Challenge d’écriture n°26 – Texte n°4

Linuial

Alwin posa la grosse télé qu’il venait d’acheter chez un brocanteur sur le siège arrière de sa décapotable. Le soleil du sud accordait une attention bienveillante à ce mois de janvier particulièrement frais et le jeune homme se permit d’en griller une. Croisant son reflet dans une vitrine, une véritable star de cinéma lui fit face. Se souvenant de ce à quoi il ressemblait des siècles plus tôt, Alwin s’amusait allègrement derrière ses lunettes de soleil. Tel un dandy il se pavana sous les regards des gueuses de ce bourg et s’installa lentement dans sa voiture. Le moteur rugit. Conduire était un des autres plaisirs de cette époque. Lorsqu’il vécut dans ce qu’on nommait à présent le moyen-âge, il n’avait jamais eu l’occasion de manœuvrer autre chose que des brouettes. Etre aux commandes d’un tel engin était autrement plus exaltant. Il lui avait fallut un moment avant qu’il arrive à convaincre Théodoric de l’intérêt de passer son permis de conduire. Ce ne fut que lorsqu’il devint évident que voyager avec des chevaux et des ânes n’était plus assez discret, qu’Alwin eut gain de cause.
Bien calé dans son siège en cuir, il regarda dans son rétroviseur, mit son clignotant et partit bon train rejoindre son seigneur.

*

Maître Théodoric était assis dans sa salle de méditation et semblait converser dans le vide. La pièce se trouvait au second étage de la tour composant l’extrémité ouest de sa demeure. Une seule grande ouverture, composée de vitraux, peignait de ses lumières colorées l’espace circulaire. Le sol était magnifiquement ouvragé, recouvert d’une mosaïque complexe agrémentée de symboles et de représentations figuratives. Si on y regardait de plus près, on s’apercevait que la réalisation ne pouvait être artisanale. Tout semblait disposé parfaitement comme par magie. Au centre de la pièce, sur un fauteuil simple mais confortable, Théodoric s’agitait au milieu d’un dialogue musclé alors qu’il était seul en ces lieux. Au loin, un bruit de voiture annonçant l’arrivée d’Alwin se fit entendre et le maître se calma. Arrivant à sa destination perdue au milieu de la nature, le serviteur gara son « bijou » sous l’appentis et déchargea le poste de télévision. Il entra dans le vieux manoir en poussant péniblement la grosse porte en bois brut. Alors qu’il posait l’appareil sur une table du vestibule, une voix résonna dans son crâne : « rejoins-moi en haut, je te prie. » S’exécutant, il gravit les escaliers de pierre en colimaçon et arriva auprès de Théodoric qui continuait de discuter.

« Encore en train de parler tout seul ? » La remarque ne fut pas relevée.

« As-tu trouvé ce qu’il fallait ?

-Oui, oui, je vous ai rapporté vos cachets.

-Mais non, pas ça ! Morbleu, ta maudite médecine me tuera. Tu vois comment on me traite ?! »

Alwin avait pris l’habitude de cette manie de s’adresser à cette chose que seul son seigneur pouvait entendre. Il sourit.

« J’ai bien récupéré la machine à images, si c’est ce que vous vouliez savoir. » Un silence s’ensuivit un peu gêné.

« Pardonnez-moi, maître mais vous semblez bien contrarié. »

L’intéressé ne dit mot, faisant mine de regarder ailleurs. Alwin savait très bien ce qui préoccupait son immortel de maître et prépara patiemment un cachet en attendant que survienne la tempête. Celle-ci arriva sans faute :

« Je suis contrarié parce que demain je dois accueillir les enfants de mon prétendu cousin ! En tant de siècles de vie, jamais je n’ai eu à subir une telle inconvenance ! C’est tout de même insensé. Quel genre de parents faut-il être pour confier sa descendance à un inconnu ?!

-Vous n’auriez pas du répondre à ses missives. Pourquoi avoir commencé cette correspondance ?

-Son dada à ce dadais, c’est la généalogie ! J’ai du improviser et j’ai horreur de ça. D’ailleurs ça n’a pas manqué, ça a débouché sur une catastrophe.

-Tout de même…

-Comment cela ? Comment cela ?! Des enfants et huit par le ciel ! Huit ! Mes pauvres livres, mes artefacts, mes meubles. Que vont-ils devenir ? Et qu’est-ce que ça mange ces créatures là ? »

La tête dans les mains, Théodoric en faisait des tonnes même si d’une certaine manière sa détresse était réelle. Il faut préciser que ce grand sorcier, mage suprême occidental et alchimiste de renom chez les initiés était très attaché à son isolement. Alwin était sa seule compagnie depuis qu’il l’avait sauvé lors de la rencontre de l’an mille. Le monde de la magie vivait et vivrait toujours en marge de la réalité des simples mortels. Changeant régulièrement d’état civil pour ne pas attirer l’attention, les mages avaient appris à se protéger des gens simples. C’était mieux pour tout le monde mais, fatalement, cela n’aidait pas à la sociabilité, encore moins lorsque celle-ci était forcée. Alwin laissa sombrer sans pitié le cachet effervescent dans un verre en cristal et le regarda se dissoudre le temps de laisser un peu de calme revenir. Tendant la préparation, il finit par lâcher :

« Ca ne durera qu’une semaine… »

Théodoric sembla tétanisé, assimilant toute l’horreur de ce qu’impliquait cette phrase.

« Je n’ai pas été préparé à cela… »

*

Le lendemain matin, malgré tous ses espoirs d’une roue crevée ou de n’importe quel impondérable qui l’aurait soustrait à ses obligations, Théodoric accueillit le fier cousin et sa petite femme parfaitement permanentée. Magnifiques bobos cathos de droite, ils exhibaient leur progéniture gesticulante à l’arrière d’un utilitaire robuste. Le père de ce clan en pleine expansion remercia chaleureusement ce membre providentiel de la famille. Sa croisière en Méditerranée était sauvée.

« Vraiment cousin, mille mercis. C’est très aimable à vous.

-C’est tout naturel. »

Heureusement ou malheureusement, les civilités ne s’étirèrent pas beaucoup plus.
Alwin jubilait et, comme il s’y attendait, il vit son maître tenter discrètement un sort pour, sans doute, faire changer d’avis l’étranger. Flairant cet ultime moment de panique de Théodoric, Alwin avait substitué le livre nécessaire à l’exécution du sortilège avec un agenda de la poste acheté la veille. On ne pouvait lancer un quelconque sort sans avoir sur soi le livre adéquat correctement préparé. Le mage comprit soudain qu’il ne pourrait rien empêcher désormais et regarda impuissant Alwin aller accueillir les enfants. La voix incrédule de Théodoric raisonna entre les oreilles du serviteur facétieux.

« Alwin… C’était notre ultime chance.

-Ne vous en faites donc pas maître. Pensa-t-il en réponse. Cela nous fera du bien et qui sait, peut-être que la machine à images tiendra ses promesses. Un petit défi tous les trois siècles, c’est très saint.

-Alwin… non.»

Théodoric déconfit tendit la main vers l’utilitaire mais malgré ce geste désespéré du sorcier, le serviteur avait déjà ouvert la porte, scellant ainsi leur sort à tous les deux.

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