Challenge d’écriture n°49 – Anthony


Anthony
14.8/20 ?????
1er

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IVL Apocalypse

Il n’avait suffi que d’une fraction de seconde pour que le paysage du serveur ne soit modifié, n’accepte l’extension et fusionne avec le nouvel espace. Celui-ci s’était matérialisé près de la forêt d’arbres géants que codait Sylvain de Solace et le programmeur avait déjà amassé près de la nouvelle frontière une térachiée de processus d’analyses. L’espace était pour l’instant vierge de toute présence et se présentait comme une surface parfaitement plane, immobile, emplie de ténèbres luisantes qui ne demandaient qu’à être sculptées et creusées par les programmes et les processus qu’un des résidents ne tarderait pas à lancer.

Je m’apprêtais à lancer mes propres routines, matérialisées sous la forme d’oiseaux dotés de dizaines d’yeux mais j’hésitai. A la vitesse à laquelle nous réfléchissions tous, ce n’était que quelques fractions de centièmes de secondes, mais, je le savais, cela suffisait pour être pris de vitesse. Un espace non revendiqué qui surgissait de nulle part dans notre serveur, ce n’était pas courant. Quelqu’un avait dû rajouter une barrette mémoire en local ou connecter une clef USB. Ou peut-être même avait capturé un morceau de cloud sans affiliation mais qui serait assez fou pour le relier, vierge de toute protection, firewall ou programme anti-intrusion, à notre monde ? De telles surfaces étaient recherchées par nous tous pour avoir de plus gros espaces de stockages, héberger plus de données, des programmes plus lourds et plus performants, construire nos terrains de tests ou simplement nos zones de loisirs… Celui qui avait fait ça cherchait-il à ranimer les guerres internes au serveur que nous avions mis des mois à enterrer et au prix de dizaines de gibioctets corrompus ? Cela ne pouvait pas être autre chose… D’une pensée, je commandai à mon programme de cartographie l’affichage des flux de données qu’il pouvait capter sans sortir de mon territoire. Le résultat apparut devant moi et était sans appel. Tous les grands acteurs du serveur étaient de sortie et encombraient les circuits neutres de leurs analyseurs. Je voyais les louves noires de Gurthang se frayer un chemin entre les autres programmes plus faibles, moins souples, moins véhéments. La manœuvre était agressive, les louves n’hésitaient d’ailleurs pas à montrer les dents, et elles allaient forcément réveiller de son sommeil apparent Man_Wë. Cela ne manqua pas et les grands cygnes blancs de l’homme apparurent sur ma carte après quelques femtosecondes. Je commandai à mon programme de terraformage de me hisser de façon à pouvoir embrasser tout l’espace vierge d’un regard. Un rocher se désolidarisa des autres données sous mes pieds et flotta jusqu’à la hauteur voulue. Pendant l’ascension, une alerte de message instantané clignota sur mon interface.

— Salut Spysky, lâchai-je sans regarder l’avatar du programmeur. Que me veux-tu ?

— Dans les circonstances actuelles, je me demandais pourquoi tu ne te joignais pas à l’attroupement. Personne n’a osé faire le premier pas de peur de déclencher les hostilités et je m’étonne que tu ne te sois pas mis sur la liste des belligérants à venir… Ce n’est pas ton genre d’attendre que tout le monde se tape dessus et de venir achever le dernier encore debout.

Je connaissais Spysky depuis les premiers jours du serveur, avant même que nous ne soyons coupés de notre accès à internet. Durant les dernières guerres, il était resté neutre et ce petit malin avait ramassé les miettes des cadavres des vaincus sans ne perdre aucune ressource ou donnée. Autrement dit, je me méfiais de lui comme du ver Conficker.

— Ce serait plutôt ton style, ça, commentai-je.

L’avatar afficha un sourire mais ne nia pas.

— Je vais être franc avec toi. Depuis la dernière défragmentation, ma zone d’influence a migré à l’opposé de celle de BigJim et tu t’es retrouvé à côté de lui. Il a une dette envers moi et je sais que ce gros lard va vouloir se tailler la part du lion, même si c’est pour la refiler à Gurthang en échange d’une faveur. Ouvre-moi accès à ta zone de transit et laisse-moi solder mes comptes. En exécutant mes attaques depuis ton territoire, il n’aura pas le temps de réagir.

Ce fut au tour de mon avatar de sourire en entendant cette proposition. Spysky savait que je n’appréciais pas non plus BigJim et voulait en jouer.

— Et qu’ai-je à y gagner de mon côté ? Si je te laisse faire, je me le mettrais à dos, et pas seulement lui, mais tous les autres players qu’il a asservi. Ils sauront parfaitement d’où proviennent les assauts et je te sais suffisamment doué en code pour imiter mes programmes et ma signature et leur laisser penser que tu n’as rien à voir dans tout ça.

— Et alors ? Quand je lui aurais mis la raclée qu’il mérite, je te laisse cinquante pour cent de son territoire, et accès à ses bases de données et ses bibliothèques de programmes. Le jeu en vaut la chandelle.

Je n’eus pas le temps de répondre que l’alarme de ma cartographie se mit à clignoter. Je sentis Spysky quitter la conversation précipitamment et je reportai mon attention sur le nouvel espace. Les cygnes de Man_Wë s’étaient mués en dragons cristallins tandis que les louves de Gurthang avaient pris la forme de cerbères qui rivalisaient en taille avec les reptiles. Je lançai aussitôt un scarabée-espion qui allait passé inaperçu avec l’agitation du réseau et je me connectai aux fluctuations locales. De ce que je percevais, Man_Wë, en éternel redresseur de torts et de partisans de la justice, voulait partager le nouveau territoire en parts égales entre tous les résidents. Gurthang tenait la position qu’elle avait toujours eu et prônait la loi du plus fort, qu’elle se ferait un plaisir d’appliquer sur son interlocuteur, de ses propres dires.

Mes programmes d’analyse continuaient de leur côté à exécuter leurs processus. Ils ne trouvaient rien, parce qu’il n’y avait rien à trouver. Des dizaines de tebioctets attendaient qu’on plante un drapeau sur ce territoire. Et si, réalisai-je soudain, et si cet espace libre, cette clef USB ou ce disque dur connecté à notre serveur ou ce morceau de cloud était une porte de sortie pour regagner le réseau mondial et surfer de nouveau sur internet ? Si un utilisateur, connaissant l’état dans lequel se trouvaient les programmeurs dématérialisés que nous étions, n’attendait que ça : que nous nous battions, que nous nous déchirions et que le meilleur soit capable de se transférer dans ce volume de stockage mobile. Quel imbécile j’étais, Man_Wë ne serait pas sorti de son sommeil pour si peu, il avait deviné ce qui devait être en jeu. Gurthang également, et d’autres acteurs de premier plan… Il s’agissait là d’une sélection naturelle à l’échelle binaire. Alors que les données et les programmes continuaient à s’amonceler le long des territoires frontaliers et des zones neutres, je levai les yeux vers ce ciel noir qui nous surplombait depuis des milliers de cycles, comme si je m’attendais à voir un œil, un visage qui nous observait dans ces ténèbres. Il y avait autre chose. Si je poussais à peine plus loin ma réflexion, alors il était parfaitement envisageable que nous ayons été piégés ici par la même personne qui pouvait vouloir nous en sortir. Une espèce de gigantesque test grandeur nature.

— Recensement, dis-je à voix haute.

Aussitôt, le processus se matérialisa devant moi en un cylindre blanc luminescent et le saisissant de mes deux mains, je le dépliai jusqu’à ce qu’il prenne la forme d’une feuille plane.

— Liste-moi les programmeurs et le volume après compression de leurs données irréductibles.

Les chiffres défilèrent devant moi, trop vite pour que je puisse les suivre des yeux. Pendant le calcul, je jetai un coup d’œil vers le bas de ma tour. L’espace autour des deux principaux protagonistes commençait à se corrompre. Chaque programme était en train de détourner les informations locales pour les agréger dans les routines d’attaque, tandis que les alliés des uns et des autres se massaient.

— Ils sont bloqués, entendis-je derrière moi. C’est une situation amusante, aucun des deux ne peut détourner une partie de ses processus pour pénétrer dans le nouveau territoire sinon l’autre le taille en pièces. Sais-tu que tu pourrais infléchir la situation dans un sens ou un autre avec seulement vingt-huit pour cent de tes capacités ?

— Je le sais, Spysky. Tout comme toi, avec quarante-quatre pourcent, mais tu n’en feras rien, n’est-ce pas ?

Je me maudis d’avoir oublié de fermer les canaux de conversation avec l’extérieur, mais peut-être cela aurait-il attiré l’attention des logiciels espions qui se promenaient sur mon territoire malgré mes traques régulières. Je décidai de passer la discussion en mode texte et je ne prêtai pas attention à la réponse de Spysky. Les calculs de Recensement venaient de se terminer. Deux-cent-cinquante-six résidents piégés dans ce serveur, qui pouvaient tenir dans un volume de quatre-cent-douze tebioctets. Il fallait que je persuade tous ces hommes et femmes de se débarrasser d’une partie de leur personnalité, de leurs souvenirs, de leurs codes superficiels, et nous pourrions tous tenir dans cet espace ouvert à tous les vents.

— Hermès, appelai-je.

Le programme en question apparut à mes côtés, sous la forme d’un serpent ailé que j’envoyai aussitôt vers Man_Wë et Gurthang, accompagné de sous-routines de protection et d’une de suppression. Si la situation devait dégénérer, je préférais dilacérer mes codes en bits inutilisables que les offrir sur un plateau aux autres programmeurs. Ma cartographie, toujours active, me signala le transit d’un programme de Spysky dès que j’eus lancé le mien et les deux paquets d’informations remontèrent le flux de données aussi vite qu’ils le purent. Je rentrais à mon tour dans la danse, je voyais par les yeux du serpent, je recevais les informations qui le heurtaient.

M’immerger dans la peau d’un programme me fit comme une cure de jouvence et je compris que depuis la fin des guerres internes, je m’étais replié sur moi-même, défaitiste ayant accepté sa prison numérique, bidouillant plus par habitude que par passion des programmes dans ma zone de tests. Mais là, cette situation, c’était du concret. Mon serpent / j’ ouvri(t)(s) la gueule et j’absorbai par réflexe de prédateur un programme espion du Baron Rouge à qui j’envoyai aussitôt un message d’excuses. D’un battement d’ailes, je ralentis ma course, éparpillant des données parasites autour de moi et je me cabrai entre les dragons de Man_Wë et les cerbères de Gurthang.

— Dégage, Mithril ! grondèrent aussitôt les dizaines de trio de gueules bavantes.

— Laisse-le parler ! tonnèrent en réponse les reptiles métalliques.

Je fis grandir le reptile de façon à ce qu’il surplombe les deux armées et je me retournai un instant. Je reconnus et perçus le programme de Spysky sous la forme d’un corbeau rouge posé nonchalamment sur la tête d’un amas bleu glace d’un programmeur que je ne connaissais pas. Puis je pris la parole. Je leur exposai mon hypothèse d’un test géant pour ne garder que le plus performant et le plus doué des programmeurs parmi nous par une tierce personne, à l’extérieur du réseau, qui aurait besoin d’un résident dématérialisé pour une mission sur le réseau mondial, je leur faisais miroiter une clef de sortie, hypothétique, mais que je voulais rendre plausible à leurs yeux. Qui l’était de toute façon. Je leur exposai le fait que nous pouvions tous investir cet espace dans le même mouvement et nous en sortir tous ensembles, laissant nos animosités passées derrière nous pour les reprendre sur internet si le cœur nous en disait. Mais retourner sur internet avant tout. Refaire régner nos lois sur des volumes de données dont nous avions oublié la taille, à la vitesse de processeurs qui avaient encore dû évoluer pendant notre exil forcé. Nous étions les deux-cent-cinquante-six plus grands programmeurs, hackers et crackers à notre époque, il était temps de retourner voir si des petits nouveaux voulaient nous concurrencer. J’essayai pendant plusieurs microcycles de jouer sur leur envie commune de jouer sur un territoire illimité, avec des ressources que nous n’avions plus touché depuis des éons. Je vis du coin l’œil les dragons de Man_Wë perdre quelques écailles qui furent bientôt remplacées par des plumes. Les têtes surnuméraires des chiens de Gurthang s’érodèrent en pluie de 0 et de 1.

— Tu parles beaucoup, et tu parles bien, Mithril, est-ce parce que tu sais que tu n’as aucune chance de triompher si nous nous battons ? me demanda Gurthang.

La femme avait matérialisé son avatar de guerrière en armure noire devant ses chiens. Je ne savais pas si elle venait parler en personne, mais elle faisait au moins le geste de ne plus parler à travers ses programmes. J’abandonnai alors la forme du serpent pour reprendre figure humaine et je sentis Man_Wë et d’autres faire de même.

— Ne cherche pas à me provoquer, tu sais bien que c’est inutile.

— Mais à coup sûr, tu es conscient de ce que tu nous demandes. Abandonner nos routines, une partie des codes qui compose notre être, nos souvenirs d’humains quand nous étions encore matériels, pour que tous, même les plus insignifiants, même le deux-cent-cinquante-sixième d’entre nous s’échappions de là. Et que se passerait-il si cet espace n’était que ce qu’il paraît être ? Un volume vide à modeler et prompt à accueillir nos données ?

— Alors nous nous redécouvririons, répondis-je. Sans les souvenirs de nos guerres, de nos possessions, nous pourrions reconstruire sur du neuf quelque chose de complètement différent.

Je vis soudain apparaître des interfaces de commande devant chaque humain assemblé. Toutes clignotaient et indiquaient l’arrivée d’un nouveau message. Mais rien pour moi. Je vis Gurthang l’ouvrir, le parcourir en vitesse et porter un regard carnivore sur moi. Elle désolidarisa le message de son interface et celui-ci prit la forme d’une feuille de papier.

— Tu es un petit malin, Mithril. Tu l’as toujours été. Mais je ne pensais pas que tu étais un traître.

Le cerbère le plus proche se rua soudain sur moi et j’esquivai l’assaut des virus incrustés dans ses routines de justesse. Un paquet de données corrompues s’échappa de son corps tels un pseudopode mais je roulai sur le sol pour me présenter directement sous la patte levée d’un des dragons de Man_Wë. Lui aussi passa à l’attaque mais le programme diamantin que j’appelai à moi transperça la créature en faisant voler son code en éclats. Ce fut alors une ruée indescriptible. Les programmes des uns et des autres se lancèrent vers ma position approximative et je fus sauvé de justesse à nouveau par l’encombrement des flux dans ma direction. Les virus et vers protéiformes se mirent à ralentir, ce qui me laissa le temps de fuir vers la seule zone libre. Celle de l’espace vierge.

Au lieu de faire un simple pas en avant dans les ténèbres, je franchis une barrière visqueuse, emportant avec moi des lettres et des chiffres plutôt que des fragments de binaire. J’eus aussitôt l’impression de mettre le pied dans un dessin d’Escher à la complexité élevée à la puissance mille. Des colimaçons sans fin traversaient le volume gigantesque, tandis que des escaliers et des escalators impossibles s’imbriquaient dans les espaces libres. Là, je discernai des formes géométriques sans logique, que mon œil ne comprenait pas, que la physique, que la mathématique informatique interdisait formellement. Il y avait des rubans de Moebius à profusion, animés et zigzagant entre des arbres portant des paquets de données sous forme de fruits inconnus. Puis, je les vis, surgissant du sol ou s’agrégeant depuis le néant, des pièces d’échecs grandeur nature qui me menaçaient de leurs armes. Comme pour les arbres, les formes, les escaliers, elles n’étaient qu’amas d’illusions optiques et de tromperies pour mon cerveau qui se remettait avec peine de l’attaque. Si la plupart me semblait bien réel, je me rendis vite compte que leur forme générait d’autres pièces dans les espaces négatifs, toutes aussi armées.

— Impressionnant, tu dois l’avouer toi-même, dirent-elles à l’unisson.

Je ne répondis pas. Fermant les yeux, j’abandonnai l’idée de donner un sens à ce que j’avais sous les yeux quand ma nature de base, même dématérialisée, ne pouvait l’appréhender. Je me raccrochai avec peine à du tangible. Gurthang qui me traitait de traître, tous ceux qui m’avaient écouté avaient dû recevoir le même message me dénonçant pour je ne sais quel crime.

— Je peux te le dire, dit une voix unique.

Rouvrant les yeux, je vis devant moi un corbeau rouge à la forme torturée, spiralé, comme pris dans un tourbillon interne. Il avait trois ailes dont les positions relatives changeaient sans cesse, deux becs, beaucoup plus que deux yeux et des plumes qui n’avaient rien d’organique. Autour de lui, gravitaient sous la forme de texte, les pensées que je venais de tenir. Un nouveau mot apparut : test. Celui que je venais de formuler silencieusement.

— Spysky… murmurai-je.

— Eh oui, mon cher Mithril. Gurthang avait raison, tu as toujours été d’une intelligence au-dessus de la moyenne, mais je t’ai surpassé. Je t’ai piégé. Tu es à moi à présent.

— Tu ne me feras pas croire que j’étais ta cible depuis le commencement de cette affaire. Tu n’aurais pas eu besoin d’étaler tant de ressources pour n’avoir que moi. Et surtout, tu ne serais pas venu me voir pour te laisser un accès à BigJim plutôt.

— Ah, ça… Ce n’était que pour passer le temps, mais je te le concède, dit le corbeau en se posant sur une branche morte surgissant du sol, j’ai dû adapter ma stratégie initiale. Je pensais vraiment que tout le monde allait se ruer dans mon monde et me nourrir des codes de leurs programmes les plus performants.

Bien que je doutasse de la réussite de mon entreprise, je me jetai soudain en arrière pour tenter de franchir la frontière que je savais derrière moi. Qui était derrière moi, mais mes lignes de code se heurtèrent à un mur de métal.

— Ca, par contre, c’était prévisible, commenta Spysky.

— Comment as-tu fait pour générer un tel espace en apparence vide ? Comment as-tu pu dissimuler tous tes agissements à tes voisins, aux espions, aux mouchards ? Ne me fais pas croire que ton territoire est clean à cent pour cent, c’est impossible.

Je ne savais pas quoi faire. J’étais véritablement pris au piège. Je venais d’appeler un de mes programmes avec la séquence cachée dans mes mots et celui-ci n’avait pas réagi. J’étais complètement démuni, coupé de mes armes, de ma bibliothèque. Le seul espoir que j’entrevoyais était de le faire parler en attendant que les autres résidents du serveur ne percent la frontière à leur tour. A moins que mon geôlier n’ait tout prévu.

— Tu oublies que je suis Spysky. J’ai codé autrefois le spybot le plus performant, indétectable, quand toi et Man_Wë vous programmiez encore des Tetris dans vos chambres. Et pour répondre à ta question, oui, les autres voient en ce moment même une image de toi et de tes serpents d’attaque en train de les insulter à grands renforts de gestes obscènes. Ils finissent de conclure les termes de leur traité pour répartir ton territoire et ils arrivent, ne t’inquiète pas.

— Très bien. Alors, raconte-moi, tu me dois bien cela. Tu as toujours été prétentieux, ne va pas me faire croire que tu vas nous faire tous disparaître sans révéler à quiconque comment tu as fait.

— Hum… Tu as raison. Soit, j’accède à ta demande, répondit le corbeau en penchant la tête avec un regard amusé. Le principe est simple. Si je voulais créer une partition invisible à tous de mon territoire, il fallait que je fasse de la place. Je me suis débarrassé de tout le superflu, ce que tu proposais d’ailleurs à tous plus tôt, et j’ai codé un programme de compression. Mais j’ai utilisé un nouveau langage. Chaque unité peut stocker beaucoup plus d’informations qu’un simple octet par exemple. Et cela fonctionne, dit Spysky en étendant une de ses ailes pour pointer le paysage derrière lui. Mais je crois y avoir laissé ma raison en chemin ! Après, j’ai désolidarisé mon territoire conventionnel et celui-ci et vous ai fait croire qu’il émergeait du néant, comme une nouvelle unité de stockage.

Des coups sourds résonnèrent derrière moi.

— Ils arrivent enfin, commenta Spysky. Ils sont tellement sûrs d’eux et tellement aveuglés de colère que même Man_Wë ne se demande pas pourquoi je leur ai dit que tout ton discours n’était qu’une façon de nous encapsuler dans des formes inoffensives et nous absorber après. Ils n’avaient qu’une envie, reprendre le combat et avait seulement besoin d’une étincelle. Ils méritent ce qui va leur arriver.

Le corbeau se mit à enfler. Des parts de lui tombèrent au sol et se désagrégèrent en lettres tandis que d’autres poussaient. Les pièces d’échecs se jetèrent dans la forme cloquée de chair et de lignes de codes puis la créature que devenait Spysky absorba ses propres arbres, les rubans et toutes les structures à portée d’œil. Il ne resta bientôt plus du programmeur qu’un gigantesque reptile, une hydre titanesque dotée de sept têtes noires couronnées d’or, aux regards de flammes, aux écailles d’onyx et aux griffes comme des hallebardes.

— Je sais que c’est une piètre consolation, dit le reptile d’une voix qui ébranla mon code, mais tu as raison. Il y a quelque chose au-dessus de nous qui veille sur notre serveur et qui nous regarde. Elle verra bientôt que je suis le dernier en lice et me libèrera. Et je la dévorerai à mon tour. Je dévorerai tout internet. Je serai légion.

Les assauts contre la frontière de l’espace de Spysky redoublèrent et une fissure apparut. J’eus une flambée d’espoir en voyant que Man_Wë et Gurthang pouvaient venir à bout de la barrière quand je vis la griffe plantée dans le métal et d’où partait la crevasse.

— Et dire que si quelqu’un d’autres était passé avant toi, tu aurais peut-être entrevu le piège, dit Spysky en élargissant la lézarde. Je crois que je ne pouvais rêver meilleur dénouement.

Et le monstre se rua, rugissant, hors de son monde. Il m’élimina d’un coup, comme on chasse un moucheron de la main.

 

Le processus ne répond plus. Pas de redémarrage possible.

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