Challenge d’écriture n°34 – Texte n°2

Atorgael

Le donneur parcourut des yeux l’assemblée attablée et déclara avec une certaine satisfaction :

« Mes chers amis, rien ne va plus, les jeux sont faits ! »

Voila, après quatre heures à jouer, à gagner un peu et à perdre beaucoup, il était temps de rentabiliser la soirée. Observant les joueurs en face de lui, Fégor sentit que son apothéose approchait à grands pas, il était à trois cartes de la fin de la partie.

« La banque annonce, commença-t-il en prenant bien son temps pour ménager son effet : un empereur couronné ! »

Quelques grognements accompagnèrent l’apparition de la carte. Fégor jeta un coup d’œil circulaire sur les joueurs ; deux transpiraient beaucoup visiblement mis en mauvaise posture, les trois autres semblaient encore confiants. La carte suivante pouvait déjà sceller le destin des deux premiers.

« La banque poursuit avec : une concubine écarlate ! »

Cette seconde carte était un coup de poignard aux jeux un peu faibles et les deux premiers joueurs lancèrent leurs cartes sur la table, dégoûté d’une telle sortie. Des trois derniers, il n’y en avait plus qu’un encore sûr de lui, les deux autres donnaient des signes d’inquiétude, il était temps d’enfoncer le clou un peu plus.

« Merci d’avoir joué avec nous ce soir messieurs, la chance vous sourira surement la prochaine fois, lança Fégor en empochant les deux premières mises, puis se tournant vers les trois autres joueurs, souhaitez-vous continuer ou vous en tenir là ?
– Je passe, lui répondit le joueur le plus à sa gauche, un gros commerçant de province venu s’encanailler une nuit et embringué dans une partie plus couteuse que prévue.
– Je comprends fort bien monsieur, merci d’avoir jouer avec nous et je vous souhaite une bonne fin de soirée. »

Son voisin de gauche regarda encore une fois ses cartes, puis les deux premières cartes sur la table et encore une fois les siennes avant de les jeter sur la table. Sans un mot il quitta la table visiblement très contrarié.

« Une bonne soirée à vous également monsieur, lança Fégor avec un rien d’amusement. »

Le dernier joueur annonça tranquillement :

« Il semble que je sois donc le dernier, car pour ma part je continue. »

Des quelques spectateurs restés dans la salle, un murmure s’éleva pleins de commentaires quant aux chances du joueur de remporter la mise qui était maintenant plus haute que jamais au cours de la soirée. Chacun sentait la fin de la partie arriver à grand pas.

« Non seulement je continue mais j’ajoute dix couronnes d’or. »

Des exclamations jaillirent alors du public, la somme était énorme et venait presque doubler le montant déjà en jeu.

« Mon cher monsieur, vous m’assassinez avec une telle fortune !
– Voulez-vous dire que la banque se retire ?
– Hélas, je ne vois pas comment couvrir votre mise…
– Ahah, lança le joueur, je gagne donc !
– … A moins que vous n’acceptiez cette modeste dague en guise de garantie ? »

Sur ces mots, Fégor déposa sur la table une dague ouvragée d’une rare finesse, sertie de joyaux aux éclats exquis et rangée dans un fourreau de cuirs rares et tout aussi précieux.

« Un héritage de famille auquel je tiens particulièrement et que je me ferai fort de récupérer dans le cas où un funeste destin viendrait à m’en priver. »

Le joueur avança sa main pour se saisir de l’arme et en estimer la valeur. D’un œil expert il évalua la petite fortune qu’il tenait et accepta le marché en reposant la dague sur le tas de pièces.

« Très bien, mais il vous faudra une chance insolente pour battre ceci. »

Il retourna ses cartes une à une découvrant un empereur couronné, une concubine écarlate et un gardien de la foi. Cette suite royale était parfaite et les premiers applaudissements jaillirent dans la salle où les clients se pressaient maintenant pour voir le dénouement. Pour que la banque gagne, il lui fallait sortir le divin sauveur, la seule carte pouvant battre la suite royale, malheureusement unique dans tout le paquet de cartes.
Fégor apprécia les cartes et sembla résigné. Il annonça cependant avec le même ton impassible que pour les premières cartes :

« La banque conclut avec … »

Sa main s’attarda un instant avant de retourner la dernière carte, tous les regards étaient suspendus à son geste et un silence surréaliste avait envahi la pièce.

« … Un quatre de pierres. Mon cher monsieur, vous gagnez. »

Ses derniers mots furent couverts par un tonnerre d’applaudissements, le joueur fut félicité par la moitié de la salle, l’autre tentant d’en faire autant mais sans parvenir à l’approcher tellement la cohue était indescriptible. Chacun rejouait la dernière donne à son voisin avec moults détails et embellissements, nul doute que la soirée allait être longue et arrosée. Fégor remballa les cartes et poussa vers le joueur ses gains. Ce dernier les ramassa avec un geste de remerciement.

Fégor se hâta de sortir dans la nuit et d’aller prendre l’air quelques mètres plus loin  sous un porche obscur. Sortant une petite tabatière, il se prépara de quoi chiquer et attendre.

De l’auberge où s’était tenue la partie, les conversations parvenaient dans la rue, puis le volume sonore retomba lentement quand les premiers clients commencèrent à sortir encore enivré de ce qu’ils avaient vu ce soir. Bientôt il ne resta plus qu’une poignée de noctambules que l’aubergiste dû se résoudre à mettre dehors.

Parmi les derniers clients, le joueur vainqueur de la partie de carte. Il serra la main à un autre homme fort bien de sa personne et accompagné de deux gardes du corps. Sans nul doute un important personnage de la cité venu s’amuser un peu le temps d’une soirée. Prenant congé, le trio s’éloigna laissant le joueur seul dans la rue. Ce dernier remonta le col de sa cape pour se protéger du froid nocturne et partit dans la direction opposée. Fégor cracha sa chique sans goût sur le pavé et s’avança dans la rue quelques pas en arrière de l’homme, caché par les ombres, aussi discret qu’un fantôme.

Alors qu’il allait presser le pas pour rejoindre le marcheur devant lui, deux hommes sortirent de l’obscurité d’une porte devant eux, visiblement armés de mauvaises intentions et des outils adaptés pour cette occasion. Fégor se fondit dans les ombres, ils ne l’avaient pas remarqué. S’adressant au joueur, ils l’abordèrent de front.

« Il parait que la chance t’a souri ce soir ? demanda le premier, un courtaud au visage bouffi.
– Un beau pactole que tu as ramassé, le seul souci, c’est que je n’aime pas perdre, enchaina le second qui avait dû y laisser une petite fortune quelques heures plus tôt, et tu vas donc me rendre ma part avec une petite compensation pour… le préjudice moral on dira ! »

Les deux voyous éclatèrent de rire à ce bon mot qui visiblement ne faisait rire qu’eux.
L’homme commença à reculer en sortant une lame courte de sous sa cape, acculé par ses agresseurs contre le mur d’une échoppe fermée il se prépara à se défendre.

« Je suis sûr que vous n’avez pas envie de vous battre messieurs, ce n’est ni l’heure ni l’endroit, nous sommes tous fatigués et ferions mieux de rentrer nous coucher.
– Il n’y a pas de meilleure heure pour ça, lui répondit le plus grand de ses adversaires, et c’est toi qui va te coucher, dans ta tombe. »

Il lança alors une attaque vicieuse visant les yeux de sa victime alors que le second, profitant de sa petite taille, se fendait pour embrocher l’homme. Mais ce dernier n’était visiblement pas dénué de talents martiaux car il para la dernière attaque tout en se penchant pour éviter la première. Le coup haut se poursuivit par un mouvement horizontal de la lame qui aurait scalpé l’homme s’il avait été plus lent pour se baisser dans une fente avant. Sa contre-attaque trouva la main de l’homme qui avait tenté de l’embrocher lui faisant lâcher son arme dans un glapissement de douleur.
L’homme se tourna vers le deuxième larron qui sentit sa volonté le lâcher. Il tourna les talons et entraina son malheureux compagnon avec lui dans la nuit.

Sans laisser le temps au bretteur victorieux de récupérer, Fégor s’avança dans le rue.

« Et moi, cher monsieur, je souhaiterais récupérer ma dague !
– Et ça t’aurait dérangé de venir me donner un coup de main, lança l’homme en rengainant son arme.
– J’ai trouvé que tu t’en sortais très bien sans moi Rheyf.
– Ouais, bah ce n’est pas passé loin quand même.
– Oh tu ne vas pas râler, tu adores ça en plus. »

Les deux comparses se regardèrent un instant avant que de discrets sourires n’apparaissent sur leurs mines réjouies et qu’ils n’éclatent de rire.

« Allez viens, je te paye un coup, le vieux Dam doit encore être ouvert à cette heure.
– Normal, il ne ferme jamais.
– Raconte-moi maintenant, tu as pu prendre contact avec le bourgmestre, j’ai vu que vous vous entendiez drôlement bien en sortant ?
– Tout à fait mon cher Fégor, je suis maintenant son ami et son compagnon de jeu. Comme prévu il m’a invité chez lui demain pour que je lui apprenne tous les coups de notre fabuleux art de joueurs de cartes.
– Parfait, c’est vraiment parfait, ça me laissera tout le temps pour aller visiter ses collections privées et voir s’il n’y a pas deux ou trois petites choses dont il peut se passer. Demain soir à cette heure nous serons riches mon cher Rheyf.
– Riches et loin !
– Oh oui et pour un petit moment sûrement. Si c’est pas la belle vie ça ! Au fait c’est toi qui paye la tournée, je n’ai plus une couronne, tu m’as tout raflé ! »

Le rire des deux complices résonna longtemps dans les rues de Marienkorf.

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