Monsieur Albert

Monsieur Albert est un homme ordinaire, très ordinaire.

Tous les matins monsieur Albert se lève tôt pour se rendre à son travail. Comme des milliers de personnes il travaille dans ce grand centre des affaires de la banlieue ouest parisienne, à la Défense. Il est heureux dans la vie, son travail ne le passionne pas mais il le fait avec application, de manière très professionnelle. Ce qui lui plait le plus dans le fait d’aller gagner son salaire tous les jours, ce sont les trajets.

Il habite un petit appartement en banlieue nord et tous les matins il utilise le réseau express régional pour arriver juste au pied de la grande tour de verre sur le Parvis. Son appartement est à deux pas de la station RER, une aubaine quand il pleut, il s’y engouffre tous les matins à six heures trente -sept très exactement pour ressortir sur l’Esplanade cinquante sept minutes plus tard. Dix minutes de plus et il est assit à son bureau.

Son trajet est long, mais monsieur Albert aime les transports, là il peut y assouvir son dada, son hobby, sa passion. Monsieur Albert aime regarder les autres voyageurs, non par voyeurisme, rien de sale ni de pervers, mais pour se constituer toute une collection d’images en tête. Car monsieur Albert dessine des gens, leurs visages. Depuis tout petit monsieur Albert, même si le monsieur est venu plus tard, se plaisait à croquer les visages de ses camarades de classe, de sa famille partout, tout le temps. Sur un bout de papier, sur un mur ou sur une nappe (ce qui lui a d’ailleurs valu quelques punitions bien cuisantes).

Au fil des années, monsieur Albert s’est ensuite mis à dessiner dans des petits carnets à spirales aux feuilles blanches de papier recyclé. Dernièrement il a commencé à se payer de véritables carnets de dessinateur, ceux dont chaque feuille est aussi épaisse que la couverture d’un livre de poche. Des carnets de dessins, monsieur Albert en a des dizaines, rangés et classés par années sur des étagères un peu partout dans son appartement. C’est une passion qui le dévore littéralement. Dès qu’il rentre chez lui le soir à dix-neuf heures douze, il se penche sur ses carnets et reproduit tous les visages qu’il a mémorisés dans la journée. Cela l’occupe jusque tard dans la nuit. Monsieur Albert vit seul maintenant, il ne dérange plus personne.

Mais monsieur Albert a un problème, depuis qu’il est « monté à la capitale » pour travailler, il n’ose pas trop regarder les gens en face, un complexe idiot de provincial se dit-il ; au bureau on le trouve d’ailleurs un peu bizarre car il est presque impossible de croiser son regard. Mais ses collègues ont fini par s’y habituer et il n’y a que les petits nouveaux pour évoquer le sujet de temps en temps. Il n’empêche qu’avec son problème, monsieur Albert a bien failli ne jamais pouvoir faire ses dessins. Incapable de regarder les gens en face, comment en faire leurs portraits ?

Alors monsieur Albert a trouvé une technique toute simple et bigrement efficace, une technique qu’il utilise depuis bientôt trente cinq ans : il regarde le reflet des gens dans les vitres du métro ou du RER. C’est infaillible, en sous-sol dans le noir des tunnels, les vitres sont de véritables miroirs, parfaits pour observer les gens sans qu’ils s’en aperçoivent. Bien sûr il arrive parfois que la personne observée regarde elle aussi par la fenêtre et que les regards se croisent, mais monsieur Albert fait mine de rien et se concentre sur les petites lumières de signalisation des tunnels, il revient à l’observation de son sujet une fois que ce dernier a tourné la tête ou qu’il a changé d’angle. Avec cette technique et sa prodigieuse mémoire visuelle, monsieur Albert peut remplir ses carnets chez lui.

Il y a cependant une petite chose qui le gêne : il sent que ses dessins ne sont pas entièrement fidèles à ses sujets, mais il ne sait pas en quoi, il n’arrive pas à pointer du doigt ce qui ne va pas. Et puis il y a les absents. Il les a appelé comme ça une fois après avoir essayé de se souvenir du visage d’une jeune femme qu’il était sûr d’avoir vu mais dont il ne se souvenait plus des traits, impossible de la dessiner. Au fil des ans ils sont devenus de plus en plus nombreux d’ailleurs. Alors monsieur Albert se dit que c’est son âge et sa mémoire qui lui jouent des tours.

Les premières fois ça l’a un peu agacé de ne pas pouvoir dessiner ces visages, puis il a fini par s’y habituer et quand ça lui arrive, il ne tente pas vainement de s’en souvenir, il passe au suivant. Il y a tellement de visages à reproduire que ça n’a finalement pas beaucoup d’importance.

***

Un soir, monsieur Albert est rentré chez lui avec toute une série de portraits à coucher sur son carnet. Après un rapide diner, il va s’installer à son atelier de dessin et commence à sortir ses affaires, ce rituel préparatoire le rassure, il le fait depuis des années sans y penser. Il ouvre le carnet à la première page blanche et commence à repenser à ce premier visage. Mais ce faisant, l’image qu’il pensait avoir à l’esprit quelques secondes auparavant disparait de sa mémoire. Encore un absent. Le suivant subit également le même sort, puis le suivant… En tout il ne peut coucher sur le papier que trois portraits. Tous les autres sont des absents.

C’est la première fois que ça lui arrive et ça le trouble et monsieur Albert en est incapable de trouver le sommeil. La situation est tout de même préoccupante et elle doit avoir une explication. Sa mémoire aurait-elle des problèmes ? Son âge est-il en cause ? Va-t-il devoir arrêter de dessiner ?

Alors il arpente son appartement de long en large passant et repassant devant les rayonnages de carnets qu’il ouvre parfois au hasard pour se rassurer sur sa faculté à dessiner avant de les bien les remettre en place. Puis il passe à un autre… Ce manège se poursuit une bonne partie de la nuit et monsieur Albert finit par se rendre compte de quelque chose d’extraordinaire.

Monsieur Albert ne croit pas au surnaturel, il est convaincu que toute chose a une explication rationnelle, il est trop cartésien pour se laisser embarquer dans des divagations mystiques ou fantastiques. Mais force est de constater que ce qu’il vient de remarquer est tout de même troublant. Alors il reprend tout depuis le début.

Il regarde consciencieusement ses carnets, un ou deux par an puis deux ou trois sur une période de cinq ans. Finalement il doit se rendre à l’évidence, les preuves sont là et ses premiers soupçons s’en trouvent confirmés : tous les visages des premiers carnets sont ceux de personnes jeunes d’une vingtaine d’année alors que ceux des dernières années sont des personnes de plus de cinquante ans.

Monsieur Albert comprend alors les subtiles variations, les différences et les contradictions qu’il ressent parfois quand il dessine, il ne dessine pas les visages tels qu’ils sont, mais tels qu’ils seront au même âge que monsieur Albert au moment où il couche ses dessins sur le papier.

Monsieur Albert ne peut nier ce constat, il a les carnets en mains, preuves de ses déductions. Il est atterré, comment une telle chose peut-elle être possible ? Comment son inconscient peut-il fonctionner pour aboutir à un tel résultat ? Est-il capable de voir l’avenir des gens ? Épuisé par sa nuit blanche, monsieur Albert s’endort dans un coin de son salon, entouré de dizaines de carnets ouverts dont les visages semblent tous tournés vers lui.

Quand il se réveille le matin il est déjà tard, c’est la première fois que ça lui arrive, il va louper son train et arriver en retard au bureau. Tout occuper à se préparer le plus vite possible, il ne repense pas trop à la soirée de la veille, il remettra de l’ordre dans tout ça en rentrant ce soir. Enfin prêt, il arrive sur le quai à huit heures vingt trois, mais c’est pour y constater que tous les trains sont annulés et qu’une grande agitation règne dans la gare. Monsieur Albert essaye de se renseigner en écoutant les commentaires des autres voyageurs car les guichets sont pris d’assaut par des gens hystériques, il entend vaguement des mots accidents, catastrophes mais n’arrive pas à remettre tout ça dans l’ordre. Il s’est apparemment passé quelque chose de grave mais il n’arrive pas à en définir la nature exacte. Il décide alors de rentrer chez lui, il y a peu de chance pour qu’il puisse se rendre à son travail aujourd’hui de toutes façons.

En arrivant il branche la radio mais il tombe sur une page de publicité, il commence donc à l’écouter d’une oreille distraite en rangeant les carnets épars. Quand les informations reprennent, c’est un flash spécial sur les derniers évènements du matin relatant un terrible accident en gare du Châtelet où plusieurs rames sont entrées en collision sans explication apparente. On parle de défaut de signalisation, de malversation et on finit par évoquer une possible piste terroriste. Le journaliste donne l’heure à laquelle le drame s’est produit et monsieur Albert en lâche le carnet qu’il tient à la main : c’est son train, la rame qu’il prend tous les matins depuis des années.

Pâle, le souffle coupé, il s’assoit lourdement dans son fauteuil. S’il ne s’était pas endormi si tard la veille, il aurait été dans ce train, et il serait peut-être parmi les nombreuses victimes, peut-être serait-il mort à l’heure actuelle. Ses jambes flageolantes le portent à peine vers le petit bar où il va se servir un alcool fort, le premier qui lui tombe sous la main, un vieux fond de Cognac. Monsieur Albert pleure alors sur ces victimes, il devait en croiser certaines qui, comme lui, prenait ce train tous les jours à la même heure, tous ces visages qu’il ne reverrait plus, tous … Les absents !

La révélation est foudroyante, monsieur Albert est tétanisé sur place, à peine capable de penser encore, les absents, ce sont ces personnes qui n’atteindront pas son âge, il le comprend maintenant, il sait pourquoi hier soir il n’a pas pu dessiner tous ces portraits. Telle est sa capacité, son pouvoir sur le monde et les gens, savoir s’ils vivront aussi vieux que lui. Mais ce pouvoir doit avoir des limites pense aussitôt monsieur Albert, car il n’aurait pas pu les dessiner non plus la semaine dernière, ni il y a trois jours. Sans doute ne peut-il voir à travers ses portraits le destin de la personne que pour les heures qui suivent.

Monsieur Albert pleura de longues heures sur ce destin si cruel, allait-il être encore capable de dessiner en ayant la hantise de ne pas voir le visage de la personne qu’il aura croisée quelques heures avant ? Comment pourrait-il vivre sans dessiner d’ailleurs ?

Monsieur Albert reprit le chemin du travail quelques jours plus tard, c’est un vieil homme accablé de chagrin qui arriva au bureau, son air triste ne surprit personne car tous savaient qu’il aurait pu faire parti des victimes de la catastrophe.

Ce que personne ne savait par contre, c’est que monsieur Albert avait tenté de faire son portrait le matin même après s’être longuement regardé dans sa glace.


Texte écrit pour le challenge d’écriture n°37

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