De la sirène lubrique

I – La traversée – I

«J’crois qu’il y a quelque chose dans la cale ! Capitaine, vite, v’nez voir ! »

Le capitaine Gunter fut ainsi tiré de sa douce somnolence par les cris alarmés de Hans, son nouveau mousse.

« Qu’est-ce que tu me racontes, bien sûr qu’il y a quelque chose; tu crois qu’on est en mer pour quoi, une croisière !

– Je … j’voulais dire quelque chose de pas normal, capitaine. Je suis descendu prendre mon repas et j’ai vu la caisse du fond bouger, vous savez, la grande, noire, celle qu’on a embarquée tantôt.

– Qu’est-ce que tu vas me chercher encore. Prends la barre, je descends voir. J’espère que t’y as pas touché au moins.

– N… non capitaine, j’m’en suis juste approché, pour voir, mais j’l’ai pas ouverte, j’vous jure.

– Viens ici et fais gaffe aux récifs, ils sont traîtres par ici.

– Mais il fait nuit, on voit pas à cinquante pas !

– Garde le cap, c’est tout ce que je te demande. Tu vas pouvoir faire ça tu crois ?

– Euh oui capitaine.

– Pour être tranquille j’te fixe la barre, t’as juste à surveiller, vas te placer à la proue, et ouvre l’œil ! »

Sur ces dernières paroles à son mousse, le capitaine Gunter descendit dans la cale de son petit bateau. Taillé pour la rivière, sa voile large et basse et son fond plat en faisaient le parfait esquif pour les eaux peu profondes de l’estuaire de Marienkorf. Surtout par temps calme comme ce soir. L’idéal pour passer inaperçu des patrouilles côtières impériales.
De plus, cette nuit sans lune arrangeait bien les affaires de Gunter, ça lui avait évité de faire appel à la magie, toujours des frais supplémentaires qui vous rendaient rapidement un voyage beaucoup moins rentable.

Arrivé dans la petite cale, il avança le dos courbé jusqu’à la grande caisse noire. Il s’en approcha prudemment et s’assura de la présence de son talisman d’os sous sa chemise. Rassuré, il commença à soulever le couvercle pour en dégager un coin.
Gunter se saisit alors de son amulette et se recula lentement, comme pour ne pas attirer l’attention d’un prédateur caché au fond de la caisse. Puis il attendit, osant à peine respirer.
De la caisse une brume noirâtre sembla commença à s’écouler lentement, formant un petit nuage opaque et huileux elle se mit à flotter à quelques pouces du plancher.

Puis, comme mue par une conscience maléfique, la brume se déplaça, elle se dirigea vers la volée de marche menant au pont, marquant à peine une pause devant le capitaine qui osait à peine poser les yeux sur cette manifestation maléfique.
Il reprit une respiration normale une fois que la brume fut entièrement sortit. Il se permit même de relâcher son talisman et de sortir sa pipe, il n’y en avait plus pour très longtemps avant de pouvoir remonter sur le pont.

Du pont justement, des cris lui parvinrent, ceux de Hans, le mousse comprenait enfin pourquoi le capitaine l’avait embarqué et ce n’était pas forcément pour le former et faire de lui un vrai marin comme promis.
Les cris cessèrent enfin et un bruit de succion les remplaça, dégoûtant, écœurant, mais il n’avait pas eu d’autre choix. La bête devait se nourrir, son employeur le lui avait bien dit, sinon le risque de la voir sortir et se repaître de tous les occupants de l’embarcation devenait trop grand passé la mi-nuit. Une perspective inacceptable pour le capitaine Gunter.

Quelques minutes plus tard, alors qu’il finissait de tirer la dernière bouffée de sa pipe, la brume regagna la caisse, plus lente que lors de sa sortie, elle semblait repue.
Le capitaine Gunter referma vivement la caisse et remonta sur le pont. Du mousse il ne restait rien qu’un tas de vêtements occupés par les restes d’un corps vidé de toute substance qu’il s’empressa de jeter par-dessus bord.
Reprenant la barre, le capitaine Gunter pensa délicieusement à ce qu’il allait faire de sa prime. Il y avait une certaine serveuse, dans une certaine auberge, qui allait être ravie de le voir rentrer au port.

” Bien sûr qu’il y a quelque chose dans la cale, tu crois qu’on est en mer pour quoi ? Une croisière ! ”. Elle était bien bonne celle-là, il faudrait qu’il la replace à son prochain mousse, pensa-t-il en éclatant de rire.

***

Beledburg. Petite ville de province aux ruelles pavées, sombres et désertes; son manoir seigneurial fortifié, siège de l’autorité en la personne du chevalier-souverain Klaus Artkhof; son port où une dizaine d’embarcations flottent au gré des vagues créées par les remous du grand fleuve; son auberge pleine à craquer.

Le capitaine Gunter était enfin chez lui. Autant qu’il était possible de se sentir chez soi pour un marin ayant passé une bonne partie entre deux rives. Sa dernière livraison effectuée il était rentré sur Beledburg pour attendre la suivante. L’histoire de quelques jours tout au plus. D’ici là, il avait de quoi profiter un peu de la vie et de ces rares moments de joies, la bourse pleine à son côté allait y être pour quelque chose.

Trônant sur sa chaise personnelle à haut dossier placée à proximité de la cheminée, une chopine de terre contenant sa troisième bière de la soirée à la main, il avait tout pour être heureux.

Là au milieu de la “Sirène lubrique” il était connu et respecté de tous. Pas mal de vieilles connaissances étaient présentes et il y avait le lot de jeunes marins à peine dégrossis tout contents d’avoir fait leur premier voyage.

Le capitaine Gunter n’était pas heureux pourtant, Davia, sa serveuse attitrée, n’était pas là. Herrman lui avait bien assuré qu’elle n’allait pas tarder, une histoire de famille la retenait, mais cela faisait plus d’une heure qu’il attendait et son humeur commençait à tourner mauvaise.

C’est dans cet état d’esprit que le capitaine tourna la tête vers la lourde porte de l’auberge lorsqu’elle s’ouvrit pour faire entrer les odeurs du port et de la marée dans la salle. Le tumulte cessa un instant, le temps que les clients puissent observer le nouvel arrivant.
Son visage éclairé par les lanternes placées juste à bonne hauteur, laissa l’assemblée muette un peu plus longtemps que d’accoutumée avant que les premiers quolibets ne fusent d’un peu partout de la salle.

« Salut beauté ! Tu viens prendre un verre ?

– On est sortie toute seule ce soir ?

– Envie de voir la cabine d’un vrai marin ma jolie ? »

Le capitaine ne se joignit pas à ce concert, il convint cependant que la jeune femme, qui venait d’entrer, était fort jolie et très attirante, et qu’avec quelques années de moins il aurait été le premier à se manifester.
Mais baste, ça ne l’amusait plus et il décida de laisser les jeunes loups de mer s’amuser.

La jeune femme, apparemment insensible aux propos tenus sur sa personne, entra dans l’auberge pour se diriger vers Herrman. Le tenancier nain, du haut de son estrade derrière le bar, l’écouta d’une oreille distraite, frottant un verre qui n’avait aucune chance de devenir propre, le torchon affichait un état de saleté déplorable. Pour finir il regarda la jeune femme et lui signifia la fin de l’entretien par un non de la tête.
Elle entreprit alors de faire le tour de la salle en regardant tous les clients présents. Cela fut comme un signal pour le groupe de jeunes hommes, leur chef prenant les devants.

Il jaillit de sa chaise pour venir bloquer le passage de la jeune femme pendant que deux autres rustauds se plaçaient derrière elle.

« Et bien, qu’est-ce qu’on a là les gars ? On peut vous aider mam’zelle ? »

La réponse de l’interpellée, si elle en formula une, fut noyée sous un flot de rires gras. Poussant son avantage, le chiot en rut lui saisi un bras.

« J’ai l’impression que tu s’rais pas contre de grimper au mât toi ! »

Ce disant il commença à l’attirer contre lui quand une voix grave le coupa dans son élan.

« Je ne suis pas sûr que cette demoiselle ait envie de te parler et je te conseillerai de la lâcher.

– Qui c’est qui dit ça, mont’ ta trogne si t’as pas les foies. »

Du fond de l’auberge, un homme se leva de son tabouret et un chemin se matérialisa entre lui et le groupe de jeunes marins. Poussant la fille entre les bras d’un de ces compagnons trop content du cadeau, le fanfaron sortit une courte lame. Pas le moins du monde impressionné, l’homme avança vers lui.

« Attention à ne pas te couper tout de même ! »

La rage balaya les dernières traces de bon sens et le marin chargea en poussant ce qu’il voulait être un impressionnant cri de guerre. Il ne vit pas la suite du bref combat, l’homme s’écarta vivement, lui saisissant la main armée au passage, lui fit exécuter un demi-tour au passage et lui asséna un violent coup de tête en pleine face. Un vilain son d’os brisé retentit dans toute la salle.
Le jeune marin s’effondra sur le sol, le visage en sang. L’attaque et le contre avaient duré à peine 2 secondes. Le capitaine Gunter se dit qu’il avait observé des squales être moins rapides sur leurs proies.

Voyant cela, trois de ces compagnons voulurent se jeter sur l’inconnu mais celui-ci brandissait maintenant une lame dans chaque main, cela eu pour effet de tenir ses agresseurs loin de lui.
La démonstration semblait avoir été suffisante.

« Si vous pouviez relâcher cette demoiselle, je vous en serai reconnaissant et je pourrai envisager de vous laisser partir d’ici vivants. Je crois que votre compagnon a besoin de soins. »

L’offre généreuse sembla combler tous les espoirs des marins et ils ne se le firent pas dire deux fois.
Emportant leur infortuné camarade, ils sortirent sous les rires de leurs aînés. Les conversations reprirent comme si rien ne venait de se passer, Herrman rangea le gourdin qu’il avait sortit au cas où il aurait dû intervenir et le capitaine Gunter finit sa bière.
Il avisa alors que Davia venait d’arriver. Peut-être était-elle là depuis plus longtemps, mais le spectacle l’avait un moment détourné de son attente. Il se désintéressa donc de la jeune fille et de son sauveur, tous les deux partis s’installer au fond de l’auberge, sans doute en train de discuter de la récompense qu’elle allait être en mesure d’offrir à son héros.

Ainsi allaient les soirées tranquilles à la “Sirène lubrique”, haut lieu de loisirs de Beledburg.

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