Challenge d’écriture n°46 – Estée R.


Estée R.
10.8/20 ?????
2ème

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Destination

Marco arrivait enfin au bout de son périple. Il inspira une grosse goulée d’air glacé et le laissa imprégner son corps, se propager dans ses veines, traverser tous les pores de sa peau, et lui piquer agréablement l’épiderme.

Il se sentait plus vivant que jamais, là, sur le sentier poussiéreux, à près de 3000 mètres d’altitude, pieds nus dans ses sandales, et sac en jute sur le dos. Cela faisait des mois qu’il voyageait ainsi, seul, démuni, ascétique. Le ciel était son toit, la terre son lit. Les ruisseaux étaient son outre d’eau, la végétation son garde-manger. Le soleil, la lune et les étoiles étaient ses seuls témoins.

Il avait cherché la mort, mais il ne l’avait pas trouvée. Il avait voulu éprouver la douleur physique pour oublier celle qui torturait son esprit, mais il avait découvert le sens de la vie, et aspirait maintenant à la rédemption. Il voulait une vie meilleure. Il désirait sauver son âme.

C’était pour cela qu’il se trouvait devant la cathédrale, le temple, ou quel que soit le nom de cet imposant carrefour spirituel.

Ses pas foulèrent une dernière fois le sable du sentier tortueux qu’il suivait depuis des lunes pour se poser soudain sur des pavés bien droits. La transition n’était pourtant pas brutale. Le paysage se muait lentement devant ses yeux, comme si la montagne se fondait dans la pierre à bâtir, dans les blocs de granit finement taillés. À n’en pas douter, il y avait du divin dans tout cela. Cela le rasséréna.

Oubliant de s’étonner d’entrer dans une petite cité de briques rouges alors qu’il gravissait un pic Népalais, il se laissa gagner par la félicité, plongeant tout entier dans la découverte du sanctuaire. Sa nouvelle demeure. Oui, car il ne quitterait pas ses lieux tant qu’il n’aurait pas racheté sa misérable existence.

De cet endroit émanait sagesse, conscience, sainteté. Il apprécia l’architecture, grandiose et simple à la fois, d’où ne ressortait aucune fioriture inutile ou luxe ostentatoire. Une pure beauté à vrai dire. Un mélange de styles et de genres, un mélange de symboles religieux, de cultes qui irradiait de sérénité. N’était-ce pas une étoile de David, au-dessus de cette porte de cathédrale Chrétienne surmontée d’un tympan finement sculpté de portraits de saints ? Et sur le côté ouest, n’avait-il pas affaire à un cirque dédié aux mânes des Romains ? Et puis la tour en arrière-plan, n’était-ce pas un minaret du haut duquel les fidèles étaient appelés à la prière ?

Il était fasciné, littéralement, et ne remarqua pas tout de suite que la porte s’était ouverte et qu’une force invisible l’invitait à entrer.

* * *

Ce n’était pas qu’elle soit réfractaire à la culture, ou incapable de rien retenir, Éline. Non. Ce qu’il y avait, c’était qu’elle se moquait de posséder certaines formes de connaissances.

Son cerveau était plein d’un tas de choses qui l’intéressaient, utiles autant que vaines, qu’elle avait entendues, enregistrées, apprises, emmagasinées. Mais les informations y étaient stockées en fonction de son intérêt, et remontaient à sa conscience en rapport direct avec ses besoins, ses instincts, ce dont elle se souciait. Pour le reste et bien, cela pouvait aussi bien demeurer dans les méandres nébuleux de son inconscient, elle s’en fichait royalement.

C’est pourquoi elle était là, les bras ballants devant la bâtisse, à se demander si elle était plutôt de style gothique, néo-roman, ou quoi que cela puisse être d’autre. Finalement, elle décida que cela lui passait encore une fois au-dessus de la tête et elle s’autorisa un sourire attendri à la pensée de son meilleur ami pour qui le savoir clair, net et cartésien était de rigueur. Il aurait détesté qu’elle ne puisse rien dire sur ce lieu sacré. Il lui aurait fait une leçon académique et elle ne l’aurait écouté que d’une oreille, que pour lui faire plaisir, que pour le bonheur d’entendre sa voix et la joie de le voir s’enflammer dans ses explications.

Donc, la bâtisse. Déjà, il lui semblait commettre un sacrilège d’oser appeler un bâtiment si majestueux : une bâtisse ! Mais elle avait tant de mal à décider ce qu’il lui inspirait vraiment qu’elle n’avait pas trouvé d’autre terme.

Derrière, se dessinait une chaine de montagnes, l’Himalaya ? Le Mont Blanc ? Qu’importait puisqu’elle rêvait !

De nouveau elle sourit. Oui, elle était en train de rêver, confortablement lovée dans ses draps de cotons bleu pastel. Il paraissait qu’on dormait mieux dans le bleu…

Il faudrait qu’elle se rappelle de ce rêve une fois éveillée, il promettait d’être passionnant, loufoque à souhait. Tout comme elle aimait.

Certaine qu’elle ne risquait rien, renonçant à chercher une quelconque part de logique à tout cela. Sans avoir envie de savoir ce qu’elle pouvait bien faire en tenue de plage devant Notre Dame de Paris perchée sur le toit du monde, Éline décida d’aller de l’avant, et s’approcha plus près.

* * *

— Bienvenue Éline.  Te voici arrivée.

Le personnage qui lui faisait face, devant la porte, était tout à fait extraordinaire. Impossible de lui donner un âge. Ses traits simples étaient dépourvus de toute ride, de toute irrégularité, de toute pilosité. Ils laissaient cependant transparaitre une sagesse millénaire. Le vêtement qu’il portait, flottait autour de lui et se confondait par endroit avec sa peau diaphane. Il n’avait ni souliers ni autre accessoire que sa toge fluide, souple, d’une couleur incertaine et d’une matière parfaitement évanescente.

Sur son épaule était perché un animal étrange, à la tête féline, au corps simiesque avec les bras rattachés aux flans par une membrane de peau comme les chauves-souris. Le tout de couleur olivâtre et dénué de poils. Ses yeux immenses et noirs la sondèrent en profondeur et elle ne put réprimer un frisson. Était-ce lui ou l’homme qui avait parlé ? Aucun son n’était sorti de leur bouche alors qu’elle avait eu conscience du moindre mot :

— Arrivée ? Mais où ? Quel est cet endroit ? Et qui êtes-vous ?

— Tu es arrivée à destination. Suis-nous, nous sommes ton guide, répondit la créature.

***

Marco frotta ses sandales poussiéreuses puis  poussa la lourde porte, aux battants de bois sertis de métal, qui s’ouvrit dans un bruit sourd.

Un instant, il fut suffoqué. En proie à la plus grande perplexité. Il venait de plonger dans un univers totalement insensé, qui fourmillait de monde. Il ne s’attendait pas à ce spectacle.  Un mélange de  hall de gare des années 50, de bureaux de préfecture, de marché couvert et d’aire de repos. Le tout dans un style baroque et une ambiance psychédélique due à des vitraux en ogives, aux formes géométriques et aux  couleurs vives.  Sur le mur du fond, on pouvait observer divers symboles religieux avec des guichets et de longues files d’attente. Au centre, des tapis, sofas moelleux, prie-Dieu vernis, ainsi que des bancs en plastique.

— Mais bon sang, qu’est-ce que c’est que cet endroit ? entendit-il sur sa droite, alors qu’il observait, tétanisé, des centaines d’êtres aux épaules voutées, qui erraient devant lui.

C’était une toute jeune fille en jupette jaune, avec des sandalettes tressées et un grand chapeau de paille. Elle respirait l’innocence, la joie de vivre, et le fixait de son regard curieux et interrogateur.

— Et savez-vous où est passé mon ange ?

— Votre ange ?

— Oui, cet étrange personnage avec un singe chauve-souris sur l’épaule ! Il a disparu, ajouta-t-elle comme il tardait à répondre.

— Je n’en ai aucune idée, mademoiselle.

— Oh, appelez-moi Éline, voyons. Et vous êtes ? Il me semble que, tout comme moi, vous n’êtes pas d’ici.

— Je suis Marco Elfunti. Et, oui je ne suis pas d’ici. Mes pas m’y ont porté et vous ?

— C’est un rêve qui m’y a amenée.

— Un rêve ?

— Oui, évidemment ! Cela se voit non ? Rien ici n’est logique. Ce mélange des genres, cet embrouillamini de style, ma tenue de plage… Même vous et votre accoutrement de vagabond, tout cela n’est que le simple fruit de mon imagination.

— Moi ? Mais…

— Mais oui, même vous Marco. Vous êtes juste de passage dans mon rêve. Ah ! Mais j’aperçois mon guide là-bas. Je cours le rejoindre. À bientôt, M. Elfunti !

***

Cette conversation incroyable, dans un lieu tout aussi improbable inquiéta Marco plus qu’elle ne le conforta  dans l’idée qu’il était arrivé à destination. Il retourna son attention sur les personnes qui traînaient leur carcasse dans ce grand hall. Il y avait beaucoup de vieillards, mais pas seulement. Des gens de tous horizons, des enfants qui portaient leurs yeux étonnés tout autour d’eux, comme des adultes dans la fleur de l’âge. Un panel de d’humanité, sans distinction de sexe, de condition sociale ou d’origine géographique. Certains étaient hagards, perdus, comme éteins. D’autres semblaient sûrs d’eux, comme s’ils connaissent déjà les lieux. Il y en avait encore qui ronflaient simplement sur les bancs, tandis que les derniers priaient avec ce qui semblait de l’acharnement, ou du désespoir. Cela grouillait autour de lui. Grouillait avec une lenteur toute administrative.

— Oui, c’est bien de cela qu’il s’agit.

À nouveau une voix s’adressait à lui. Mais différente de celle de la petite Éline. Une voix venue d’ailleurs. Pour tout dire, qui venait de l’intérieur de sa tête. Il sursauta et aperçut la femme, ou l’homme, il ne savait pas bien, qui le considérait avec bienveillance, une espèce de truc bizarre sur l’épaule. Oui, elle avait raison la gamine : un singe chauve-souris, affublé d’un ange.

— Que voulez-vous dire ?

— C’est bien de cela qu’il s’agit Marco. Vous êtes dans la partie administrative de cette maison.

— Pouvez-vous me dire ce qu’est cet endroit ?

— Il est votre destination, Marco.

— Je vous entends, mais permettez… Je voudrais comprendre. Je cherchais cet endroit sans savoir ce qu’il est vraiment. Et j’avoue être dérouté par ce que j’y vois.

—Je vais vous faire visiter, vous comprendrez certainement mieux. Devant vous se situe la salle de transit. Les âmes y sont en attente d’affectation.  Chacune doit se présenter devant le guichet qui lui correspond pour se faire enregistrer. Ensuite, il lui faudra attendre d’être appelée et suivre sa destinée.

— Les âmes ?

— Oui, bien sûr.

— Donc je suis mort, c’est bien ça.

— Oh… Vous l’ignoriez encore ?

— Effectivement… Et je crois ne pas être le seul…

Marco déglutit avec difficulté, le cœur lourd soudain. Il était mort. C’était donc ça… Il comprenait mieux ce monde à présent. Il comprenait mieux son parcours. Cette sensation d’étrangeté qui ne le quittait pas, ce flottement intellectuel. Instinctivement, il chercha des yeux l’enfant qu’il avait renversé ce jour maudit de décembre. Mais il ne pouvait distinguer les traits d’aucun  gamin.

— Certes, vous n’êtes pas le seul. Il arrive régulièrement que des âmes arrivent ici sans la moindre idée de leur décès. Mais cela ne dure jamais très longtemps. L’acceptation, ça c’est une autre affaire. Nous avons une pièce spécialement réservée pour ce genre de cas. La salle d’isolement. Voulez-vous y passer un moment ?

— Ce ne sera pas nécessaire. J’ai accepté ma mort depuis longtemps. Ma vie n’a été qu’une succession de déceptions et de désastres. Ce qui m’importe aujourd’hui, c’est ce qui se passe ici.

— Bien parlé mon ami. Vous avez donc compris ce qu’est cet endroit ?

— Il me semble, oui. Les âmes des défunts passent par votre sanctuaire avant d’accéder aux différents lieux de « villégiature » que sont l’enfer et le paradis. En gros, je me trouve ici au purgatoire.

La créature sourit avec une espèce de pitié dans le regard, puis secoua la tête. Ils étaient arrivés, tout à leur conversation, à la porte ouest du grand hall, où s’avançaient lentement une cohorte de corps tremblotants, presque transparents. Marco prit conscience qu’ils se ressemblaient tous, au contraire de ceux de la grande salle. Il s’agissait des âmes qui avaient passé la partie administrative et allaient au-devant de leur destin. Il franchit la porte accompagné de son guide et se retrouva dans une arène de cirque romain.

— Je crains qu’il n’y ait méprise mon ami. Il ne s’agit point ici de damnation, ni de vie éternelle. Il ne s’agit que de recyclage.

— Recyclage ?  Vous parlez de recycler les âmes ? Vous voulez parler de réincarnation ?

— Si vous préférez ce mot, oui, je parle de réincarnation. Nous voici sur l’aire de départ des âmes vers leur nouvelle vie.

Marco observa un moment l’arène où une silhouette fantomatique s’avançait. Arrivée au centre, elle leva les bras et s’éleva de quelques mètres dans un halo de lumière. Elle tourbillonna un instant sur elle-même avant de redescendre sur le sable, irradiant de l’intérieur. Alors, la porte du minaret sur lequel donnait le cirque romain s’ouvrit et la forme illuminée s’y dirigea de son pas qui ne laissait pas de trace.

— Cela me va aussi… Tout ceci est fascinant, réellement.

— Bien ! Je crois qu’il est temps que vous alliez vous enregistrer dans ce cas. Vous me semblez prêt.

— Encore une question, si vous permettez. Pour mon âme. Ma rédemption ? Comment cela doit-il se passer ? Vous dites qu’il ne s’agit pas de damnation, mais cette scène, avec la lumière, ce doit être un jugement, non ? Sinon, comment savoir dans quel corps m’envoyer ? Je… Aurais-je droit à une meilleure vie que celle que je viens de quitter ?

— Oh, je crains que vous ne vous fassiez, là encore, quelques illusions sur nous. Ici nous n’avons que faire de votre vie d’avant, comme nous ne nous soucions en rien de votre prochaine existence. Nous nous occupons uniquement de la transition. Votre nouvelle affectation ne dépend d’ailleurs que du pur hasard. Cette lumière n’est qu’une loterie. Vous pouvez avoir été la lie de l’humanité et vous retrouver princesse de Galles, comme vous pouvez avoir vécu en saint homme et vous retrouver gamin des rues à Bombay.

À cet instant Marco, sentit l’amertume le submerger. Ses convictions les plus intimes l’avaient trahi. Il se sentait vidé. Pas de rédemption. Aucune certitude quant à un avenir radieux. Rien qu’il puisse faire pour améliorer son quotidien. Racheter ses fautes… D’une certaine manière, tous les espoirs étaient permis. Mais il trouvait cela tellement injuste ! Tellement hasardeux et finalement douteux…

— Vous n’êtes donc pas des anges… murmura-t-il pour lui-même.

— Je crains que les anges, comme chacune de vos divinités n’aient en effet pas cours ici, mon ami. Chacun y voit ce qui doit l’aider à passer le cap. Moi-même ne suis pas ce que vous voyez en ce moment. Je ne suis qu’un effet de votre esprit, un reflet de vos espoirs et de vos croyances. Tout comme ce qui nous entoure.

Marco tourna la tête, sonné par ces paroles. Autour de lui, les couleurs se fanaient. Une odeur de mort et de saleté lui envahit les narines et il redécouvrit les lieux d’un œil neuf. L’étoile de David n’était plus qu’un panneau d’indication des différentes directions : bureau d’accueil, salle d’attente,  aire de transit et autres lieux de la maison. Le minaret n’était plus que la vieille cheminée de l’usine à recycler les âmes, par laquelle elles s’échappaient dans un nuage noirâtre. Et la porte de la cathédrale, soudain sertie de ferraille rouillée et surmontée de pierres de lave grossièrement taillées, n’était plus que la porte de son propre enfer…

Il réprima un rire nerveux, rattrapé par l’absurdité de sa situation. Ainsi son imagination avait essayé d’enjoliver la vérité ! Mais il aurait dû s’en douter : ce singe moribond sur le guide ne cadrait pas du tout avec l’idée qu’il se faisait d’un ange.

Il eut une pensée émue pour la jeune fille qui croyait rêver. Son réveil serait douloureux.

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