’ardoise… Une composition de couleur à la gloire du roi soleil.

Incongrue dans ce décor fastueux, une casemate de béton émergeait du sol.

Kerwan l’atteignit alors que l’horloge et son masque d’apollon sonnaient dix heures.

« Pour qui sonne le glas… » fit un homme au costume défraichi.

Roussel avait vieilli. Brisé par son échec, il allait à présent vouté sur une canne malgré ses cinquante ans à peine révolus.

A ses côtés, journalistes et historiens se gorgeaient de films et d’images, à en faire exploser les mémoires de leurs appareils.

Avec douceur, Kerwan entraîna son ancien collègue.

« Il est temps de regagner l’abri. »

Captivé, Roussel ne pouvait détacher ses yeux de la statue de Louis XIV sur son cheval.

Ils prirent soudain conscience du léger vrombissement qui emplissait l’air.

Un crépitement flamboyant monta du sol et une muraille irisée  s’éleva doucement.  L’image de l’orgueilleux château se brouillait alors que les champs de force prenaient de l’épaisseur.

Le dôme de force qui confinerait le château et les jardins sous une bulle protectrice durant le voyage.

« Regagnons l’abri », répéta Kerwan.

Avec un soupir, Roussel se laissa guider. On l’aida à franchir la marche de démarcation. Cette mince fissure cerclée d’acier courait tout autour du château, jusque sous les fondations. Elle délimitait la portion de terre qui gagnerait l’espace.

Ne resterait qu’un cratère borgne.

« Et le tribunal international de La Haye ? demanda subitement Roussel. Ne peut-on invoquer le crime contre l’humanité ? Il faut appeler Meyer !

– Vous avez passé les cinq dernières années à épuiser tous les recours possibles, rappela Kerwan en franchissant la porte blindée. Meyer lui-même s’est fait pincer à force de manigances. Il faut se faire une raison. »

L’austérité du bunker n’aidait pas à se remonter le moral. Des murs et un sol d’un béton uniforme, quelques chaises pliantes… Sans attendre, les invités gagnèrent la baie d’observation. Un vieillard en fauteuil roulant tourna vers eux des yeux larmoyant : Eutrope Michelet. Saisi de stupeur, Roussel resta quelques instants à contempler le vieil homme. L’ancien antiquaire ouvrit la bouche comme pour parler, mais seul un chuintement inintelligible franchit ses lèvres. En voila un qui n’avais pas profité longtemps des largesses de Dimitar.

Roussel reporta son attention sur le spectacle.

Le dôme avait achevé de se déployer.

Les arcs électro statiques occultaient les détails sous leur maillage chatoyant mais on devinait encore le château. Ou ce qu’il en restait. On avait aménagé les appartements et les chambrées pour recevoir les futurs occupants. Cantine, salle de foot, orangerie transformée en cinéma… Roussel en avait la nausée.

Les hauts parleurs du plafond crachotèrent soudain.

« Mesdames et messieurs, soyez les bienvenus pour cet évènement historique, fit une voix avec un léger accent slave. Ici Jean Dimitar qui vous parle de Jupiter. Je sais l’attachement qui vous lie à ce palais. J’ai moi aussi le souvenir de longues visites dans ces jardins, avec mon grand père français. N’ayez crainte, ce chef d’œuvre est en de bonne main. »

Roussel fit la grimace. Ce Dimitar ne manquait pas d’air, lui qui venait de transformer la galerie des glaces en salle des fêtes VIP.

A présent, le sol trépidait furieusement.

« Lancement dans 5, 4, 3, 2, 1…

– Adjugé vendu », souffla Roussel.

Une lumière aveuglante jaillit de la marche de démarcation. Le bunker sembla s’affaisser de quelques mètres. Déstabilisés, journalistes et historiens perdirent l’équilibre pour se retrouver par terre.

Mais non, c’était bien le château qui s’élevait. Centimètres par centimètre, dans un fracas apocalyptique.

Accroché à la main courante, Roussel ne pouvait détacher son regard de cet ahurissant spectacle.

Toujours parfaitement horizontal, le dôme irisé les dominait à présent. Les réacteurs et les systèmes anti gravité émergeaient du sol. Monstrueux appareillage, acier, tubulures…

Immédiatement, les vitres du bunker se polarisèrent pour filtrer le flamboiement du plasma.

Des nuées de fumées et de poussières  roulèrent de sous le gigantesque disque qui poursuivait son ascension.

Roussel se contorsionna pour mieux le suivre des yeux, mais le nuage épais s’abattit sur le bunker comme un orage de fin du monde. Il ne parvint qu’à suivre l’éclat des réacteurs, avant que ceux-ci ne sortent de son champ de vision.

« Sortie de l’atmosphère », commentèrent placidement les haut-parleurs.

Tout était fini.

Le vieux Michelet pleurait en silence ; Roussel n’en avait plus la force.

Le ronflement des réacteurs s’estompait.

« On peut y aller ? grommela Roussel. J’étouffe ici ! »

« Messieurs, reprit Dimitar, Je vous propose de patienter avec un cocktail, le temps que les poussières retombent. »

Jaillie d’une trappe, une nuée de drones tendirent aux convives champagne et petits fours.

« Allons, résonna Kerwan en épaulant son camarade. Soyez beau joueur ! »

Boudeur, Roussel se tourna vers la vitre. Le nuage de poussières se délitait. On verrait bientôt le gouffre, dans toute son abomination.

Une minute !

Ce toit doré ! Et là, ces hautes fenêtres ! Cette statue d’un roi  à cheval !

Avait-il la berlue ?

Emergeant du nuage, le château surgissait comme un fantôme.

« Cadeau de départ à mes amis de la terre, reprit Dimitar. Jamais je n’aurai pu vous priver d’un levé du soleil sur Versailles. Puisse cet hologramme apaiser votre douleur. Et pour les plus nostalgiques… Rendez-vous au large de Jupiter !

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