Challenge d’écriture n°50 – Pouanaïs
Pouanaïs
12/20
4ème
Très cher Atorgael,
Pour ce challenge 50, je t’avais promis quelque chose, mais je suis restée des semaines devant ma page blanche, en vain.
Un jour c’était les enfants qui me dérangeaient (ces sales gosses ne savent pas rester tranquilles, à se demander qui les a élevés…), l’autre je pensais à tout sauf à des idées marrantes : le boulot d’abord, les amours ensuite, les soucis toujours… Je n’allais quand même pas te raconter mes problèmes de boulot pour ton challenge numéro 50… Ni te parler de cuisine ou de ménage…
La fois d’après, j’étais bien concentrée, je t’assure, mais je me suis endormie sur ma page blanche. Si,si, c’est vrai, je ne blague pas : la trace de bave ci-dessous en est la preuve. J’avais pourtant dormi dix heures la nuit précédente. On n’a plus vingt ans, ma parole…
Je crois que je fais un burn-out. Ou alors que je n’ai plus d’imagination…
Et puis, cette fois, j’ai décidé de t’écrire pour m’excuser de ne pas pouvoir participer à ta 50ème. Non, vraiment…
Oh zut, excuse-moi, je me suis mise à écrire sur la table du jardin pour profiter de ce beau soleil, et il y a une fourmi qui se balade et essuie ses bottes en caoutchouc sur ma belle feuille blanche. C’est que le printemps est précoce, cette année : le mirabellier a fleuri en février, et il a neigé en mars… Ya plus de saison, ma pov’dame !
Non mais elle les frotte bien, ma parole, ses pieds ! Elle se croit sur un paillasson ou quoi ? Saleté de fourmi ! Va voir ailleurs si j’y suis ! Psscht Psscht, du vent !
Quand j’y pense… à l’époque, peut-être que cela m’aurait insufflé un brin d’inspiration, j’aurais imaginé une faille spacio-temporelle dans ma feuille blanche et la fourmi aurait été aspirée dans un autre espace-temps, ou que sais-je, encore ? Mais là, non. Même pas…
Ca y est : la fourmi m’insulte parce que je parle d’elle à la troisième personne. Elle ne veut pas que j’écrive sur elle.
« Respect de la vie privée », clame-t-elle.
On en a, de belles idées, dans les fourmilières ! Madame, faut vous tenir au goût du jour, hein : la vie privée, ça n’existe plus, aujourd’hui tout le monde est sur écoute. Vous lisez le journal ? Et bien, vous devriez.
Elle montre le poing et agite ses petites pattes boueuses. Elle saupoudre encore un monceau de terre sèche sur ma copie toute blanche. Et puis elle repart en se dandinant et va faire la causette avec un couple de gendarmes qui se balade, fesse dessus, fesse dessous.
…Tranquilles, les poulets…
Dis-donc, ça ne vous dérangerait pas d’aller forniquer ailleurs que dans mon jardin ? Bande d’exhibitionnistes ! Non mais, où va-t-on ? La maréchaussée qui se reproduit en pleine rue… ! On vit dans une époque vraiment bizarre…
Les trois insectes me font un bras d’honneur, ce qui n’est pas chose facile dans la position qu’ils ont, cloaque contre cloaque. Je me demandent ce qu’ils utilisent, comme colle, en tous cas ça vaut trois fois la superglu. C’est comme les déjections d’oiseau : incroyable ce truc, tu passes vingt plombes à frotter ta bagnole, tu arraches la moitié de la carrosserie pour les retirer… et à part ça, nous autres humains, on ne sait pas fabriquer de la peinture résistante à base de produits naturels…
Bon bref, excuse-moi, Ator, j’ai un peu perdu le fil. Où en étais-je ?
Ah oui, mon imagination… et bien écoute, c’est pas tous les jours facile d’avoir trente ans… et puis c’est la crise, mon bon Monsieur… enfin tout ça pour dire que je pense venir te tirer ma révérence : les challenges c’est plus de mon âge.
Ohlala ! Voilà les fourmis qui reviennent en nombre !
Tu imagines le tableau : une rangée de fourmis, à la queue-leu-leu, bien serrées, qui arrivent du fond du jardin. Je ne vois même pas le bout de la file, tellement elle est longue. Il y a bien vingt ou trente mille individus, là-dedans. Ou plus encore.
A côté, une rangée de gendarmes, tous deux par deux en train de faire crac-crac, qui avance au pas au rythme des tambours. Marcher au pas à l’envers : la situation doit être assez inconfortable pour la moitié des gendarmes, quand même.
Ram-ta-ta-boum. Ram-ta-ta-boum.
Ils se croient impressionnants, peut-être ? C’est le problème des représentants de la loi, ils se croient toujours au-dessus de la mêlée, même quand tu peux les écraser d’un coup de chaussure.
Mince, tu m’excuseras, Ator, une pie vient de lâcher sa grosse commission sur ma belle feuille blanche…
Aïe ! Mais c’est quoi ce missile ?
Je n’y crois pas ! Un écureuil qui me bombarde de noisettes ! Ouille ouille ouille, pas sur le visage, malotru !
Ouf, il est parti !
Les rangées d’insectes se sont arrêtées à mes Birkenstock : gendarmes à droite, fourmis à gauche, aussi bien organisés qu’à l’Assemblée Nationale.
Le chef de file donne les instructions.
Qu’est-ce qu’ils vont faire ? Me chatouiller les orteils ? Me masser les ongles des pieds ? M’épiler le gros orteil à la cire naturelle ? Ils ont fumé mon gazon ou quoi, ces bestiaux ?
Bon, mon bon Ator… tu m’excuseras, mais tout cela, et puis la chaleur, ça me donne envie d’aller me chercher une bonne petite binouze… Sauf que j’ai toujours l’armée de Marines à six pattes au bord des orteils…
Alors… vous attendez quoi, les cloportes ?
Allez, ça suffit maintenant, les cafards : je me lève.
« A l’attaque !!! »
Les fourmis attaquent la jambe gauche, les gendarmes la droite. Je sens des milliers de petites pattes grimper à toute vitesse le long de mes chevilles, de mes mollets poilus, de mes hanches, de mon ventre… Dieu que ça pique ! Moi qui pensais que seules les fourmis rouges avaient cette faculté ! Apparemment, les noires ne sont pas en reste.
Ca me pique, ça me brûle, et c’est juste répugnant ! Déguerpissez, saletés ! Vite, vite, vite !
J’entame une danse de folie pour les faire partir. Un mix entre la zumba, la salsa et la n’importe-quoi. Au diable les voisins qui me regardent par leur fenêtre, j’aimerais les y voir, moi !
Mais c’est alors que je suis maîtrisée par une armée d’écureuils. Ils me sautent dessus à dix, simultanément. Je bascule dos à terre, dans mon beau parterre de fleurs. Et voilà mes jonquilles toutes écrasées ! Cette fois, je suis en rogne !
Et impossible de me relever : déjà les écureuils m’attachent avec une jolie cordelette d’herbes folles tressées qu’ils se font passer de patte en patte. C’est qu’ils sont rapides, les sagouins ! En moins de deux, me voilà ficelée comme un rôti.
Mince, ça y est : je sens les insectes qui arrivent à mon tendre cou. Horreur. Je ferme les yeux, je déglutis, et je m’attends au pire.
C’est alors que je les sens doucement redescendre à terre. Je soupire de soulagement, mais les écureuils me rappellent à l’ordre en resserrant mes liens. Saucissonnée au milieu du gazon, j’ai le souffle coupé.
Et puis, rien.
Sont-ils tous partis ?
Je ne sens plus qu’un vague picotement pas désagréable sur mon cuir chevelu. Un léger étirement des cheveux.
Ouahh ! Mais j’avance !
On me tire par chaque cheveux de mon crâne. Une sensation inhabituelle s’empare de moi, de la racine des cheveux à la pointe des orteils. Ce n’est pas si désagréable, en fait.
Je glisse sur le gazon, tout doucement.
Où vais-je ?
C’est alors que le sol se dérobe, sous mes yeux ébahis. J’entre dans une gigantesque fourmilière où des millions d’yeux sont rivés vers moi.
Les gendarmes, deux par deux, font la circulation, pendant que mon énorme corps pénètre dans leur antre.
J’entends les fourmis murmurer dans le noir, leurs mandibules claquent d’envie, leurs yeux riboulent de plaisir… Drôles de créatures, ces fourmis…
Je m’arrête. A l’entrée du souterrain, j’entrevois une curieuse manigance : le chef fourmi sort une liasse de billets de son abdomen, les recompte et les tend à un écureuil. L’écureuil les empoche, me jette un coup d’oeil furtif et déguerpit.
Les gendarmes se retirent également, toujours collés deux à deux, en un vrombissement de moto.
Tout irait bien si seulement les fourmis me laissaient elles aussi tranquille…
La pierre qui ferme l’entrée de la fourmillière est replacée. L’obscurité se fait complète.
Le brouhaha se fait de plus en plus intense.
Man-ger, Man-ger, Man-ger, Man-ger, Man-ger, Man-ger, Man-ger, Man-ger, Man-ger, Man-ger
C’est moi, ou la situation est flippante… ?
C’est alors que le sol se met à trembler violemment, la terre s’affaisse, les fourmis s’affollent et fuient comme des furies en hurlant.
Je me retrouve à l’air libre, maculée de terre, au milieu du gazon, secouée dans tous les sens.
J’ouvre les yeux.
Maman, Maman, Maman ?
Je peux avoir un bonbon ? Siiiiiiteplè !
Back to the real world.