Open Space avec vue sur les étoiles

Le refrain strident du réveil automatique m’annonce qu’une nouvelle journée commence.

Mes paupières sont lourdes et j’essaye de les garder fermées, autant ne pas se fatiguer pour rien à les ouvrir. La lumière de ma cabine s’éveille elle aussi, mais plus vite que moi et bientôt l’intensité lumineuse se fraye un chemin vers mes pupilles et je dois céder. Je rejette le drap sur le côté et je pose les pieds sur le sol glacé. Un moment je reste ainsi, assis sur le bord de ma couchette, la tête entre les mains jusqu’à ce que, quelques minutes plus tard, je me décide à me mettre debout et me diriger vers la cabine de couche. J’ai les cotes douloureuses et des courbatures de partout, me lever ne fait rien pour arranger les choses.

La douche ne me fait aucun bien, trop froide. Ai-je pensé à renouveler l’abonnement d’eau chaude ? Il est fort à parier que non. Je vais devoir y penser, mais ce sera pour plus tard car déjà la voix suave de la robot-cuisinière lance son appel quotidien :

« Votre espace repas sera disponible d’ici soixante-cinq secondes à partir de cet instant, ne soyez pas en retard et respectez les horaires. Bon appétit et bonne journée F67. »

Un jour il faudra que j’essaye de me lever sans perdre de temps. J’attrape ma tenue du jour fraichement lavée et mise à ma disposition par le service de blanchisserie. Elle sent encore l’odeur du détergent, mais au moins elle est à ma taille aujourd’hui.

Avant de sortir j’attrape un cachet pour faire passer les douleurs, effet rapide garanti et soulagement ressenti en moins de sept minutes. C’est marqué sur le tube, alors ça doit être vrai. On verra bien.

Quand je m’approche de la sortie, la porte s’ouvre sur mon passage, déjà les systèmes de nettoyage automatique se mettent en branle dans mon dos.

Comme tous les jours, le couloir est le lieu d’une activité frénétique, une vraie ruche. Je salue au passage des visages familiers et scrute les nouveaux. C’est vrai que la chair fraiche est arrivée hier. Encore trois tours de service et ce sera mon tour de prendre quelques jours de congés. Bien mérités évidemment.

J’emboite le pas de C48 en reluquant ses fesses. Elle se retourne et me lance un sourire qui en dit long.

« Salut F67, bien dormi ?

– Mouais.

– A plus tard beau brun. »

Tu parles que j’ai dormi, après la tannée qu’elle ma mis lors de la séance de sport obligatoire ! C’est bien grâce à elle que j’ai mal aux côtes ce matin. Je suis presque sûr qu’elle m’en a froissée une ou deux et qu’elle a pris plaisir à le faire.

La salle de restauration est pleine à craquer, faudrait vraiment qu’ils revoient leurs horaires, là c’est le grand n’importe quoi. Je me fraye un chemin jusqu’au distributeur où mon badge me donne droit à un menu standard. J’ai droit à un scan corporel avec prise du poids et calcul de la masse graisseuse : Victoire, j’ai réussi à rattraper un poids que la machine juge normal, le régime hypocalorique commençait à me sortir par les yeux, et ça c’était avant de l’avoir ingurgité. Je récupère ma boite et je me trouve une place au fond de la salle, près de la grande baie vitrée.

En déballant la bouffe du carton recyclable, je regarde dehors : les étoiles scintillent sur le champ du ciel, c’est beau, et calme, mais surtout beau, je ne m’en lasse pas. Après dix années passées dans un tunnelier-foreur à grignoter les sous-sols de Mars, se retrouver dans cet environnement a été un véritable choc et un vrai bonheur. Fini la cabine exigüe sans hublot, place à l’infini de l’espace. C’est pourtant mon expérience sur Mars qui m’a permis de décrocher ce contrat, pas grand-chose à regretter. Et puis la paye est meilleure.

J’ai failli profiter du spectacle mais les collègues m’ont repéré et rappliquent à ma table. S32 et E55 vont encore me tenir la jambe et me décrire leurs soirées dont je n’ai absolument rien à faire. En plus ils se foutent de moi en se racontant de la raclée que m’a infligée C48 en faisant comme si je n’étais pas assis à côté d’eux. Je rigole à l’évocation de ma déroute, c’est des collègues alors pas de vague. Je n’ai vraiment pas envie de reprendre un avertissement, le superviseur alpha a été clair la dernière fois. Profitez-en bandes d’abrutis. Pour ma satisfaction je note qu’ils ont droit au régime hypocalorique. Bien fait pour eux.

J’avale mon café tellement vite que je manque me brûler la langue, les céréales passent par le même conduit à la même vitesse et je prends à peine le temps de me déguster ma pastille de graisse, la petite récompense que j’attendais depuis des semaines. Le goût me fait bizarre sous la langue, je ne dois plus avoir l’habitude. Je referme le carton et je balance tout le bazar au recycleur. S32 et E55 ne m’ont pas lâché, on va faire le voyage vers nos postes de travail ensemble. Jusqu’au bout ils m’auront bousillé mon premier vrai petit-déj’. On dirait deux morbacs qui se sont trouvé un morceau de choix et manque de bol, c’est moi le morceau.

Le tapis roulant numéro cinq nous emmène à la première salle de préparation, les habilleuses nous y revêtent de nos combinaisons moulantes étanches. Les tests sont bons, on nous lance alors sur le tapis numéro trois. On va avoir droit à la section delta-huit, pas ma préférée, mais ça ira quand même, au moins il y a de la caillasse à récupérer, dans tous les sens du terme.

Au bout du tapis, nos véhicules nous attendent. J’inspecte le mien avec le mécano de service et je signe la décharge, il me lance un : « bonne journée » très convenu, un peu trop d’ailleurs, j’ai comme l’impression qu’il n’en a rien à faire de ma journée.

Je pénètre enfin dans la cabine, premier vrai moment de tranquillité de la journée avant de devoir brancher les coms. Ce n’est pas très grand, à peine deux mètres par trois, mais ça me fait l’effet d’être à la maison. J’enfile le casque qui m’attend sur le siège et me sangle solidement. Je passe mes mains dans les gantelets de conduite qui viennent se fixer hermétiquement sur ma combinaison. Je suis paré pour dix heures de boulot, plus qu’à attendre l’ouverture des portes du hangar. Je lance les deux moteurs placés deux cent cinquante mètres derrière mes fesses, ça ronronne comme il faut, un vrai plaisir de piloter ces pachydermes une fois qu’on les a bien en main. Derniers contrôles de routine et je branche les coms pour entrer en contact avec le reste de l’équipe.

Tout le personnel a évacué les lieux, les lumières rouges dansent sur les parois et les berceaux qui accueillent nos véhicules extracteurs sont positionnés au centre du hangar, je suis en troisième position derrière le contremaitre Lc48 et S32. Derrière moi se trouvent E55 et P46. Le contremaitre synchronise toutes les fréquences coms de l’équipe, s’en suit l’habituelle flopée de bavardages inutiles avec le rappel des consignes de sécurité (comme si on ne les connaissait pas après quarante-huit rotations), les objectifs de production à atteindre (là encore c’est du réchauffé), et toutes les dernières informations ramenées par les petits copains de la dernière rotation… Ça me saoule vite tous ces trucs et je pense à autre chose, au spectacle toujours aussi fascinant qui m’attend derrière les portes du hangar. Jamais je ne m’en lasse et je crois que je vais reprendre un contrat de cinquante rotations supplémentaires. Évidemment que l’argent est une motivation, mais j’aime à penser que les conditions de travail sont toutes aussi importantes.

« …F67 ? Bien reçu F67 ?

– Quoi ? Oui bien sûr chef fort et clair on peut y aller.

– Pas bien réveillé ce matin ?

– Ça va aller Lc48. »

Je m’extirpe de ma rêverie, il ne s’agirait pas de louper la sortie.

Les lumières passent au jaune, je pousse les moteurs en position départ ; lumières blanches et le vide est fait ; les portes s’ouvrent et les treuils magnétiques nous propulsent hors du hangar de la base spatiale Petra XXI en plein vers l’espace ouvert et infini.

« Déclenchez vos chronos et au boulot les gars. On refait un point dans zéro-quatre-trois-zéro. »

Les commandes de l’extracteur répondent parfaitement et je lance un premier scan longue portée. Rapidement les appareils détectent une forte concentration rocheuse et je mets le cap dessus. Evidemment, S32 se ramène aussi sec :

« Tu vas où F67 ? Tu comptes pas me piquer le boulot j’espère ?

– Je l’ai vu le premier S32 alors viens pas me chier dans les bottes.

– Oh la, pas de bonne humeur ce matin, ta soirée d’hier qui ne passe pas ? »

Les rires de E55 se joignent à ceux de S32, ils commencent à me fatiguer tous les deux.

« Allez vous faire voir les mecs et dégagez ma zone. »

Comme S32 finit par s’écarter vers une autre source, je n’en rajoute pas et eux non plus. Notre boulot est déjà assez compliqué comme ça pour qu’on ne vienne pas se chercher des poux toutes les cinq minutes. Mais il ne va pas falloir qu’ils insistent.

Les scanners de proximité se mettent en marche dès que j’atteins le premier bloc de roches spatiales. Les rochers : dans le coin c’est comme ça qu’on appelle les astéroïdes de la ceinture. Les chiffres sont bons, le bloc est rentable, je lance les grappins pour m’y accrocher. A partir de là, l’extracteur passe en mode automatique et je n’ai plus qu’à surveiller quelques écrans. Je suis tombé sur un gisement de terres rares : du Samarium. Je devrais pouvoir en gratter entre deux et trois cent kilos. Un bon début.

Les foreuses se mettent en marche dans un tremblement de fin du monde avant de prendre leur vitesse de croisière une fois la première croute percée. Dans le même temps, les aspirateurs récupèrent tout ce qui est éjecté avant que les tamis ne séparent « le bon grain de l’ivraie ». Je ne sais pas d’où vient cette expression, mais je l’adore. Quarante sept minutes avant de devoir bouger.

C’est à la trente-huitième minute que le voyant orange s’est allumé : surchauffe de l’hélice de forage numéro trois. Je coupe le circuit et je passe en régime économique. Pendant que je lance le diagnostic, un élancement au niveau du torse me fait grimacer dans mon casque. Je prends une bonne respiration ; ça passe. Vacherie de sport obligatoire, vacherie de C48.

Bon, l’hélice numéro trois est un peu en vrac. Autant décrocher et partir sur un autre rocher, les bots de maintenance interne feront le nécessaire durant le trajet.

Relance des scanners longue portée, choix de la cible et mouvement. C’est ça mon boulot, des sauts de puce de plusieurs centaine de kilomètres de bloc de roche en bloc de roche à récupérer métaux lourds et terres rares pour la Compagnie Minière Spatiale. Si dans le même temps je peux éviter les collisions, je ne m’en porte pas plus mal. C’est chiant, dangereux, mais ça paye bien : 0,001% de ce qu’on ramène. De quoi se la couler douce sur terre pendant quelques années.

Ça me reprend ; à nouveau des élancements. Je dois avoir une cote de fêlée et qui se réveille maintenant. Pas vraiment le meilleur endroit pour tomber malade. Et maintenant c’est le bide qui trinque. J’ai bouffé trop vite à cause de ces deux empêcheurs de déjeuner en paix et ça passe pas. Je regarde dans la trousse de survie s’il y a quelque chose pour faire passer ça. Rien. Tant pis je vais devoir prendre sur moi.

Un voyant rouge accompagné par une alarme me demandent toute mon attention, j’arrive trop vite sur le rocher suivant. Je freine en urgence pour inverser la poussée, j’arrive à ne pas m’écraser sur le bloc mais tout juste.

« Un problème F67 ? demande le contremaitre.

– C’est rentré dans l’ordre Lc68.

– Fais gaffe, t’es pas passé loin.

– C’est bon j’te dis, je connais mon boulot quand même. »

Le silence qui suit me dit que j’y suis peut-être allé un peu fort, pas des façons de parler à son supérieur ça.

« Ok, on débriefera ça  à la pause. »

J’y suis allé un peu fort, c’est confirmé. Et voila ma prime du jour qui vient de sauter. Mais bon, fallait pas qu’il me cherche aussi, je sais ce que je fais.

Je m’accroche au rocher et je reprends les extractions, j’ai des conteneurs à remplir et la perte d’une prime à compenser.

Mon radar indique la présence de S32 à quatre rochers de là. Il n’a rien dit mais je sens qu’il se fout de ma gueule dans sa cabine, il a parfaitement suivi mon accrochage avec le contremaitre. Si ça se trouve il se fout de ma tronche avec E55 sur canal privé. Il n’a pas intérêt à l’ouvrir, heureusement pour lui il ne le fait pas.

Une petite demi-heure plus tard, un nouveau spasme me plie presque en deux sur mon siège. J’ai la tête qui tourne et j’essaye de ne pas gerber dans mon casque. J’ai le temps de me détacher et de passer à l’arrière de la cabine pour tout balancer sur le plancher. Je reste un moment à reprendre mon souffle, le visage à dix centimètres de mon petit déjeuner avant de retourner m’asseoir. Ça va pas fort ce matin. J’ai peut-être une hémorragie après la séance de la veille. Manquerait plus que ça.

« F67, t’es sûr que ça va, tu viens de lâcher les commandes, me relance Lc68.

– C’est bon, je suis juste parti me… vidanger.

– Il y a quelque chose qui passe pas mon pote ? lance S32. »

Le con, il a osé. Je m’arrache du rocher et lance mon extracteur sur le sien ; fallait pas me chercher.

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Rapport d’incident dans le secteur d’extraction delta-huit – Extraits

Rédacteur : Lc68 – Contremaitre sur le secteur delta-huit

Résumé : Incidents et conséquences entre les travailleurs F67 et S32

« … F67 a alors dirigé son extracteur en direction de S32 dans l’intention évidente de le percuter, les trajectoires balistiques reconstituées indiquent une probabilité d’impact avec moins de trois pourcent d’erreur. S32 a cependant réussi à décrocher à temps grâce à mes avertissements, juste avant que F67 ne vienne percuter le rocher…

… Les seuls signes qui auraient pu prévoir d’une telle issue furent une irritabilité croissante de la part de F67 sans raisons apparentes. Je vous renvoie à l’échange audio concernant sa réponse à une de mes demandes…

… Une fois que l’extracteur fut récupéré et F67 extrait dans un état grave, des analyses médicales furent commandées par le superviseur Ms87, analyses jointes à ce rapport. Elles mettent en évidence un début d’intoxication alimentaire consécutive à l’absorption de graisses frelatées couplée à l’absorption de médicaments non prescrit et à un stress aigu de fin de mission… »

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