De la sirène lubrique

II – Au manoir – II

Le manoir du chevalier-souverain Artkhof dominait la petite ville de Beledburg. Construit quelques cent cinquante années avant, il faisait toujours figure de fière bâtisse. Sa fortification plus récente lui assurait un rôle important quant à la défense de la route côtière vers Marienkorf.

Le seigneur du manoir, maître des terres environnantes, était nerveux.
L’aube allait se lever dans quelques heures et point de nouvelle de sa livraison. Voila qui n’était pas rassurant.
D’une corpulence que les années n’avaient pas entamé, il avait toujours ce maintien qui avait fait de lui un chef militaire respecté sur les champs de batailles. Au service du Comte-souverain de Marienkorf depuis sa plus tendre enfance, il avait réussi à gravir tous les échelons pour finalement être investi du titre de chevalier-souverain. Un honneur que peu de personnes pouvaient se targuer d’avoir.
Cinquante années plus tard, toutes ces heures de batailles et de gloire semblaient bien loin, quant au petit Klaus il n’existait plus depuis longtemps. Le chevalier-souverain Artkhof était aigri et désabusé.

Faisant les cent pas devant l’âtre toujours chaud mais dont la braise commençait à noircir, il vidait verres sur verres. Comme il s’apprêtait à ouvrir une nouvelle bouteille de vin, il fut interrompu par des coups discrets à la porte de la grande salle de réception.

« Seigneur, il est arrivé. »

Reposant verre et bouteille, le chevalier Artkhof ouvrit la porte et suivi son serviteur.
Dans la petite cour intérieure, il vit enfin tout l’objet de son impatience. Un vieux cheval traînait une petite carriole au fond de laquelle une grande caisse avait été recouverte d’une bâche. Cette caisse ne pouvait que contenir sa commande passée trois mois avant au sorcier nécromant de Larht. Le conducteur de l’équipage sauta sur le sol et se présenta au maître des lieux.

« Seigneur Artkhof j’imagine ?

– Par le diable, que faisiez-vous ? Voila trois heures que vous auriez dû être là !

– La discrétion prend du temps et j’ai été très discret, comme les termes de l’accord le stipulaient. »

Les roues de la carriole étaient en effet enrobées de chiffons, tout comme les sabots du cheval. Personne dans Beledburg n’avaient dû les entendre passer.

« Bien, bien, personne ne vous a vu donc.

– Personne ne sait rien et personne ne saura rien, une fois la dernière partie de l’accord remplie.

– Votre argent, oui bien sûr. Ernst, payez cet homme ! »

Le serviteur sortit alors une pointe d’acier noir dont un liquide vert s’échappait de l’extrémité creuse, il l’enfonça dans le flanc du livreur. Ce dernier ne poussa pas un cri, les yeux révulsés de stupeur, il s’écroula sur les pavés de la cour.

« Il n’est pas mort j’espère, nous en avons besoin pour nourrir notre bestiole.

-Non seigneur, j’ai fait selon vos ordres, il devrait reprendre conscience juste un peu avant le prochain repas.

– Finissons-en alors, range-moi cette carriole où tu sais et ne me réveille pas de la matinée. »

Heureux et soulagé d’en avoir terminé pour cette nuit, le chevalier Artkhof rentra afin de la continuer bien au chaud.
Voila une affaire rondement menée, se dit-il, les choses touchent à leur but, enfin.

Déjà son esprit repassait la liste des prochaines étapes et un petit sourire pointa lorsqu’il arriva à la dernière, la plus jubilatoire, tout ce pour quoi il œuvrait depuis près de dix ans.

La nuit se finissait également à la Sirène lubrique, Herrman avait renvoyé sa dernière serveuse une fois assuré qu’il pourrait s’occuper des derniers clients.
Les habituels poivrots gisaient depuis longtemps sur le sol, aux premières lueurs de l’aube il se ferait un plaisir de les jeter dehors.
Sa façon à lui d’entretenir sa forme et de conserver une musculature digne de se nom.

***

Puissamment bâti, l’aubergiste faisait parfaitement honneur au peuple nain.
Aussi haut que large, Herrman, de son vrai nom Marnenlagher brise roc du clan des marteaux de pierres noires, inspirait le respect et la crainte aux plus tapageurs de ses clients.
Honnête sur la fraicheur de ses repas et la qualité de sa bière, il s’était fait au fil des ans, une petite clientèle fidèle, composée en grande partie de marins. Une petite vie tranquille en somme.
Bien sûr il avait toujours la nostalgie de ses montagnes et c’est pourquoi, de temps en temps, il fermait son établissement pour partir et “sentir les cailloux” comme il aimait à le dire. Il lui était arrivé de partir ainsi durant des semaines. A son retour, c’était autant d’histoires, réelles ou imaginaires, dont il régalait ses clients toujours bons publics.

La nuit avait été calme, et rentable, il y avait eu juste ce petit incident entre les jeunes marins tout frais débarqués de leur première mise à l’eau et cet inconnu au sujet de la jeune fille. Herrman se demandait bien ce qu’ils avaient bien pu tous lui trouver; trop maigre sans aucune forme, elle ne valait pas les femmes de son clan.

Cette pensée lui inspira d’ailleurs d’entreprendre un nouveau voyage prochainement.
Quant à l’homme, il était arrivé cinq jours avant, Dieter Romenentorf était le nom qu’il avait donné. Lui et son compagnon, un petit-homme discret nommé Olaf, avaient loué une chambre dans l’auberge d’Herrman. La facture était payée pour encore une bonne semaine. Voila bien le genre de client qui fait le bonheur de tout aubergiste.
Romenentorf était d’ailleurs encore dans la salle, il discutait avec la jeune fille qu’il avait pris la peine de secourir. Le petit-homme était parti se coucher depuis longtemps.

La discussion semblait être arrivée à son terme, allez savoir de quoi ils avaient parlé toute cette nuit. Sûrement pas de la bagatelle, l’affaire aurait été conclue bien plus tôt. En tout cas, la fille semblait ravie, un large sourire éclairait son visage fatigué.
Ils se dirigèrent vers la sortie et Romenentorf lança alors à son logeur.

« Nous partons demain, la chambre sera libérée en fin de matinée.

– Et pour l’avance ? Demanda le nain suspicieux et anxieux à l’idée de devoir rembourser.

– Considérez cela comme un acompte pour ma prochaine visite.

– Et vous comptez revenir quand au juste ?

– Qui sait ? »

Sur cette dernière parole, il se dirigea vers la porte et Herrman fut tout surpris de voir le petit-homme sortir d’un coin d’ombre pour passer devant son compagnon.
Depuis quand était-il là ? Il était pourtant sûr de l’avoir vu prendre la direction des chambres. Ses petit-hommes, pas moyen de savoir par où ils passent, de vraies anguilles.
Alors que la porte se refermait, Herrman se décida de faire ce voyage, il était grand temps pour lui d’aller sentir le caillou. Quelques petites choses à mettre en ordre et il partirait, trois semaines au moins, peut-être cinq selon l’humeur.

***

Le capitaine Gunter se réveilla en sursaut. A coté de lui, Davia la serveuse bougea dans son sommeil, il venait de se rappeler une chose. Il avait déjà vu la jeune femme de la Sirène lubrique, en tout cas son visage.
Au début il n’y avait pas prêté attention, mais maintenant ça lui revenait, ce visage était celui d’un de ces mousses. Ce dernier avait été trop curieux et il avait dû s’en débarrasser dans l’estuaire. Voila ce qui arrivait aux fouineurs.
Ça devait remonter à trois mois de cela mais il s’en souvenait parfaitement car ce mousse avait résisté un moment avant de se faire embroché.
Et voila qu’une donzelle avec ce même visage débarquait. Qui était-elle ? Sa sœur sûrement, tout au moins quelqu’un de la famille proche. Que voulait-elle ? Si elle le recherchait, lui, Gunter, elle n’allait pas être déçue et il en ferai son affaire tout aussi radicalement.

Cherchant à se rendormir, le capitaine Gunter se retourna au fond de son lit et essaya de penser à autre chose. En vain.

Comments are disabled for this post