Challenge d’écriture n°44 – Khellendros


Khellendros
13.2/20 ?????
2ème

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Gemini, le monde immobile

— Veuillez orienter la baie d’observation vers Gemini, je vous prie, demande le Professeur. Je voudrais la contempler une dernière fois de mes yeux.

Le Pilote jeta un coup d’œil au Capitaine du Pétrel et, recueillant son accord d’un signe de tête, manœuvra le vaisseau léger. Alors que la proue était tournée vers le bandeau stellaire de la Voie Lactée, celle-ci disparut de la façade translucide au profit des ténèbres baignant les frontières de galaxie spirale. La rotation continuant, la sphère de la planète Gemini apparut, puis, à une unité astronomique de là, le soleil de ce système.

Depuis le Premier Grand Essor de 2428, l’Humanité avait colonisé des milliers de planètes et le Professeur en connaissait beaucoup. Il avait mis le pied sur des astres poussiéreux, qui n’avaient que pour seul attrait leur composition en minerais, il avait déambulé au milieu de ruines titanesques, vestiges de civilisations aujourd’hui disparues. Il avait donné des conférences sur des planètes aquatiques, dont le bleu parfait n’était entrecoupé que d’îlots paradisiaques, entièrement dédiés aux loisirs des hommes et femmes de la galaxie.

Il y avait quelques années, il avait pris le temps de rédiger une classification de ces mondes et des colonies humaines, y intégrant les planètes telluriques, gazeuses, les planétoïdes, les structures artificielles, qu’elles soient nomades ou positionnées à des points de Lagrange. Mais parmi cette myriade de mondes qu’il avait rencontrés, parmi ces merveilles qu’il avait eu l’opportunité d’approcher, aucune planète n’avait fait battre son cœur comme Gemini. Encore aujourd’hui, après des années à sa surface, et alors qu’il quittait son sol à jamais, le Professeur n’était pas sûr de comprendre pourquoi. A travers la baie d’observation, un gigantesque œil de chat se découpait. En orbite stationnaire, le vaisseau se tenait au-dessus de l’équateur et embrassait ainsi l’hémisphère ouest et est. Car la planète, éclairée par la naine jaune Léda, avait cette particularité d’être plus volontiers découpée par les colons selon un axe nord-sud que selon l’équateur tant les hémisphères étaient dissemblables.

Gemini était unique en son genre. Dans la classification du Professeur, elle était la seule représentante des mondes immobiles… Une planète qui ne tournait par sur son axe et présentait ainsi toujours la même face à son soleil, et toujours la même face au vide universel…

L’hémisphère ouest, qu’on appelait Castor en raison de sa mortalité évidente, était un monde ravagé par les flammes de Léda. La pierre y était en fusion, s’écoulait de façon anarchique, plongeait dans les entrailles du monde où il se refroidissait de quelques degrés, suffisamment pour alimenter les courants dans cet océan magmatique. A l’occasion, des îles de dizaines de mètres carrés de diamants et autres pierres précieuses émergeaient des profondeurs de la lave pour flotter quelques jours, quelques semaines, réverbérant les rayons et dotant la surface d’un étonnant camaïeu de jaune et de rouge, de teintes améthyste et émeraude. Ces joyaux, enchâssés dans leur gangue infernale, narguaient les prospecteurs et replongeaient tels des dauphins cristallins avant d’être pêchés. Il arrivait également que, manifestations des profondeurs et d’un passé inconnu de Gemini, surgissent des agrégats métalliques démesurés, perçant les vagues de magma tels des écueils noirs, harponnant les tsunamis de ces mers à la façon de proue d’épaves oubliées. Comme si cet enfer ne se suffisait pas à lui-même, il arrivait que de gigantesques poches de gaz, emportés par la remontée des artefacts s’enflamment au premier rayon de Léda et galopent à la surface des vagues tels des chevaux d’écume évanescents.

L’hémisphère est était l’opposé parfait de Castor, mais avait pourtant été nommé Pollux, du nom du jumeau immortel car tout être vivant qui s’aventurait dans ces terres était promis au baiser de glace et de nuit de cette moitié de monde, plongé dans un sommeil éternel. Pollux ne recevait aucun rayon de Léda. Il ne voyait jamais le soleil qui lui avait donné naissance, ne sentait jamais la douce caresse de son feu sur ses continents. Pollux était un monde de glace. Oh, peut-être il y avait-il une croûte de terre, mais elle avait été ensevelie sous des kilomètres d’eau cristallisée depuis des millénaires. Alors que Castor était mouvement, Pollux était immobilité relative. Ce n’était pourtant qu’une façade pour les yeux humains car les falaises de glace se transformaient, sous un phénomène de marée d’une lenteur planétaire. Des vagues de givre se soulevaient au hasard des vents générés sur l’autre face de la planète, s’abattaient sur les reliefs et dans les vallées pour éroder les premières ou les grossir, combler les secondes ou les creuser. Les montagnes et les abysses que le monde des flammes ne pouvait posséder, le monde des séracs s’en enorgueillissait.

De ces deux frères, c’était Pollux qui avait la préférence du Professeur. Peut-être était-ce lié au contact qu’il avait pu nouer avec lui ? En effet, l’homme n’avait jamais pu approcher la surface de Castor d’aussi près qu’il l’aurait souhaité. Avec ses geysers de magma, ses éruptions imprévisibles, l’hémisphère ouest refusait de se laisser aborder. Des centaines de cercles noirs pouvaient apparaître en quelques secondes, comme autant d’yeux d’un monstre soudainement éveillé, guettant l’aéroscaphe atmosphérique, puis une gueule titanesque de lave quittait la surface pour engloutir, et à défaut embrasser de sa chaleur, le véhicule. Castor recelait un danger palpable permanent, qui finit par rebuter le Professeur malgré les énigmes, cristaux, structure métalliques, manifestations physiques, que l’hémisphère s’amusait à présenter à sa surface. L’homme finit par les voir comme autant d’appâts sombres mais cruels et en conçut une méfiance à l’image de ce demi-globe, qu’il finit par considérer comme un gigantesque être vivant. Quant à Pollux, c’était une toute autre histoire. Le Professeur avait passé d’innombrables heures en son sein, accompagné tout d’abord, puis seul sur sa demande expresse. Il était une poussière dans cet univers de glace et de neige, il était un infime corpuscule, humble devant tant de magnificence mais n’était-il pas un dieu également, à sa façon ? Il n’y avait que lui qui pouvait, éclairant ce monde de la lumière de son équipement, révéler la blancheur du givre et des flocons, la bleutée de la glace. Si aucun humain ne s’aventurait entre ses sculptures, Pollux n’était qu’un gigantesque bloc aussi froid que le vide, à la beauté voilée par les ténèbres du bord de la galaxie…

Le Professeur se considérait ainsi comme le troisième Dioscure, le frère oublié en arrière et qui était revenu après de longues années d’errance. Il avait trouvé dans Castor un frère sauvage et indomptable, fier comme doivent l’être les hommes faits, et dans Pollux un frère aimant et accueillant avec qui il avait partagé plus que du temps. Oui, plus qu’aucun autre homme ou femme dans la Voie Lactée, plus qu’aucun autre colon établi dans la Ceinture de Gemini, après avoir vécu dans ces vallées de glace, après avoir touché ce corps au froid létal, après avoir bu son être liquéfié, le Professeur était un Geminien.

Il savait que d’autres habitants de la Ceinture partageaient son profond sentiment d’attachement. Il eut une bouffée de nostalgie pour ces hommes et femmes qu’il avait rencontrés, pour sa demeure dans ce monde atypique. La Ceinture était la seule zone viable de la planète, comprimée entre les mondes de feu et de glace, effleuré par les rayons de Léda. C’était une bande de quelques centaines de mètres de largeur et qui s’étendait sur tout le pourtour de Gemini. Il n’y avait rien de comparable dans toute la galaxie.

— Où en êtes-vous de l’évacuation de la population ?

Avec Gemini sous les yeux depuis plusieurs minutes, le ton du Professeur avait perdu de son péremptoire et de la froideur que Pollux lui avait insufflé.

— Elle est complète à quatre-vingt dix neuf pour cent. Le dernier pourcent correspond aux habitants qui ont refusé de venir avec nous. Vous êtes notre dernier exilé.

— Exilé ? Je ne voulais pas partir non plus, Capitaine. Vous pouvez dire sans rougir que je suis votre prisonnier. Lorsque j’ai su que vous arriviez et que je me suis réfugié dans Pollux, je ne pensais pas que vous suivriez.

— J’exécute les ordres de la F.A.U.C.H., Professeur. Votre contrat vous oblige à répondre à leur appel et à rester en vie.

— Et sous quelle expertise la Fédération a jugé que je ne pourrais pas rester en vie sur Gemini ? Aurait-elle trouvé un planétologue plus expérimenté que moi ?

Le Professeur se tourna vers le Capitaine pour guetter sa réponse mais celle-ci ne venait pas. Bien sûr qu’il n’y avait pas plus expérimenté que lui. La Fédération des Amas Unis et Communautés Humaines n’avait cure de ce qu’il désirait. Tant qu’il serait uni par ce contrat, il ne pourrait pas être libre de ses mouvements. Ces années sur Gemini lui avaient laissé un sentiment de liberté faussée.

— Sur quelle planète m’emmenez-vous ? reprit-il.

— Officieusement, elle s’appelle Jade. Vous trouverez son nom officiel dans le rapport préparé à votre intention, dans votre cabine. Elle a été découverte récemment, dans l’autre bras de la galaxie, et présente une vie pseudo-végétale dominante. Pas de vie animale supérieure. La F.A.U.C.H. a besoin que vous vous prononciez sur la dangerosité de cette planète pour qu’elle lance la colonisation.

— Très bien. Qu’attendez-vous pour le saut ?

— J’avais pensé, répondit le Capitaine, que vous voudriez voir la rotation ?

— En aucune façon. Je l’ai modélisé des centaines de fois. Je sais ce qu’il va se passer, et je n’ai aucune envie d’y assister. Cette planète ne mérite pas ça…

Le Capitaine fit de nouveau un signe au pilote et le Pétrel reprit son orientation initiale. Après l’enclenchement des procédures adéquates, le vaisseau disparut en quelques secondes, sans laisser de traces. Il aurait tout aussi bien pu n’avoir jamais été là.

Tandis que le Professeur s’effaçait dans les méandres des voyages spatiaux, Gemini bougea. Le monde immobile entra brusquement en rotation autour d’un axe passant par les pôles nord et sud. Au sud, la lave de Castor se déversa dans les vallées de Pollux, les vaporisant instantanément tandis qu’à l’autre extrémité de la planète, ce furent les rayons de Léda qui firent fondre les structures cristallines de la glace. Mais déjà le magma se solidifiait, perdait de son rouge violent pour devenir noir. Il ne faudrait pas longtemps avant qu’il ne se pare d’une blancheur de neige.  Les deux frères échangeaient leur place auprès de leur mère, échangeaient leur vie, leur nom. Castor devenait Pollux, Pollux devenait Castor.

Gemini s’arrêta de bouger.

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