Challenge d’écriture n°47– Estée R.


Estée R.
14.3/20 ?????
1ère ex-æquo

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Nouveau départ

Martin SIMLER s’était réveillé un matin avec une idée en tête. Et cette idée ne l’avait plus quitté, jamais.

Il consacra les soixante années suivantes à la mettre en place. À semer les graines de sa prochaine victoire, même s’il savait ne pas vivre assez vieux pour la voir se réaliser. En cette année 2013, il avait 20 ans. Son idée telle une cathédrale gothique construite à la sueur des fronts vers les 12ièmes et 13ièmes siècles, s’achèverait quelques 120 ans plus tard. À sa façon, il était un bâtisseur, un visionnaire. Un génie qui sauverait le monde…

La découverte de deux exoplanètes ressemblant à la Terre était à l’origine du rêve de Martin. Kepler 62-e et Kepler 62-f pouvaient potentiellement abriter la vie. Alors que la Terre, si les choses continuaient ainsi, ne serait bientôt plus à même de le faire. Certes, les terriens étaient au courant. Des tas d’études sérieuses en attestaient. Les sirènes d’alarmes avaient maintes fois retenti. Elles  avaient même compté le nombre d’années théoriques qu’il restait avant la pénurie de pétrole, de gaz naturel, l’épuisement des sols… Avant la fonte totale de l’Antarctique, avant le manque d’air… Et des efforts étaient faits. Des solutions existaient.

Mais il restait un problème de taille : l’Homme lui-même. Ainsi, le fort imposait sa loi au faible. Les richesses étaient mal réparties. L’appât du gain, l’argent, la surconsommation régnaient en maîtres.

Dire cela revenait à enfoncer des portes ouvertes, certes, mais ça n’en était pas moins vrai. De fait, il était plus facile de protéger la planète avec de l’argent, mais il était plus facile aussi, dans ces conditions de mieux manger, de donner des leçons aux pollueurs, de fermer les yeux sur ses propres travers, ou de se voiler la face. La puissance donnait aux décideurs l’envie et la possibilité de vivre l’instant présent sans se soucier du lendemain. Et de reporter sur les « petits » l’effort de guerre. À eux de supporter les lois et taxes anti-pollution, à eux de se saigner aux quatre veines pour faire fructifier un sol de plus en plus aride. À eux de manger des produits frelatés, de consommer des OGM et d’engraisser les poches des grandes multinationales qui pouvaient ainsi manger bio !

La solution était dans l’espace. Recommencer à zéro, donner une chance aux « petits », à l’égalité, à un monde meilleur.  La solution était dans un vaisseau gigantesque, un vaisseau-ville. La solution était dans la fuite…

C’est vrai, avouons-le —quel mal  y a-t-il, après tout ? — il s’était fortement inspiré d’un bouquin de Berber Wernard*, même si la théorie littéraire de l’auteur était finalement loin de la « réalité réelle » dans laquelle lui, pataugeait. Mais c’est un fait avéré que l’imaginaire dépasse les espérances les plus folles et peut vaincre les obstacles les plus insurmontables. Et de l’imagination, il en avait à revendre, Martin. De l’imagination, ainsi qu’une détermination sans faille. Dès lors sa vie bascula. Toute son existence fut désormais tournée vers l’aboutissement de son « Plan ». Du choix de ses études, de son métier et de ses loisirs, en passant par celui de sa compagne ou de ses amis. Et le tout dans l’anonymat et la discrétion la plus totale.

***

Martin SIMLER, quatrième du nom, observait le vaisseau avec un sentiment de joie et de satisfaction quasiment insupportable. Il avait dans le cœur l’exaltation d’un enfant de six ans, malgré ses cheveux gris et ses membres déjà fatigués. Enfin, son œuvre, celle de son père, de son grand-père et avant eux de son arrière-grand-père touchait au but ! Tout avait été prévu, calculé, il était prêt.

Le Panda-One emplissait tout l’espace. Fier, rutilant. Immense ! Incroyable de beauté, de promesses et d’espoir.

À vrai dire, il ressemblait plus à une mouche qu’à un panda, dont il n’avait que les grands yeux cernés de noirs et la taille démesurée. C’était un appareil unique au monde, conçut pour accueillir plus de 10 000 âmes et fonctionner en totale autonomie ad vitam aeternam grâce à l’énergie des étoiles. Propulsé, au décollage par une charge importante de propergol modifié indice 500 – amassée et stockée clandestinement depuis des années, il était pourvu de la plus grande voile solaire jamais réalisée. Il avait demandé la contribution des plus éminents spécialistes, avant-gardistes, idéalistes, et autres termes en –istes, dans des domaines aussi divers que l’aérospatiale, la mécanique, la recherche médicale, la logistique, la chimie, ou encore la finance et l’agroalimentaire. Il était l’œuvre de milliers de personnes, qui comme les abeilles auprès de leur reine, apportaient leur pierre à l’édifice, inlassablement, chacune à leur niveau, sans forcément connaitre tous les tenants et aboutissants du projet, mais sans jamais douter. Sans jamais faillir au sceau du secret.

Car ils le savaient tous. Que les puissants de ce monde apprennent l’existence du Panda-One et celle du vaisseau et ils n’auraient de cesse que de se l’approprier. Après tout, le monde tel qu’ils l’avaient façonné battait sérieusement de l’aile.

* * *

Il n’existait plus qu’un seul continent en cette année 2 136. Du moins, un seul continent vivable, qu’on appelait la Nouvelle-Eurasie. Dont la population métissée s’était réduite petit à petit pour n’être plus que d’un milliard, à quelques âmes près. Comment le monde en était-il arrivé là en seulement un peu plus d’un siècle ? Prenez n’importe quel livre d’Histoire et vous aurez des réponses éclairées. Le temps manque ici pour entrer dans les détails, nous n’allons donc pas nous y attarder. Pour résumer, disons que le point de départ de cette décadence trouva son origine dans la disparition du japon le 11 juin 2038. Rayé de la carte par le plus grand tsunami jamais répertorié sur terre. Rayé, purement et simplement. La suite est fort simple et peut s’expliquer à l’aide de quelques mots qui illustreront parfaitement le propos : paniques, faillites de la bourse, repli sur soi, conflits, guerres, destructions, misère, épidémies, famines, révolutions, catastrophes naturelles, catastrophes humanitaires, catastrophe écologiques… oui, beaucoup de catastrophes, et  la liste n’est pas exhaustive ! Mais pas la peine d’aller plus loin, le message est passé, non ?

Ainsi, l’Afrique était à sec, littéralement, l’Amérique zone contaminée, vidée de toute population, les îles immergées, l’Australie désertée devant la multiplication des tremblements de terre et les pôles désormais inabordables.

* * *

Martin soupira. Passer en revue ces évènements ne faisait jamais que l’agacer. Les manuels scolaires retraçaient l’histoire de l’Humanité, usant de formules toutes faites, de grandes phrases et de belles citations pour expliquer le déclin du monde et comment la jeunesse d’aujourd’hui pouvait changer la donne ; mais rien ne suivait pour en finir. Oui, il restait assez de ressources pour tous sur cette Terre. Oui, la vie pouvait encore reprendre le dessus, la Terre pouvait encore être sauvée. Mais les hauts dirigeants, les puissants et les riches n’avaient toujours pas compris la leçon. Ils ne souhaitaient qu’aises et abondance. Ils persistaient à puiser dans la terre et dans le petit peuple les moyens de leur confort, multipliant les lois restrictives histoire de se donner bonne conscience. Bref, rien n’avait changé depuis le jour où son arrière-grand-père avait intrigué en secret pour fonder les Pandas.

* * *

Aleksandre BIALET, arrivait justement, arborant au col de sa chemise le badge à l’effigie de l’animal sympathique. Il faisait partie du groupe officiel des Pandas, niveau 6. De ceux qui opéraient au vues de tous, sur L’Ulti-Net, dans les rues, sur les plateaux d’e-tv et autres forums radios. Il était le plus haut responsable connu du mouvement, surveillé de près par les autorités du pays, plusieurs fois mis en examen, plusieurs fois incarcéré, mais toujours libéré, jamais vraiment inquiété et toujours actif.

Les Pandas étaient nés dans les années 2020. Ils avaient pour origine un message humoristique de tolérance diffusé sur Internet et qui disait en substance, accompagné du dessin d’un panda humanisé : « Pour détruire le racisme, devient un panda. Il est noir, blanc, asiatique, obèse et en voie d’extinction ! »

Être un Panda revenait donc à avoir un certain état d’esprit, une certaine vision du monde et de l’Humanité. Ils s’étaient fait les chevaliers masqués d’Internet puis d’Ulti-Net, les défenseurs des pauvres et des laissés pour compte. Ils œuvraient ouvertement, comme dans la clandestinité, pour la défense de l’environnement et l’égalité des chances. Ils dénonçaient régulièrement les gouvernements et les aberrations qui faisaient courir le monde à sa perte. Bref, ils dérangeaient autant qu’ils plaisaient. En quelques années, ce petit mouvement sans prétention était devenu un groupuscule continental puissant et mystérieux, regroupant des milliers de membres. Ils étaient aimés, mais pas trop pris au sérieux par la population, car les autorités veillaient au grain. Ils étaient régulièrement infiltrés par des agents gouvernementaux qui craignaient qu’ils ne prennent trop d’ascendant sur le peuple. Entrer dans les hautes sphères de cette communauté était donc un parcours de longue haleine où le prétendant devait prouver maintes fois sa valeur et sa loyauté. La plupart de ceux qui n’avaient pas de bonnes intentions n’atteignaient pas le niveau 2 avant d’être démasqués, mais qui savait vraiment ?

— Comment vas-tu ce matin Martin ? demanda Aleksandre en serrant chaleureusement la main de son ami.

— Aussi bien que possible étant données les circonstances Aleks. Je suis nerveux à vrai dire. Tout peut encore capoter…

— Oui, c’est vrai. Mais j’ai confiance. Tout se passe comme prévu pour l’instant. Nous avons emmagasiné les vivres et le système de production agricole du Panda-One a été revérifié trois fois, il fonctionne parfaitement, tout comme le système de recyclage de l’eau. Les machines sont opérationnelles, tous les tests sont positifs. Les réserves sont pleines. Les Pandas sont prêts.  Ils n’attendent que ton feu vert.

— Cela ne tardera pas. La fin du monde est pour dans deux semaines, ne l’oublions pas.

Martin eut un sourire vague à l’évocation de ce grand bouleversement. Cette fois, les choses étaient différentes. Pas un mot n’avait filtré dans la population contrairement à 2012, 2036 ou encore 2060. Les gouvernements unis de la Nouvelle-Eurasie voulaient éviter un mouvement de panique. Et les Pandas étaient d’accord avec ça. Ils voulaient rester discrets. Car cette fois, la menace était bien réelle. Les scientifiques les plus distingués étaient d’accords, il ne restait plus d’espoir. Le monde, tel qu’ils le connaissaient, était condamné à très court terme. Le départ était plus urgent que jamais. S’il y avait un traitre parmi les Pandas, si jamais ils apprenaient l’existence du Panda-One et l’espoir pour l’Humanité qu’il représentait…

* * *

Ils attaquèrent à l’aube du jour suivant. Le site s’embrasa en plusieurs lieux, des hangars explosèrent, les pôles de sécurité volèrent en éclat. De partout, du ciel comme de la terre, policiers et militaires parmi les plus hauts gradés, unis sous la bannière quadricolore des États-Unis Eurasiens envahirent les lieux. Ils prirent la zone d’assaut en un tour de main. Presqu’en silence. Presque comme dans un rêve. Des pandas masqués, hébétés, ensommeillés, tentèrent de défendre leurs biens, mais furent vite neutralisés. La plupart fuyait sans résister, abandonnant le vaisseau devant les chars et les canons. Car la consigne était simple et sans appel : éviter le bain de sang, ne pas chercher à jouer les héros. Mieux valait la vie, c’était un précepte de base chez les Pandas.

SIMLER était en état de choc. Il savait que cela devait arriver. Il s’y était préparé. Mais jusqu’au bout il avait cru en la possibilité qu’ils ne lui volent pas son paquebot spatial. Menotté aux côtés d’Aleksandre et de quelques dizaines des siens, qui n’avaient pas fui, il observait les préparatifs qu’il avait lui-même mis au point, pendant tant de mois, tant d’années…  Qui donc avait trahi ? Il n’avait pas encore la réponse à cette question, mais cela ne saurait tarder.

Puis vint l’embarquement des voyageurs. Un long défilé qui dura plusieurs heures, jusque tard dans la nuit même, et vit se succéder, les hommes politiques et leurs familles, les milliardaires, les millionnaires, bref, les familles les plus fortunées, celles qui avaient de l’influence et des relations, qu’elles soient honnêtes ou fassent partie de la pègre. Les stars et artistes de tous poils parmi ceux qui n’adhéraient pas aux valeurs des Pandas. Certains sportifs de haut niveau, quelques chercheurs qu’ils n’avaient pas pu rallier à leur cause, les policiers et militaires du haut commandement, bref, tout ceux qui faisaient que le monde ne tournait pas très rond.

Le soleil commençait à se lever de nouveau, au loin derrière les dunes, lorsque les spots d’éclairage de la plateforme de lancement s’allumèrent. Le Panda-One était prêt à prendre son essor, avec à son bord la partie la plus favorisée de la Nouvelle-Eurasie. Martin sentit la pression monter en lui et il perçut l’excitation mêlée d’angoisse chez ses compagnons. Cela s’était vidé autour du vaisseau. Il était conçu pour décoller sans aide extérieure. Avant que les sas ne se referment définitivement cependant, un homme vint à leur rencontre. C’était le président du grand conseil Eurasien en personne, décontracté, sûr de lui :

— Vous devez comprendre, M. SIMLER. Nous ne pouvions pas vous laisser abandonner l’Humanité à son sort. Vous auriez dû travailler avec nous, mettre vos capacités et votre projet à notre service. Votre famille et vous-même auriez eu votre place auprès de nous, comme l’a celle de M. BIALET.

L’homme tendit une clé à Aleksandre qui sans un mot se dégagea des menottes.

— Désolé Martin. Mais je n’avais pas le choix. Si je n’avais pas collaboré, quelqu’un d’autre l’aurait fait, assurément. Et alors, j’en serais réduit, comme toi aujourd’hui, à voir mes espoirs s’envoler. Je dois mettre les miens à l’abri, tu comprends. C’est ce que tu voulais faire. C’est ce que nous voulons tous et c’est humain.

Martin ne lui répondit pas. Il se contenta de détourner fièrement le regard et le fixa sur Kameel, un jeune Panda de premier niveau qui serrait les mâchoires, indigné de découvrir la trahison de son mentor. D’un signe de tête, il lui fit comprendre de ne pas intervenir.

— Alors adieu Martin… souffla Aleks décontenancé devant ce mutisme.

Il s’éloigna, les épaules voutées, honteux, mais l’esprit déjà loin dans les étoiles.

Le sol se mit à trembler. La poussière et le sable se mirent à tourbillonner de concert autour du Panda-One alors que les réacteurs se gorgeaient de poudre propulsive. Le grondement de l’engin était terrifiant, un véritable cri d’agonie. Toujours menottés, mais à assez bonne distance du bâti de poussée pour ne pas être en danger, les Pandas assistèrent, tassés les uns contre les autres, aux premières secousses et vibrations de l’appareil. Un instant, haletants, ils eurent la sensation qu’il ne décollerait jamais, qu’il resterait cloué au sol jusqu’à la nuit des temps. Mais il finit par s’élever, doucement, aussi lourdement et maladroitement que l’aurait fait un panda de Chine gonflé à l’hélium. Ce fut long et éprouvant. Puis dans une détonation qui renversa tous les témoins de ce  moment historique, le Panda-One prit de la vitesse et de l’altitude. Il était si gros cependant, qu’il lui fallut plus de deux heures pour disparaitre.

***

Martin SIMLER poussa un soupire. Enfin il pouvait se remettre à respirer normalement. Il sortit un petit passe-partout de sa poche et entreprit de se défaire de ses entraves tout en observant ses compagnons. Ils n’avaient pas fière allure, tous. Leurs cheveux poussiéreux laissaient échapper de la fumée ocre au moindre de leurs gestes. Leurs visages étaient noirs de suie, mêlée de sueur et ils avaient plus l’air de pandas que jamais, maintenant qu’ils avaient tombés les masques. Martin ne put s’empêcher d’éclater de rire devant leurs mines. Certains étaient de connivence et souriaient avec lui. D’autres étaient complètements perdus. Car SIMLER le savait, il fallait saupoudrer l’information, ne jamais trop en dire. Choisir avec soin à qui se confier. Faire en sorte que certaines personnes ne se rencontrent jamais. Se constituer un réseau de confiance, tout en ne perdant jamais de vue que le meilleur pouvait être le pire. Et là, résidait la clé de la réussite du plan de son aïeul.

Tout le monde attendait à présent que Martin prenne la parole. Ce fut Kameel qui intervint en premier, cependant :

— Le panda vaincra ! cria-t-il comme un défi au ciel.

— Les pandas ont vaincu ! répondit SIMLER.

Ce fut une explosion de joie qui emplit soudain le site secret des Pandas. Embrassades maladroites, tapes dans le dos, rires et larmes. On s’expliquait, se rassurait, se soulageait les uns les autres.

— Quand même… Aleks, qui l’aurait cru ? murmura quelqu’un, comme le calme revenait peu à peu.

— Je dois avouer que sa trahison m’a blessé. Mais je le soupçonnais, oui. Si je ne l’avais pas fait, nous n’en serions pas là, répondit calmement Martin.

— Alors c’est sûr, nous sommes libres ?  Ils sont partis ? demanda une autre voix. Que vont-ils devenir ?

— Ils sont partis, oui, ce n’est pas un rêve. La Terre nous appartient désormais. Quant-à ce qu’ils vont devenir, je n’en ai aucune idée. Nous n’avons jamais eu de garantie quant à la réussite de ce voyage. Ils partent à l’aventure. Comme nous en quelque sorte.

— Je crois qu’on peut s’offrir le champagne, et une bonne biture avant de nous mettre au boulot. On l’a bien mérité non ? Il faut fêter la fin du monde ! proposa Kameel.

— Et célébrer la naissance d’un monde meilleur ! répondit Martin.

 

*  « Le papillon des étoiles » de Bernard Werber, parce qu’il faut rendre à César ce qui est à César

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