Challenge d’écriture n°34 – Texte n°3

Pömme

Mon père parcourut des yeux l’assemblée attablée et déclara avec une certaine satisfaction :

« Je m’en souviens très bien en effet. Cependant, j’éprouve plus de plaisir à l’écouter qu’à la raconter, aussi je laisse la parole à mon fils Thoran. »

Je pris place à la droite de mon père qui du haut de ses quarante-deux ans me lança un regard paternel attendri et confiant. C’était un honneur qu’il me faisait, j’adorais narrer ses exploits.

On dit que les grands destins commencent par de petites histoires. Voici l’histoire de la Disparition des Neuf.

Allongé sur l’herbe un soir de pleine lune, mon père contemplait le ciel à la recherche d’une étoile filante. Il fut alors le témoin d’une étrange apparition quelques centaines de mètres au dessus de lui : un vaisseau sombre et imposant flottait dans les airs. Il remarqua que ce navire épandait dans son sillage une traînée de billes étincelantes qui ne tardèrent pas à s’échouer tout autour de lui. Elles ressemblaient en fait à de petites graines multicolores et phosphorescentes. À peine touchèrent-elles le sol qu’elles rebondirent comme si ce simple contact les faisait entrer en ébullition. Au fur et à mesure de leurs rebonds, certaines s’entrechoquèrent pour finalement former des boules aussi grosses qu’une pelote de laine à l’assemblage de couleur unique. Ces agglomérats cessèrent alors de bondir et se fixèrent au sol en déployant de fins filaments.

De quelle magie était-il le spectateur ? Sa vie était-elle en danger ? Il préféra se réfugier derrière un arbre en retrait.

Le vaisseau, drapé dans son silence, s’en alla, fantomatique.

La suite des événements laissa mon père perplexe. De ces amas de graines jaillirent de drôles de plantes : leurs tiges s’élevèrent à hauteur d’homme, leurs bourgeons explosèrent en de délicats pétales colorés, deux feuilles de belle taille prirent place sur la partie supérieure de la tige et des enlacements de racines formèrent un pont en sortant de terre. Il ne fallut pas longtemps à mon père pour comprendre que s’esquissaient là des silhouettes humaines, féminines pour être plus précis puisque le clair de lune lui permettait cette distinction. Il pensa que ces fleurs tombées du ciel devaient être une sorte d’espèce mutante, des hybrides.

La peur l’envahit, la curiosité aussi. Sa raison lui dictait de rester là où il se trouvait, à l’abri, invisible, et pourtant il y dérogea. Il s’approcha d’une créature à sa portée et s’apprêtait à la toucher. Une sensation déstabilisante le traversa à l’exécution de ce geste et il fut estomaqué quand cet être se retourna vers lui sans qu’il ait eu le temps ne serait-ce que de l’effleurer. Son visage face au sien, il eut le choc de sa vie ! Cheveux ambrés mi-longs, pommettes rebondies, petits yeux sombres… Adryane ? Non, impossible. Sa bien-aimée avait été enlevée deux mois plus tôt par les mercenaires de Dréyok avec huit autres femmes du village, puis elles avaient été emmenées dans son royaume des Fleurs Éternelles. C’était en tout cas ce qu’avait affirmé le roi Phréon après avoir envoyé quelques troupes pour les libérer, sans succès.

Que pouvait être cette chose qui avait les traits de son Adryane ? Dréyok possédait-il une puissance de magie capable d’accomplir pareil prodige ? De lui rendre sa bien-aimée en la faisant sortir de terre comme une fleur ? Et pourquoi la rendre comme ça, sans conditions ? C’était improbable.

Pourtant, il lui fallait se rendre à l’évidence : il y avait huit autres femmes, et toutes lui étaient familières. Les neuf femmes du village étaient de retour !

À peine ce constat traversa-t-il son esprit qu’un coup vint s’abattre lourdement sur sa nuque et le plongea dans une marée noire de petit pois gris.

Quand il revint à lui, le soleil était déjà haut. Aux alentours, il n’y avait plus aucune trace du spectacle maléfique auquel il avait assisté la veille. Le doute s’installa : avait-il rêvé ? Il s’était peut-être endormi et son désir profond aidant, il s’était figuré toute cette histoire.

Il porta la main à sa nuque et constata avec effroi que la blessure était bien réelle, de même que la douleur qui l’accompagnait. En tout hâte il prit donc la direction du village avec l’espoir d’y trouver des réponses.

Les rues de Divory jusqu’à la grand place étaient désertes. En pareil cas, il savait où se rendre : la salle du Conseil. En poussant la porte, il fut plongé dans une émulation comme il en avait rarement vu. Une vrai pagaille ! Comme personne n’avait remarqué sa présence dans ce chaos et qu’il ne trouvait pas Adryane, il décida de rentrer chez lui.

Elle se tenait debout dans la cuisine près de la fenêtre, baignée par un fin filet de lumière. Leurs yeux se croisèrent et à l’écho de son cœur qui fit un bond dans sa poitrine, l’évidence le frappa.

« Adryane ! » prononça-t-il en l’enlaçant.

Sa peau était encore plus douce que dans son souvenir, son odeur plus envoûtante. Quoi de plus tangible et irréfutable que ce corps à corps ? Il l’entraîna dans le salon et s’assit à ses côtés sur le sofa. Par où commencer ? Ne pouvaient-ils pas rester éternellement ainsi à se contempler ? Il savait bien que non, l’impatience et la curiosité le dévoraient de l’intérieur.

« Adryane, ma chérie, pardonne-moi si le moment n’est pas idéal mais j’ai besoin de savoir ce qui s’est passé » lui a-t-il dit avec tout le tact et la douceur que cette demande requérait.

Elle se détourna, l’air absente, puis s’en alla vers la cuisine en lui faisant signe de la suivre. Saisissant une craie sur la table, elle marqua au tableau Je ne sais pas. Mon père porta une main à sa bouche de stupéfaction : son adorée était devenue muette ! Impassible, elle le fixa un instant avant de noter Qu’y-a-t-il ?

« Que t’ont-ils fait, mon amour ? T’ont-ils mutilés ? » questionna-t-il avec horreur.

Elle restait interdite. Il se sentait coupable de la presser de la sorte, peut-être était-il en train de renforcer un possible choc post-traumatique. Il arrêta donc là son interrogatoire et l’embrassa sur la bouche. Ses lèvres avaient le goût de la confiture de cerise qu’ils produisaient.

Il décida de retourner à la salle du Conseil voir comment les choses évoluaient là-bas.

Mon père fut d’abord soulagé d’apprendre que les huit autres femmes étaient atteintes du même mutisme. Ce qui le dérangea en revanche c’est que personne ne semblait s’en inquiéter outre mesure.

« Elles sont en vie, Vulpian, c’est bien là l’essentiel, non ? »

« Et puis ça reviendra quand ça reviendra… . »

Il proposa d’au moins les faire ausculter pour s’assurer que sur le plan anatomique, elles étaient toujours capable de parler. Proposition qui fut acceptée sans trop de mal cette fois.

La conclusion du Dr Meinour fut la suivante : les Neuf ne possédaient pas de cordes vocales. Personne ne fit attention à la nuance, alors mon père ne manqua pas d’en faire la remarque.

« Ce pas exclut la mutilation qu’un plus aurait pu laisser supposer. »

Sa déclaration ne manqua pas de provoquer un faible brouhaha qui se propagea dans la salle.

« Vous confirmez docteur ? »

« Je confirme que vos femmes n’ont pas de cordes vocales. Pour le reste, je ne m’aventurerai sur aucune hypothèse ».

C’était bien lui que d’exercer cette réserve qui pouvait passer pour de la prudence mais qui n’était en fait que de l’ignorance.

N’y tenant plus face à tant d’âneries, mon père leur raconta de quelle façon il avait vu les Neuf sortir de terre comme des fleurs. Des explosions de rire se succédèrent à la fin de son récit. Il s’y attendait.

« Décidément Vulpian, tu ne sais plus quoi inventer pour te faire remarquer ! » déclara le maire du village en lui assénant une tape sur l’épaule tandis qu’il prenait le chemin de la sortie.

Le reste du cortège suivit. Mon père ne put s’empêcher de remarquer que les huit autres femmes aussi semblaient inanimées, des poupées bien sages et dociles. Perdu dans ses songes, il sursauta au retour du maire.

« Nous n’avons pas de messager disponible, je te charge donc de faire porter la bonne nouvelle au roi ! » lui ordonna-t-il avant de tourner les talons pour ne pas lui laisser l’opportunité de protester.

Il pensait le charger d’un fardeau mais ce n’était pas le cas. Mon père allait mener son enquête et cette mission tombait à point nommée.

Le lendemain, il prit la route pour se rendre au château de Mordrange avec Adryane. De la sorte, s’il fallait prouver au roi les dommages subies par les Neuf, la démonstration serait aisée.

La dernière fois qu’il s’y était rendu il n’avait que quinze ans mais il reconnut sans peine les lieux. Cependant, un édifice récent à l’écart attira son attention. Il alla taper à la porte de ce bâtiment imposant qui ressemblait à une institution. Une dame âgée lui ouvrit et le regarda de bas en haut avec suspicion. Puis elle jeta un œil à Adryane placée derrière lui, et là son visage s’illumina.

« Vous venez vendre cette femme au roi ? » demanda-t-elle en dévoilant des gencives édentées.

En une fraction de seconde, mon père comprit de quoi il retournait : elle le prenait pour un marchand d’humains. Il accepta son invitation à entrer. Une fois à l’intérieur, elle demanda à Adryane de s’asseoir et d’attendre tandis qu’elle emmena mon père vers un bureau. Elle frappa et le fit entrer.

« Asseyez-vous je vous en prie » lui dit un homme assez jeune cette fois.

Il obtempéra. S’en suivit une négociation sur le prix de la jeune femme. Mon père fit semblant de vraiment marchander avant de déclarer la nécessité d’un temps de réflexion. Il annonça son départ et convint de revenir conclure le marché un autre jour, le temps de comparer le cours des marchés aux femmes des royaumes voisins. L’homme n’y fit pas opposition et le laissa repartir.

Avant de rejoindre Adryane, mon père emprunta un couloir désert qu’il avait remarqué en arrivant. Il entrouvrit une porte à moitié dissimulée sous une tenture pourpre et son intuition fut confirmée : ce lieu servait de harem royal. En parcourant des yeux les femmes qui s’offraient ainsi à lui, un coup de poignard lui transperça le cœur : Adryane était là ! La vrai. Comment le savait-il ? Elle était en pleine discussion, elle parlait !

Le souffle haletant, il referma la porte avant de se faire prendre et regagna la sortie. Il savait que le moment n’était pas à l’action mais à la réflexion. Et c’était tout réfléchit.

De retour au village, son récit laissa la majorité sceptique. Puis devant sa détermination à y retourner et à rallier les villages alentours où des femmes avait été ravies, ils se laissèrent convaincre.

Ils y retournèrent en cortège armé d’une trentaine de villageois ? certains d’entre vous y étaient, je vous épargnerai donc les détails de la bataille sanglante qui suivit. Le roi Phréon s’était allié avec le seigneur noir Dréyok, nos hommes ne furent pas de taille à lutter contre les pouvoirs de ce magicien. Mon père fut blessé, des hommes de notre village tombèrent et seules sept femmes sur les neuf de notre village survécurent. Adryane n’en fit pas partie…

Ce fourbe obsédé de Phréon pensait qu’avec de pâles copies le peuple n’y verrait que du feu. La rumeur de son alliance avec Dréyok pour couvrir ses penchants libidineux se répandit comme une traînée de poudre et bientôt d’autres villages voulurent libérer leurs femmes. Mais c’était trop tard, il les avait toutes faites exécuter après notre défaite. Grand mal lui en prit.

C’est à la suite de ces événements que mon père fut nommé chef de l’Alliance d’Asorgeon qui renversa le pouvoir quelques années plus tard, comme vous le savez. Et ainsi commença le règne de celui qu’on appellerait par la suite : l’Empereur Vulpian.

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