Challenge d’écriture n°26 – Texte n°5

Atorgael

Deux formes avançaient prudemment dans le brouillard. Un seul instant d’inattention et on se retrouvait vite séparé et hors de vue de celui qu’on accompagnait. Par endroit, ce brouillard brun opaque rendait difficile de distinguer le relief devant soi et impossible à voir quoique ce soit à plus de quelques pas.

Un observateur aurait pu voir la démarche hésitante du marcheur de tête qui se dirigeait à l’aide d’une carte rudimentaire protégée d’une enveloppe de plexiglas souple pour éviter tout contact avec d’éventuelles nappes acides. Nappes de brume que le brouillard traitre dispensait généreusement par endroit. Les individus avaient revêtu des tenues adaptées à ces conditions dangereuses, qui ne laissaient aucune chance aux imprudents et aux négligents. Mais même ces tenues ne tenaient pas longtemps dans les zones les plus acides, au bout d’une demi-heure, elles commençaient à se désagréger lentement.

Les marcheurs ne se trouvaient heureusement pas dans une telle situation, ils poursuivaient leur périple vers le but qu’ils s’étaient fixé aidés de la carte, d’une boussole, d’une lampe-dyn et de leur courage. A moins que ce ne fut le plus profond des désespoirs.

Un observateur aurait pu voir tout cela, mais tel n’était pas le cas car ils étaient seuls dans cet immense champ de ruines et de désolation; seuls depuis qu’ils avaient quitté l’abri n°960, le refuge surpeuplé où ils avaient passé les six derniers mois.

Six longs mois à survivre dans la promiscuité et l’inconfort d’une situation dont tous avaient depuis longtemps été avertis mais que peu de gens avaient voulu croire vraiment : la fin du monde.

Et le monde avait bien pris fin, le monde tel qu’ils l’avaient connu pendant des siècles avec sa modernité, son confort, sa sécurité. L’humanité avait reculé de dizaines de décennies, perdant pratiquement tout moyen de communication et de production; recul également sur les conditions de vie et de sécurité des quelques millions de survivants dont les deux hommes faisaient parti.

Ils avaient pris la décision de quitter l’abri souterrain après qu’un autre survivant soit parvenu à leur refuge. Ce dernier avait traversé la moitié de ce qui avait été leur ville avant d’échouer épuisé et malade des vapeurs toxiques qui avaient commencées à envahir sa combinaison. Il était mort deux jours plus tard mais son bref passage avait ravivé un espoir et une obsession pour les deux hommes : il était possible de sortir et de rejoindre d’autres survivants pas très loin d’ici.

Alors, un matin, ils avaient pris leur décision : ils allaient tenter de rallier un autre refuge. L’homme leur avait laissé pour tout héritage une carte de la ville annotée sommairement des principaux dangers et points de repère. Il n’avait pas eu le temps de leur expliquer comment il se l’était procurée, mais elle s’avérait juste et d’une aide précieuse pour les deux hommes. L’homme de tête s’y fiait aveuglement et, guidé par la boussole, il allait droit devant lui. À côté de lui, un peu en retrait, son compagnon l’aidait de son mieux en éclairant le chemin pour essayer d’en révéler tous les dangers.

Les deux hommes avaient un but : retrouver une femme qui était leur mère et épouse. Le père et son fils avaient ainsi espoir de la retrouver dans le refuge n°728 à quelques rues de là.

Le jour où la terre fut recouverte de la chape de poussière soulevée par la comète, ils avaient été séparés. Mais ils savaient qu’elle avait pu se réfugier tout à côté de leur ancienne habitation. Une communication, la seule qu’ils avaient réussi à établir avec le refuge n°728, avait donné l’identité des personnes présentes. Était-elle encore en vie au bout de six mois ? Ils ne pouvaient que l’espérer.

Ainsi, ils avaient revêtu deux des épaisses combinaisons du refuge sous les yeux désolés de leur congénères. Quelques-uns avaient tenté de les dissuader de partir mais la plupart s’en étaient moqué ne voyant là qu’une opportunité d’avoir moins de nourriture à partager dans les mois à venir.

Le système de filtration des combinaisons leur permettait de respirer un air sain à défaut d’être agréable; la moiteur intérieure devenait en effet insupportable. Les gestes se faisaient moins précis au fil des kilomètres parcourus. Régulièrement les deux hommes devaient faire une pause pour recharger la lampe-dyn par la petite manivelle et tenter d’essuyer l’intérieur de la visière embuée. Ils ne communiquaient que par signes, préférant économiser les batteries de la combinaison en n’utilisant pas la radio. Ils ne savaient pas ce qu’ils allaient trouver une fois à destination, peut-être auraient-ils à faire demi-tour même si dans quelques kilomètres cette option allaient devenir caduque, faute d’énergie.

Ils avançaient donc. Par leur visière, ils contemplaient tristement ce qui restait de leur ville. Des allées fleuries il ne subsistait rien, et partout des corps jonchaient le sol de manière atroce ou saugrenue, des corps par centaines, calcinés et déchiquetés par la vague de chaleur. Les rares malheureux à avoir survécus au souffle avaient péris asphyxiés, empoisonnés par les poussières et les brumes mortelles.

L’homme regarda sa jauge et constata que le point de non-retour avait été franchi. Ils n’avaient désormais plus qu’une alternative : trouver un abri ou mourir.

Sur leur parcours, ils avaient croisé plusieurs refuges, mais les corps partant des bâtiments indiquaient que leurs occupants étaient devenus fous ou inconscients du danger, en se précipitant à l’extérieur au devant d’une mort certaine. L’homme qui avait rejoint leur abri leur avait raconté de telles histoires dont il put être témoin. Histoires terrifiantes dans lesquelles des survivants s’étaient entretués ou avaient été jetés à l’extérieur par leurs congénères afin de s’assurer quelques jours de survie de plus. Qui pouvait bien savoir quelles autres horreurs avaient bien pu se dérouler à l’intérieur des casemates de béton et de fer.

Privé des ses repères sociaux, l’homme pouvait redevenir l’animal primaire qu’il avait réussi à juguler au plus profond de lui même durant des millénaires d’évolution.

Les deux hommes avaient eu de la chance car chacun avait su garder sa raison et sa santé mentale au sein de leur abri. Mais cela pouvait dégénérer très vite, une altercation plus virulente que d’habitude à cause de la faim et de la fatigue et le vernis de la civilisation pouvait disparaître en quelques instants et annihiler six mois d’efforts à se supporter.

Mais de toutes ces considérations, l’homme de tête était déjà bien loin, d’autant plus loin qu’il venait de trouver le dernier repère avant le refuge n°728. Il fit une dernière pause et indiqua à son fils le bâtiment sous lequel l’abri avait été construit.

Forçant l’allure, ils arrivèrent enfin à destination. Le refuge se trouvait dans les sous-sols et la descente fut rendue pénible et dangereuse par les gravats et obstacles jonchant le sol. L’homme arriva enfin devant le sas quelques minutes avant son fils qui avait été ralenti dans la descente. Il remarqua tout de suite que quelques chose n’allait pas, les capteurs d’étanchéités indiquaient un dysfonctionnement, de l’air vicié avait donc pu entrer et empoisonner les occupants et, alors qu’ils se rapprochait du hublot du sas, une figure apparut subrepticement dans l’encadrement vitré. Autrefois humain, le visage était déformé par une haine et une faim inextinguible, la souillure du sang et une sauvagerie bestiale la rendait plus animale que humaine. L’homme se recula vivement et son pied heurta un gravât le faisant basculer en arrière. Tout en tombant, l’homme sut qu’ils n’allaient pas retrouver l’être aimé et que la réalité allait être bien plus sinistre.

Tout se passa très rapidement : l’homme vit son fils arriver devant le sas et déjà il cherchait le moyen de l’ouvrir, nul visage ne le mettant plus en garde, il ignorait les horreurs qui attendaient derrière. L’homme voulu se relever mais sa cheville foulée l’en empêcha, il tenta alors d’allumer sa radio pour lancer un avertissement à son fils mais ce dernier lui tournait le dos et ses paroles ne furent pas entendues. Alors, dans un ultime geste, il retira le heaume de sa combinaison pour lui crier de reculer, mais malgré le geste désespéré de son père, le garçon avait déjà ouvert le sas scellant ainsi leur sort à tous les deux.

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