Challenge Flash n°4 – Estée R.
Dragon
Les guerriers arrivaient de l’est à grands renfort de cris farouches, sous les derniers rayons du soleil qui étiraient leur ombre sur la plaine. Le vent balayait les herbes folles qui ondulaient sous ses assauts. De loin en loin, quelques rochers trouaient cette large étendue verdâtre entre forêts, collines, marécages et escarpements abruptes. Ils montaient à cru d’horribles molosses aux jarrets puissants. Des Mérus, qu’on ne pouvait dompter, qu’il fallait « prendre » en route, usant de cette touffe de poils qu’ils portaient fort à propos à l’échine et qui permettait, une fois sur leur dos, de se diriger.
En chasse depuis une semaine, ils étaient ivres de conquête et leurs mains restaient tachées du sang de leurs massacres. Bardé de cuir et de fer, dague au poing, vengeur et vindicatif, Dragon menait une poignée d’hommes, qui évoluaient à ses côtés, grimés de boue mêlée de rouge, poussant des feulements démoniaques. Leur mission touchait au but, rien ne pourrait les arrêter. Ils se sentaient tout puissants, exaltés, et se frappaient la poitrine entre deux retentissements de cors.
De ce glorieux peuple de chasseurs, Dragon était l’enfant chéri, le héros d’origine obscure. Le dire grand était un euphémisme. C’était un pic enneigé, à la musculature brute, au torse foisonnant de frisettes noires, qui avait un visage taillé à la dague, une mâchoire sévère, un regard aussi inquiétant qu’un ciel d’orage. Son nom, Dragon, venait du premier être qu’il avait tué.
Les nuages s’étaient amoncelés dans le ciel, obscurcissant la plaine. Les rares endroits où perçait le soleil prenaient une teinte d’or orangé aux accents irréels tandis qu’une pluie fine s’invitait à la fête.
Un rugissement retentit au-dessus de l’équipée sanguinaire. Une ombre passa, puis une autre. Des créatures sombres aux reflets rougeâtres, aux ailes déployées, aux griffes fuselées et au sourire carnassier se posaient autour d’eux, leur barrant le passage. Enfin ! Les dragons attaquaient ! Leur nid n’était pas loin. Aucun ne devait en réchapper.
*
Un coup de tonnerre déchira la plaine alors qu’un éclair fendait le ciel et Dragon se retrouva seul au monde. Seul au milieu de l’apocalypse.
Un silence entêtant fondit sur la plaine comme une coulée de lave. Il sentit ses tympans près à exploser et tomba à genoux, lui qui n’avait jamais plié.
Il tomba les mains dans la terre humide et chaude, entre les herbes en feu et la fumée noircie par la pluie, entre les cadavres de ses compagnons et ceux des dragons. Son Méru aux crocs meurtriers, éventré, brûlé, la gueule dans l’eau croupie. Que s’était-il passé ?
Il contemplait le carnage, hagard, le cœur au bord des lèvres… Incapable de comprendre quelle suite d’évènements l’avait conduit à ce chaos. Était-il le seul rescapé parmi les siens ?
Devant lui, gisait le corps d’un jeune dragon, les cornes à peines émergées de son front poupin, les ailes encore si frêles qu’elles devaient difficilement le porter. Un enfant qui serrait un œuf contre son sein. Et il fut pris de nausées. Comme si le cadavre était celui de son propre frère.
Il était pourtant dans son bon droit ! Ce n’était pas sa race qui était censée disparaitre de la surface de la Terre, mais bien celle de ces affreuses créatures ailées, si semblables à eux et si différentes en même temps, taillées dans le roc et la colère, indigne de confiance ! L’Ennemi héréditaire de son peuple !
Mais toute sa fougue l’avait abandonné. Toutes ses certitudes aussi. Envolées en même temps que la foudre et la nuit avaient envahi l’espace alentours. Envolées à la vue d’un œuf de dragon légèrement fêlé. Il rampa piteusement, pour s’éloigner de cette vision, pataugeant dans la fange. Le poids de l’incompréhension et de la honte lui vrillant les entrailles. D’où pouvait venir une telle culpabilité ?
Lorsqu’elle apparut, émergeant du chaos, les hanches ondulant de concert avec les flammes, il crut à une apparition divine. La déesse de la Terre en personne venait à sa rencontre, déliant ses longues jambes. Elle lui prenait la main. L’aidait à se relever. Lui caressait la joue. Car elle savait, elle, quels sacrifices il avait fait, sa vie durant, lui, le petit qui n’avait pas de mère, pour servir les siens, redorer le blason des chasseurs, leur rendre honneur et gloire. Elle savait qu’il avait raison de haïr les dragons, cette peuplade qui prenait de l’ampleur et se répandait sur la Terre aussi sûrement et rapidement que la vermine ! Une larme perlait au coin de son œil gauche, sa bouche si tendre tremblait légèrement quand elle se détourna de lui pour contempler l’enfant dragon. Puis elle releva la tête. Ses yeux de biches le transpercèrent de part en part et il s’aperçut qu’elle avait la peau rouge et quatre petites cornes inclinées vers l’arrière du crâne.
*
Dragon fut arraché à la terre en même temps qu’à ses pensées, décollant du sol pour se retrouver une centaine de mètres plus haut. Son cœur, son courage et ses espoirs retrouvèrent leur vigueur aussitôt. Une rage de vivre le submergea. Mais alors, des éclairs de compréhensions s’insinuèrent en lui : il était dans les cieux, il volait dans les bras d’une dragonne, la plus belle et envoutante des créatures, et il avait certainement tué son enfant.
La vitesse était enivrante. Il glissait littéralement entre les gouttes de pluie, engourdi par le vent qui hurlait dans ses oreilles, les yeux écarquillés, mais complètement aveugle.
Il n’avait pas peur pourtant. À quoi bon à présent qu’il allait mourir ? Au contraire, il ne pouvait s’empêcher d’être fasciné par cette expérience incroyable. Quelle liberté, quelle puissance ! Et il se prit un instant à goûter au bonheur de voler.
— On m’appelle Dragon, et toi, qui es-tu ? demanda-t-il à la dragonne, un brin revêche, comme elle ralentissait enfin son allure.
— En quoi cela t’intéresse-t-il ? Toi qui es venu pour nous détruire, moi et tous les miens ?
— Je veux en savoir plus sur toi.
—Parle-moi d’abord de toi, Dragon. D’où te vient ce prénom ?
— De la première créature que j’ai vaincue…
— Hum… Dans ce cas, moi, tu peux m’appeler Humain.
La dragonne écarta les bras, laissant choir son fardeau. Dragon, le pic enneigé, poussa un hurlement de stupeur.
— Mais je préfère me faire appeler « Révélation », cela me correspond mieux. Sais-tu, demi-frère, que le moment venu, c’est en jetant nos petits hors du nid qu’ils peuvent enfin prendre leur envol ?
Le sol se rapprochait dangereusement. Dragon était en apnée. Brisé. Tordu de douleur. Il sentait son corps s’embraser de l’intérieur. Il sentait ses os se débattre et pousser dans tous les sens comme pour émerger de lui-même. Alors, dans son dos, deux ailes immenses se déployèrent, stoppant brutalement sa chute.
Un éclair déchira le ciel tandis que Dragon remontait en flèche pour rattraper les nuages.
Note finale : 3.8/5
Ils ont commenté :
J’ai bien aimé. Texte entraînant !
Encore un beau texte qui trouve une fin inattendue, mais pas tant que ça finalement. Le nom Dragon donnant rapidement une piste quant à la conclusion.
Quelques fautes parsèment le texte.
Dernière partie un peu faible par rapport au rythme je trouve.
Ah ah, de l’action, de l’épique !
J’aime !
Complètement en phase avec la musique.
Sans doute le texte le plus proche du morceau. Le passage mélancolique est très bien rendu. D’un point de vue narratif, le revirement du personnage est par contre assez improbable. En revanche, la chute est assez originale, et là aussi complètement en phase avec le morceau. Bravo !