Challenge d’écriture n°34 – Texte n°4

Von Luckner

Le Diable et le Bon Dieu

Elle parcourut des yeux l’assemblée attablée et déclara avec une certaine satisfaction :

« – C’est …l’plus Beau jour de ma vie !! » Sa réplique fut aussitôt engloutie dans un joyeux brouhaha qui faillit lui faire emporter la nappe et le service en levant son verre, heureuse et grisée.

« – VIVE-LA-MARIée !! VIVE-LA-MARIéee !! Tonnèrent les convives ; et la salle se transforma en un curieux mélange de stade et de parterre d’opérette, noyé dans un soulèvement de tintements de verres et d’exclamations. Mais le repas toucha à sa fin et bientôt les convives commencèrent leur migration vers les salons. Il était temps de se dégourdir les jambes.

Attrapant délicatement des pans stratégiques de ses robes, elle se leva de table avec des gestes d’orfèvres, priant pour sa coiffe. La salle de banquet retrouvant son rythme normal de fanfare, elle jaugea satisfaite son armée de carnaval se reformer autour des boudoirs, des comptoirs et des divans : Les hussards flirtaient avec les zèbres, les cosmonautes grisaient les ours, des prophètes sermonnaient des pharaons, des ramoneurs embrassaient leurs jeunes bergères, des turbans, des toges et des kipas ; le tout dans un maelstrom de cris et de rires où chaque verre s’élevait cérémonieusement vers le ciel à son passage. L’idée de ce bal lui plaisait toujours, mais elle se demanda tout à coup si elle n’allait pas y perdre son « identité ». Prenant son courage à deux main (et de nouveaux pans de ses robes), elle se fraya un chemin d’un groupe à l’autre, reconnaissant les inconnus, plaisantant avec chacun, offrant et recevant les compliments avec une majesté égale et un bonheur franchement contagieux . Une petite troupe d’enfants de chœurs entreprit même de la suivre partout, se disputant le port de sa traine et la gloire de ses robes dans tous les virages et dans toutes les accroches.

Au bout d’un moment, elle sentit la fatigue la tirer par la manche. On entendait à présent la musique monter, et jouer les charmeurs de serpent pour gonfler les pistes de danse. C’est alors qu’elle aperçu les terrasses et la lumière aveuglante du dehors. Entrainant sa petite bande d’angelots, elle se décida pour un peu d’air frais.

Le passage au dehors fut brutal, mais salutaire. Sur les larges balcons extérieurs, elle croisa d’autres convives déambulant qui la saluèrent en brandissant leurs flutes et leurs félicitations. Après quelques acquiescements souverains, elle parvint finalement à un coin de balustrade et y amarra discrètement ses ‘spiritueux’ vertiges.

Tout autour, le rêve avait conquis l’horizon entier : l’or blond des champs de blé mûrs s’étendait à perte de vue. Un vent chaud d’été les faisait ondoyer, caressant comme le pelage d’un animal fabuleux. C’était un océan de lumière qui se partageait l’univers avec le bleu profond d’un ciel, pur et sans nuages. Le vent apportait de riches senteurs qui emplissaient l’air, et soufflèrent doucement sur son corps fatigué. Fermant les yeux, elle remplit alors religieusement ses poumons. Une plénitude réconfortante la récompensa bientôt, et atténua les vertiges du bruit, de l’alcool, et de ces journées de bonheur sans fin.

Ses robes lui parurent soudain plus lourdes. Elle dut faire un effort sur elle-même pour lever une main couverte de dentelle blanche et cueillir sur son visage une mèche blonde, la raccompagnant ensuite gentiment sous sa coiffe. Derrière-elle, la fête battait son plein, mais ce soir tout serait fini. « Libre » rêva-t-elle : elle avait hâte d’être seule avec « Lui », avec l’éternité.

Le cœur rempli et la tête vide, elle s’attarda immobile, baignant son visage dans la chaleur de cette fin d’après midi d’été. Sa petite escorte jouait toujours autour d’elle avec les milles détails de sa traine. Et c’est en baissant son regard vers eux qu’elle l’aperçut plus bas, derrière la petite murette du jardin.

Assis sur un banc, un homme vouté se détachait, immobile ; auréolé de ronds d’une fumée somnambule qu’elle reconnu immédiatement.

Descendant les grandes marches de pierre, elle garda son regard fixé sur cette silhouette familière, et atteignit bientôt la barrière sous des arches de buissons fleuris qui la saluèrent avec un bruissement aimable. Arrivée, elle pencha prudemment sa tête par-dessus le portillon.

L’homme, toujours assis et plongé dans ses pensées, était économe de gestes. Sa main gauche tirait des bouffées lentes et précises comme la respiration d’un dormeur, tandis que de sa main droite il parcourait un journal du matin. Au bout d’une minute interminable, il leva enfin la tête vers elle et leurs visages s’illuminèrent ensemble. Immobiles, ils se regardèrent sans un mot, souriant comme deux rêveurs se retrouvant après un bon roman: guéris d’impatience.

Poussant le portillon avec précaution, elle prit encore le temps de décrocher sa traine tirée par les angelots soudainement boudeurs et refusant obstinément de la suivre. Une belle cascade de boucles soyeuses se déroula bientôt sur ses épaules tandis qu’elle s’avança, auréolée de lumière.

« – Bonjour la belle » offrit l’homme en se tournant, son expression ne trahissant aucun trouble. Il avait une belle tête de chien fou et des yeux noirs, séduisants comme le fond des océans. Et sur sa peau de parchemin, on pouvait lire la carte d’une existence, brûlée sous un soleil d’une sagesse interdite.

« -Bonsoir la Bête », répliqua-t-elle d’un ton aimable, « – Tu es bien loin de chez toi ; toujours à vagabonder ici-bas? ».

« –Toujours », et il ajouta : « – Je ne me lasse pas de cette Terre. Plus on regarde le ciel, plus on oublie qu’on existe ; moi je préfère regarder en bas, là où ça pousse, se bat, trahit et souffre, là où l’on meurt sans dire merci ni amen en ayant osé dire ‘’peut-être’’ ». Puis jetant sa cigarette : « –Tu ne veux pas t’assoir ? Je viens de terminer mon journal »

« – Qu’est-ce que tu fais sur mon banc vieux séducteur, tu ne préfères pas plutôt entrer et trinquer avec nous ?, Il y a de beaux cendriers aussi. »

Riant doucement : « –.J’aurais peur de gâcher ta fête. Trop de gens là-dedans ont cauchemardé la nuit à cause de moi ; je leur laisse ce jour

« – Ne dit pas de bêtises, chacun son métier. » réfléchissant : « – …Et puis, il serait content de te voir, tu sais ».

« – Qui, Lui ?, (prenant un air carnassier) Mais moi aussi… toujours aussi occupé ? (la Belle lui décocha un air désapprobateur) Oui.., il faudra que je lui parle, un jour… »

…« – Alors ?

« – Alors quoi ?

« – Comment me trouves-tu en mariée, pardi ! »

Il la contempla : Son visage d’ange rayonnait des efforts de la fête et d’une jeunesse sans âge. Puis ses yeux : leur beauté sereine dans un bleu antarctique mais ne tenant jamais en place, toujours prêts à poser les bonnes et les mauvaises questions en vrac avec une candeur indestructible. Sa robe était magnifique, d’un blanc immaculé, couvert de motifs de fils d’or et se déployant jusqu’à ses pieds dans un dédale de plis et d’arabesques. Son bustier lui, souple et lisse, soulignait ses formes délicates dans un entrelacs de lettrines chantant le sacré et l’éternel. Ses épaules étaient douces, ses longs bras élégants, tous deux enveloppés d’une dentelle blanche terminée entre ses doigts. On y entrevoyait une chair parfaite, chaude et bronzée par des années d’insouciance militante, très loin des réalités de ce monde… Alors oui, il se dit qu’elle devait ressembler à une mariée.

« – Amoureuse et d’une beauté sans scrupules. » Trancha-t-il enfin. Puis, il ajouta néanmoins avec une sincérité non-feinte : « Et du courage pour porter cet attirail sans appeler à l’aide. »

Satisfaite du compliment et souriant jusqu’aux deux oreilles, elle réunie ses mains sur ses genoux croisés, le menton relevé dans une pose d’actrice de cinéma, gracieuse et triomphale. Une mèche retomba.

« – Si tu es venu pour m’entretenir des méfaits du mariage, tu es un peu en retard. Si tu es venu pour m’enlever comme au bon vieux temps, alors là je risque de te trouver carrément malpoli. »

La bête sourit en coin, amusé. « – Parce que tu as envie d’être enlevée ? Non, je suis venu pour lire mon journal. »

La Belle souleva lentement un beau sourcil, et s’amusa à son tour, d’un air faussement indignée : « – Non, tu es venu pour me parler de quelque chose qui ne méritait mêm’pas de faire le guet, (soufflant sur la nouvelle mèche sans bouger) « -Ton histoire parle d’amour, ou de mauvaise conscience. » proposa-elle.

La regardant fixement, son sourire prit une couleur mélancolique. Mais sa candeur resta hélas indestructible. Se détournant finalement vers l’horizon, il reprit avec ironie : « – Dans la grande farce que Dieu a voulu entre ciel et terre, il a fallu que le point de repère tombe sur toi. »

La Belle se voulut consolante : « – Il faut de tout pour faire un monde, et tu m’as beaucoup appris ; mais tu sais bien qu’en restant avec toi, je finis toujours par tourner en rond. Je me sens plus à ma place là-bas. »

La bête regarda les blés ployer, le regard pensif ; « -…Là-bas ? Oui. » Puis il ferma les yeux, et chercha un souvenir qui ne revint pas. Mais lorsqu’il les rouvrit sur l’horizon, des nuages de coton noir s’étaient formés à l’horizon, accompagnés d’un grondement sourd mais lointain. La Mariée écoutait à présent, d’un silence attentif et curieux.

« –Je suis venu te dire… (Il hésita) t’offrir mes félicitations sincères. Je pense pourtant qu’on se reverra, comme d’habitude. Bonheur et malheur sont les deux jambes sur lesquelles les hommes claudiquent et dansent. On est tous pareils, et je ne suis pas prêt d’être au chômage. » Il sourit à nouveau. « – J’aime ma place moi aussi (ses gestes embrassaient la terre) : l’ici-bas, les cris, les pleurs, la honte, la haine, les doutes. (Puis observant l’orage se former), j’aime ce monde de malheur ; j’aime ses ricanements de théâtre. »

Un silence passa entre eux. Le vent joua dans les plis de sa robe et de nouvelles mèches balayèrent doucement son visage. La Bête était redevenue méditative. Elle, le regard encore pétillant de champagne, passa lentement des airs d’impératrice à ceux d’une jeune fille goûtant son indépendance, échangeant avec ses parents des soleils de joies et des ombres de regrets.

La Bête se leva enfin. Sans qu’elle sache comment il l’avait obtenue, il lui remit sa coiffe avec tendresse, agrafant et renouant soigneusement tous les fils. Puis il caressa sa joue, lui adressa une bénédiction de patriarche fier de sa petite dernière, et raccompagna gentiment quelques mèches rebelles à leur berceau. Soudain devenue timide, la Belle chercha un mot juste et n’en trouva aucun. « – Tu vas faire un malheur » plaisanta-t-il avec un clin d’œil complice. Elle répondit sur un ton espiègle « – Un malheur au paradis est plus utile qu’un bonheur en Enfer ».

La Bête ricana à cette dernière allusion, mais se détournait déjà en s’exclamant « -Ah !, l’Amour… ! ».

Il repartit ainsi sans se retourner, reprenant d’un pas tranquille le chemin de terre par lequel il était arrivé. Des ronds d’une fumée somnambule s’élevaient à nouveau de derrière sa silhouette penchée, une ombre cornue l’accompagnant sur le jaune des blés.

La Mariée elle, resta seule sur son banc. Elle regarda l’orage au loin, le bleu profond du ciel, le bruissement des blés, écouta le chant des convives avec ses orchestres de joie, et eut l’impression d’avoir oublié quelque chose d’essentiel. Elle trouva en elle des soleils de joie, et une petite ombre, une ombre dont elle n’aurait voulu se séparer à aucun prix. Remerciant la Bête en silence, elle soupira d’un bonheur mélancolique. Puis elle ferma les yeux, laissant la chaleur du soir l’envelopper avec ses doutes, pour toujours.

Les commentaires sont clos.