Challenge d’écriture n°50 – Anthony


Anthony
14.3/20 ?????
1er

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Cara mia Addio, Partition 2.0

Assis sur un monticule de zéros et de uns constituant des informations et des requêtes périmées, l’entité contemplait la fange qui grouillait sous elle. Ils étaient des centaines de ses semblables à errer dans la décharge numérique. Elle reconnut là d’anciens sites internet auxquels elle était linké autrefois, des virus chargés par leur concepteur de récupérer des bouts de code, des informations personnelles, puis ces petites créatures protéiformes, qui vivotait dans les interstices de la Toile, qui exploitaient les failles des unités les moins protégées pour s’abriter et se protéger de semblables plus gros. Tous les déchets virtuels étaient là. Une devise des premières années du réseau mondial disait que le web n’oubliait rien, et celle-ci se vérifiait sous les yeux de l’entité. Tout s’accumulait, rien ne disparaissait vraiment, même quand un utilisateur appuyait sur la touche Suppr. Les fichiers finissaient dans ces décharges numériques où grouillaient charognards et recycleurs, où étaient nés les prémices des premières vies totalement virtuelles, récupérées, à leur découverte, par des ingénieurs reconvertis en infobiologiste.

L’entité se sentit soudain s’effondrer vers le bas du monticule et se retint in extremis à une barre de données binaires plus solide que les autres. Sous elle, une espèce de crabe, un dépeceur aux pinces démesurées, secouait le tas de données fragmentées et levait des yeux vers elle dans l’espoir de se repaître. Elle était après tout un ensemble encore cohérent d’informations, de programmes et de routines, avec des accès uniques à des serveurs toujours en activité. Elle était, elle le comprenait soudainement, une pépite d’or numérique pour ces petits monstres. Affirmant sa prise, elle regarda vers l’extérieur de la décharge. Comment était-elle arrivée ici ? A quel moment s’était-elle oubliée et avait-elle cessé d’être un… un site, oui, elle avait été un site internet, un site internet intellectualisé. Fut-ce quand le trafic d’utilisateurs qui la parcourait s’était tari ? Oui. Oui, elle se souvenait. Cela faisait dix-huit mois, et son domaine avait été abandonné, on l’en avait expulsé même. Aujourd’hui, il lui restait une once de fierté : pour l’honneur de ses concepteurs, elle ne pouvait pas se laisser cannibaliser ainsi.

A la force de ses bits et de ses octets, l’entité s’éleva au-dessus de la décharge, intégrant en contre-sens le flux de données croupies qui se déversait en continu. Elle se rappelait de qui elle était et elle voyait parfaitement à qui s’adresser pour revenir au grand jour.

 

Dans l’antichambre d’attente que le site qu’elle venait voir avait érigé, l’entité se sentait sale, porteuse de corruption et minuscule. D’autres de son genre la regardaient de haut. Elle en avait reconnu quatre parmi ces six autres patients, s’était étonnée de la présence de deux parmi ceux-là qui étaient pourtant dans le haut du panier avait qu’elle ne disparaisse et fut plus que soulagée que la routine-secrétaire l’appela pour l’introduire en consultation.

Le long des couloirs, des cadres affichaient le site-hôte  en compagnie des titans numérique. Il y avait Google, Amazon, Microsoft, Apple. Il les avait tous fréquenté, constata-t-elle, paniquée. Elle devait faire demi-tour, elle n’était pas à sa place. Elle était faite pour la décharge, elle pouvait espérer s’y faire une place en convertissant ses routines et en s’habituant au régime cannibale qui y régnait. L’entité ralentit le pas et s’apprêta à faire demi-tour quand le paysage se remodela à grands renforts de code binaire autour d’elle. Soudain, un bureau aux murs de bois la ceinturait et, dans son large fauteuil de cuir, le site qu’elle venait voir :

— Ah, Pages_Blanches. Je m’attendais à te voir plutôt. Je vois que tu as atteint les bas-fonds mais que tu as réussi à t’en extirper…

Pages_Blanches baissa honteusement la tête devant le site, incarné en un grand homme portant costume noir et cravate rouge sang.

— Merci de me recevoir, ANPE, et désolé de paraître ainsi devant toi. J’ai pu me rendre compte que je n’avais pas le profil de tes clients réguliers ou de tes connaissances.

D’un geste de la main, le site ANPE balaya les mots, puis lui alloua quelques ressources locales dont Pages_Blanches s’empara avec avidité pour se débarrasser des données parasites qui encrassaient ses routines, et avec le reste, modela un tabouret dans le bureau.

— Penses-tu, je te dois bien ça. Tu m’as tellement linké avant la grande intellectualisation que si je peux faire quelque chose pour toi, ce sera avec plaisir. Comment en es-tu arrivé là, d’ailleurs ?

— J’ai raté le virage… Comme beaucoup. Quand l’intellectualisation a fait des sites internet de véritables intelligences artificielles, je me suis gonflé d’orgueil et je n’ai pas voulu croire que les gens n’auraient plus besoin de moi pour trouver des numéros de téléphone. Google a drainé tout mon trafic pendant que je restai assise sur mes bases de données.

— Un cas classique, excuse-moi de le dire, répondit ANPE. J’ai failli y succomber également pour tout te dire, en pensant qu’il y aurait toujours des humains au chômage à travers le monde. Heureusement que j’ai vu venir la virtualisation des hommes et la décroissance de la population mondiale à temps. Du coup, je me suis reconverti en coach pour entités virtuelles, comme tu as pu le constater. C’est pour cela que tu es venu me trouver, n’est-ce pas ?

— Oui, lui confirma Pages_Blanches. Je m’excuse à nouveau de te demander une telle faveur, mais peux-tu faire quelque chose pour moi ?

— Il faudrait que tu me fasses un bilan de tes compétentes avant tout. Quelles sont tes capacités, tes programmes, tes routines ? Un état de tes bases de données serait le bienvenu, même si je suis sûr qu’elles ne valent plus rien. Tu as déjà dû essayer de les monétiser de toute façon ? Puis débarrasse-toi de ces traces virales que tu portes, personne, humain virtualisé ou site intellectualisé, ne voudra traiter avec toi si tu n’es pas clean à cent pour cent.

— Mais j’ai besoin de puissance pour cela !

Sous le coup de la surprise, Pages_Blanches perdit le contrôle des maigres ressources qu’elle avait à sa disposition et le tabouret sur lequel le site était installé vacilla avant d’être stabilisé par ANPE.

— Les anti-virus sont hors de prix, et ils ne me feront pas de cadeaux en me voyant arriver dans cet état, reprit Pages-Blanches.

— Je sais bien, ne t’inquiète pas. Je vais t’envoyer l’adresse d’un site que j’ai aidé à de nombreuses reprises, une lettre lui expliquant la situation et ma signature électronique. Il s’appelle Avast, le nom ne doit pas t’être inconnu, et j’ai fait de lui le numéro un de l’écologie informatique. Il me doit un service. Profite donc des quelques cycles où tu seras en décontamination pour dresser le bilan que j’évoquais.

Pages_Blanches sentit le flux de données investir son espace de stockage et elle accepta le téléchargement d’une pensée réflexe. L’entité sentait qu’elle faisait perdre de précieux nanocycles à son hôte et n’abusa pas plus de sa patience. Elle avait de toute façon hâte d’être remise à neuf par le fameux Avast et traversa la salle d’attente pour en sortir rapidement et s’immerger dans le carrefour des données.

 

Devant elle, circulaient à haut débit des centaines de corps virtuels, amorphes, informes ou au contraire affichant avec arrogance leurs caractéristiques d’humains virtualisés ou d’intelligences artificielles de haut niveau. Des tours de lumière chatoyante éclairaient le paysage, fora de discussion matérialisé ici, spot de téléchargement de contenu libre, relais numériques prodiguant à qui voulait les recevoir les informations sur le trafic, les serveurs actifs, les données et informations publiques du jour. Pages_Blanches se détourna de ce spectacle qui la changeait radicalement de ce qu’elle avait pu vivre dans la décharge. Elle aurait voulu pouvoir errer des mégacycles dans ces labyrinthes de connaissance, loin des crabes et des rats affamés, mais on ne l’aurait pas laissé entrer, comme lui avait fait remarquer ANPE. Aussi, se synchronisa-t-elle avec le flux le plus proche et se retrouva instantanément devant le domaine d’Avast.

 

Sur le port d’accès de la propriété du site intellectualisé, Pages_Blanches contemplait l’étrange spectacle qu’offrait Avast à ses visiteurs. Des cubes à la semblance du plexiglas flottaient dans la pièce, se fondaient dans les murs, réapparaissaient un peu plus loin, et tous contenaient des représentations de monstres ou des fragments de codes de programme. L’entité comprit, en déchiffrant les noms des trophées qui passaient à sa portée, qu’elle contemplait là l’étrange collection d’un naturaliste avides de virus, de vers et de chevaux de Troie, reliquats de son ancienne vie.

— Que venez-vous faire ici ? demanda une voix de femme synthétique.

— Je viens de la part d’ANPE, répondit Pages_Blanches du tac au tac.

L’entité exposa la signature numérique originale, qu’un cube vide scanna et copia dans sa matrice translucide avant de disparaître de la pièce. De la même manière, Pages_Blanches fournit le message à un second bloc. A peine celui-ci se fut-il éclipsé que les murs du port se séparèrent en deux, laissant un minuscule passage.

— Allez-y, reprit la voix. En vous engageant dans ce chemin, vous autorisez Avast à scanner l’ensemble de vos fichiers constitutifs et à conserver les codes exogènes qui pourraient être inscrits dedans et vous contaminer. Avez-vous lu les conditions d’utilisation ?

— Oui, mentit Pages_Blanches. J’accepte.

Le site intellectualisé sauta à bas de sa chaise et se précipita dans l’espèce de ruelle, comme si elle craignait qu’Avast puisse changer d’avis avant qu’elle ne l’atteigne. Aussitôt, la lumière blanche des analyseurs l’entoura et pénétra son corps. Elle fut mises à nu, exposer jusqu’à son code source et elle sentait qu’on prélevait des fragments de ligne, des résidus de chaînes de caractère qu’elle n’avait jamais remarqué et que ceux-ci étaient agglutinés dans des prisons aux barreaux épais. Au fur et à mesure du processus, des dizaines de cellules flottantes l’entouraient et dans chacune d’entre elles une créature cauchemardesque prenait forme. Là, une scolopendre noire, là, un chien sans poil cyclopéen, là une caricature de cheval à huit jambes. Les virus et les vers étaient traqués et collectés organe par organe, octet par octet.

Au sein de la lumière, Pages_Blanches perdit la notion du temps et quand elle eut fini de traverser le passage, elle était bien en mal de dire si un micro ou un millicycle était passé.

— Vous direz à ANPE que je ne lui dois plus rien à présent, déclara une voix grave désincarnée.

— La base virale VPS a été mise à jour, reprit la voix de femme qui l’avait accueillie.

La lumière faiblit, emportant dans l’ombre les cubes emplis des extraits de Pages_Blanches et celle-ci reprit le chemin de son coach sans se formaliser du comportement du site qu’elle quittait. Elle n’osa pas le remercier pour ne pas attirer plus l’attention et regagna le flux de données massif, plus fière, plus sûre d’elle, gonflée à bloc et prête après ce scan à reprendre la place de premier plan qu’elle avait occupé sur la Toile avant l’intellectualisation et la virtualisation.

 

— J’entends. Laisse-moi réfléchir quelques instants.

Assis sur son bureau virtuel en une posture des plus humaines, ANPE s’était figé le temps de la réflexion. Pages_Blanches venait de lui dresser le bilan de ses compétences, réalisée par ses soins pendant qu’elle patientait dans l’antichambre du serveur. La liste n’était pas fournie : l’entité était intellectualisée et pouvait réfléchir, ressentir et échanger avec n’importe qui, humain ou site, sur internet, mais cela était un prérequis plus qu’une capacité inédite à cette époque. Elle disposait d’un registre de numéros de téléphones physiques et d’adresses postales, que plus personne n’utilisait dans le monde réel, et enfin, elle n’avait aucune capacité de stockage et aucun serveur dédié, plus de domaine, et aucun concepteur à sa recherche.

— Tu peux faire guide touristique dans Google_Maps, commença ANPE. Tu emmènes les humains virtualisés sur les lieux où sont hébergés leurs corps. Généalogiste, enchaîna le site, dévidant son flux de réflexion. Non. Abandon. Les deux créneaux sont déjà occupés par Mappy et une application mormone.

ANPE resta sans bouger un long moment, si bien que Pages_Blanches se prit à craindre que son coach ne fut buggué. Elle passa sa main devant les yeux, sans tirer de réflexion, hésita  à appeler la secrétaire, retint sa main sur la poignée. Elle ne pouvait décemment pas partir sans essayer de tirer de son black-out celui qui prenait sur son temps et ses bénéfices potentiels pour l’aider.

— J’ai trouvé, dit enfin ANPE. Je te préviens, c’est un créneau de niche et je ne peux rien te garantir.

— Tant que cela me tient éloignée de la décharge, je ne demande pas plus, tu sais.

— C’est malheureusement cela dont je ne suis pas sûr. Je pensais te parler de ces équipes de site qui font de la prospection de codes dans les détritus, mais je me suis douté que tu voudrais en rester éloignée. Ce que je te propose, c’est de faire de toi le premier site intellectualisé proposant une œuvre d’art. On va monter un projet d’enfer autour de toi, on va faire un buzz phénoménal. Je vois ça d’ici, ton nom en énorme sur tous les réseaux sociaux, dans les fora, dans les tours d’informations. Pags_Blanches, la première entité virtuelle qui ravira vos sens. Bon, on changera le slogan, j’ai de très bons copains dans tout ce qui est marketing et évènementiel. Ça va être parfait. Oui, tout le monde va t’adorer. Même si tu n’es pas bonne au final, seulement parce que tu seras la première à le faire. Tu vas être célèbre, Pages_Blanches.

— C’est… c’est un peu éloigné de ce que je demandais. Un poste de secrétaire me conviendrait. Même de secrétaire de secrétaire ! Pas besoin d’être ainsi exposée aux yeux de tous.

Au regard courroucé que lui jeta ANPE, Pages_Blanches se reprit :

— Mais je suis partante pour cette aventure, c’est évident !

 

Ce soir était le couronnement de mois de préparation et de répétition. Des mois. Jamais Pages_Blanches n’avait utilisé cette unité de temps humaine, mais le décompte en cycle était si astronomique qu’ANPE et elle s’étaient résolus à en venir à ce système.

— Tout ira bien, lui dit son coach. Tu es prête. Tu ne pourras pas l’être plus.

Pages_Blanches contempla le parterre d’entités virtuelles assemblées en contrebas de la tour et, prise par le vertige, se crut revenue à l’époque où elle regardait de haut les créatures qui hantaient la décharge numérique. A nouveau, tous avaient les yeux levés sur elle, en attente d’un seul faux pas qui la précipiterait dans la fosse. Jamais elle n’avait vu autant de ressources immobilisées en une seule fois, en une seule place.

— Je sais bien, répondit-elle enfin. Mais ma prestation sera-t-elle à la hauteur de leurs attentes. Tu leur as promis plus que du rêve, ANPE.

— J’ai confiance.

Pages_Blanches ne commenta pas cette dernière remarque. ANPE était un site établi, riche en ressources et son domaine caché était gigantesque. Et surtout, il ne s’était jamais exposé personnellement dans cette aventure.

— Allons-y, dans ce cas. Ne tardons plus, souffla finalement l’entité.

Répondant à ces mots, les routines additionnelles dont était à présent dotée Pages_Blanches entrèrent en action. Des écrans simulant la réception de flux vidéos tombèrent autour de la place publique, ceinturant les spectateurs, tandis qu’un globe terrestre surgit du néant au-dessus des entités. Pages_Blanches ferma les yeux et un des flux s’anima. La qualité de l’image était médiocre, et représentait une chambre humaine, abandonnée depuis des mois voire des années d’après la poussière accumulée. Durant de longs instants, rien ne changea, et des murmures commencèrent à monter de la fosse jusqu’à ce que retentisse une sonnerie stridente. Un téléphone sonnait sur l’écran, une tonalité lancinante qui s’arrêta après une dizaine de retentissements. Un point rouge apparut sur le globe terrestre en rotation, au milieu du Japon. Un deuxième téléphone se fit entendre et l’écran afficha une cabine publique qui semblait filmée par en-dessus, dans une rue vide de tout piéton. Sur Terre, un spot lumineux en Amérique du Nord se dévoila. Les deux téléphones sonnèrent à l’unisson quelques secondes, avant de s’essouffler et que les écrans ne redeviennent noirs. Pages_Blanches n’attendit pas que son public manifeste un quelconque sentiment pour enchaîner sur le premier mouvement de son morceau. Elle se connecta à des dizaines de webcams, caméras de sécurité, satellites et appela autant de numéros de téléphones, des appareils enregistrés dans sa base de données mais abandonnés depuis la virtualisation des humains, encore alimentés par les mêmes générateurs qui maintenaient le monde virtuel intact. Les sonneries n’avaient chacune qu’une seule tonalité monotone mais celles-ci se noyèrent les unes dans les autres pour donner naissance à une symphonie majestueuse, inattendue, synthétique mais aux accents naturels, comme si un orchestre classique s’était mêlé aux entités assemblées pour jouer à leurs côtés. Pages_Blanches sentit des milliers d’enregistrements simultanés de son morceau et ANPE se réjouit aussitôt des statistiques qui commençaient à pleuvoir. Le deuxième mouvement de l’œuvre commença dans la foulée du premier, fondu enchaîné impeccable, images de la Terre parfaitement synchronisés, globe terrestre scintillant des géolocalisations des téléphones instrumentistes. Pages_Blanches sentait qu’elle aurait dû être fière de sa performance et de cet accueil en ce moment même, mais loin de l’émerveillement qu’elle provoquait, son esprit restait attaché à la décharge où elle avait failli perdre sa cohérence. Elle ouvrit un canal de communication vers ce lieu précis, envoyant sa musique dans cette place sans avenir. Elle venait de se souvenir de ce qu’elle avait perdu là-bas avant de réussir à se hisser au sommet d’un monticule de données.

— Pages_Jaunes… Ce morceau est pour toi, murmura-t-elle.

 

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