Challenge d’écriture n°45 – Metatron


Métatron
14.7/20 ?????
2ème

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Que reste-t-il

La sonde avait cessé de fonctionner depuis des temps immémoriaux.

Dérivant au hasard, elle passait telle une poussière dans l’immensité de la galaxie. C’est à peine si l’éclat glacé des étoiles révélait l’antenne parabolique criblée de trous.

Quelque part, une nébuleuse déployait ses volutes dans un chatoiement coloré. Aucun objectif ne réagit face à ce spectacle enchanteur.

Soudain, une ombre vint occulter le ciel. Circulaire. Immense.

La sonde plongeait vers ce gouffre insondable.

Un voyage multimillénaire s’achevait.

 ***

 « Bleue.

— Je dirais blanc. Et il y a aussi du jaune

— Vos capteurs sont encrassés. Il s’agit d’une planète tellurique de type III, couverte à plus de 70 % par des océans. Sa haute atmosphère présente une forte densité de vapeur d’eau, ce qui explique ces formations nuageuses. »

Les deux premier Ecanoïdes haussèrent leurs capteurs :

« Un peu de poésie, AhZa1 ! Dérive tes segments mémoires scientifiques ! Il nous faut découvrir ce monde avec un regard neuf. »

Azah1 allait répondre mais ses voisins intimèrent le silence d’un frémissement autoritaire des pseudopodes. Les trois compagnons s’abîmèrent dans la contemplation de la planète bleue. Malgré leur corps trapus de plusieurs mètres, le vaste poste de pilotage du vaisseau plongé dans la pénombre les faisait paraître aussi insignifiants que des cloportes. A la fois biologiques et artificiels, les tissus des Ecanoïdes tenaient autant du miracle de la vie que de l’œuvre d’art, ciselés par les outils habiles des pères-artisans.

Sous la carapace articulée où la chitine le disputait aux rivets de titane, des dizaines de pseudopodes supportaient leur imposante structure, assistés de puissants servo-moteurs.

« Il y a une intelligence là bas », chuchota Luz2.3. C’était le plus fin des Ecanoïdes et sa carapace chromée réfléchissait les teintes bleutées de la terre.

« De l’intelligence et de l’ingéniosité », renchérit KIz12 à sa droite. Son corps présentait un grand nombre d’articulations si bien qu’on aurait dit une chenille artificielle tant il paraissait souple.

« Le message de la sonde nous a guidé jusqu’ici sans erreur. » AhZa1 se dressait sur des pattes imposantes et il dépassait ses camarades d’un bon mètre. Il projeta une image de la plaque d’aluminium et d’or que la sonde leur avait amenée. Malgré les marques du temps et les micro-impacts de météorites, on y voyait deux créatures bipèdes côte à côte, le visage neutre. L’un des personnages levait un membre vers le ciel dans une sorte de salut primitif. A leur droite, quatorze rayons irréguliers fusaient d’un point central.

« Une triangulation par rapport à des pulsars fixes. Voila la preuve d’une bonne connaissance de l’espace et d’un esprit habile.

— Que trouverons-nous ici ? Amis ? Vieux sages ? … »

Une nuée d’éclats étincelants en provenance de la terre fusa soudain devant la baie d’observation. Vifs comme des météores, ils filèrent vers le ventre du vaisseau.

« Nos sondes apportent une réponse à tes questions, Luz2.3. »

AhZa1 se tourna vers le pilier noir parcouru d’arcs énergétiques qui tenait lieu de poste de commande. D’une impulsion laser qui perça la pénombre d’une traînée de sang, AhZa1 demanda l’affichage du rapport :

 ++++

Planète tellurique, recouverte à 81,2 % d’eau salée. Atmosphère constituée de 78,09 % d’azote, 20,95 % d’oxygène, 0,93 % d’argon et 0,039 % de dioxyde de carbone. Nombreux vestiges,

Vie limitée à quelques champignons, insectes et petits mammifères. Aucune trace de vie intelligente.

++++

 ***

 La colline était peut être autrefois un centre ville grouillant de vie ; ou une université où les plus grands esprits venaient partager leurs idées ; ou le siège d’un gouvernement planétaire…

Luz2.3 ne pouvait s’empêcher de laisser son esprit dériver alors qu’il recensait les innombrables vestiges qui jonchaient le sol.

Le sol rocailleux et glacé n’était qu’un amalgame de gravats, résidus de construction qui avaient du autrefois défier les cieux. Des  poutrelles d’acier émergeaient comme des survivants hagards sur un champ de bataille. Le moindre choc suffisait à les briser en une pluie d’éclats brunâtres.

Depuis leur vaisseau, les Ecanoïdes avaient pu observer l’incroyable spectacle de ces champs de ruines qui s’étiraient d’un horizon à l’autre. Un paradis pour archéologue, mais un crève cœur pour celui qui cherche la vie.

Sur la pointe de leurs pattes mécaniques, Luz2.3 et ses compagnons cherchaient un indice sur l’origine de ce désastre.

La civilisation qui avait prospéré ici avait soumis son environnement et prospéré jusqu’à des sommes intellectuels. La sonde qui avait traversé la moitié de la galaxie en était la meilleure preuve.

Pour autant, on ne trouvait rien dans l’amas de débris qui notait une telle sophistication.

« Ca fait beaucoup de cailloux », constata KIz12 avec une pointe d’amertume.

« Un peu d’entrain, le rabroua Luz2.3. Il nous reste beaucoup à voir. Si nous ne trouvons rien ici, nous aurons tout le loisir d’explorer un autre site. Ces vestiges sont là depuis près de 4000 ans, à se dorer au soleil, ils nous attendront ! »

AhZa1 se tortilla et enroula ses anneaux autour d’un rocher saillant. Du tréfonds de ses organes biomécaniques, deux capteurs torsadés émergèrent pour scruter les cieux gris vert. La teinte maladive n’était troublée que par les bourrasques de poussière gelée que le vent soulevait parfois, dans une tentative désespérée d’animer ce sinistre paysage.

« Ne trouvez vous pas ce ciel curieusement maussade ? De l’espace, vous aviez relevé les tons bleu et ocre de cette planète. Et à présent, c’est à peine si nous parvenons à distinguer les nuances de gris. »

A leur tour,  KIz12 et Luz2.3 cessèrent de remuer les gravats et pointèrent leur sens vers le ciel.

« La couche de nuage est particulièrement opaque, avança Luz2.3…

— Non, c’est plus haut, annonça KIz12, dressé sur ses pseudopodes arrières. Quelque chose occulte la lumière. »

A peine avait-il prononcé ces paroles qu’un trait de feu s’éleva de l’horizon. Dans un vacarme assourdissant, il franchit la couche nuageuse. Le silence retomba sur les Ecanoïdes stupéfaits.

Puis il y eut une déflagration. Une puissante lame de fond balaya la plaine. Les gravats furent dispersés dans un nuage de poussière, obligeant les Ecanoïdes à plonger sous leur carapace.

Lorsque le calme revint, un rond bleu brisait la monotonie de ce monde en noir et blanc.

Et derrière, la boule jaune du soleil diffusait pour la première fois sa douce lumière dorée.

« Là bas ! »

Le pointeur laser de AhZa1 fixait le Sud-Est. Des silhouettes émergeaient des décombres, bras levés vers la trouée bleue.

« Ils observent le résultat de leur tir ! » s’exclama Luz2.3, sa bonne humeur retrouvée. Sous les rayons du soleil, sa carapace chromée luisait de mille feux.

« Attention, ils vont nous voir ! »

Trop tard.

Les silhouettes avaient interrompu leur manège. En un clin d’œil, ils plongèrent derrière les rochers et disparurent.

« C’est malin, ragea KIz12. J’espère que nous n’avons pas compromis la prise de contact.

—  Nous avons enfin la preuve que des êtres intelligents peuplent encore cette planète. Allons voir où ils se cachent. »

Bondissant sur leurs pseudopodes  avec une étonnante agilité, les trois Ecanoïdes s’élancèrent dans le chaos rocailleux.

« Pour avoir échappé à nos sondes, ils doivent se cacher sous terre, estima AhZa1. Je serais curieux de savoir ce qu’ils ont fait exploser.

— Et le lien avec cette soudaine éclaircie !

— Regardez ! Les nuages se reforment ! »

C’était vrai. Un opercule brumeux venait progressivement occulter les rayons du soleil.

« Il faut en avoir le cœur net », grommela AhZa1.

D’une violente torsion, il déclipa les segments de son corps chitineux. Les « tranches » restèrent en suspension à quelques centimètres du sol. Du scarabée, l’Ecanoïde était passé à la libellule, sa tête massive n’étant plus prolongée que par un corps mince et souple.

KIz12 imita son compagnon et de nouveaux segments vinrent dériver paresseusement atour de Luz2.3 qui n’avait pas bougé.

« Reste ici garder nos segments mémoires, intima AhZa1. Nous allons voir ce que cachent ces nuages. »

Les deux Ecanoïdes, délestés de plusieurs centaines de kilos, s’élevèrent dans un bruit de tuyère, sous la poussée des microréacteurs disséminés dans les pseudopodes.

 ***

 Une seconde couche masquait le soleil à la vue des voyageurs.

Sous leurs pattes, les nuages maladifs ; mais là où ils s’attendaient à trouver un éther immaculé, c’était une étrange mosaïque qui tenait lieu de ciel.

Des cercles s’étendaient à perte de vue, plusieurs centaines de ronds en suspension. Noirs dans le contre-jour, ils étaient disposés régulièrement, de manière à ne laisser passer qu’une fraction du rayonnement solaire.

« Quelle curieuse idée, s’exclama KIz12 ! S’agit-il de centrales énergétiques pour capter l’énergie de leur étoile ?

— Difficile à dire. Il faudrait monter encore plus haut pour l’observer de près. Et nous ne sommes pas équipés.

— Attention, quelque chose tombe vers nous ! »

L’un des cercles avait quitté son orbite et plongeait vers le sol, perdant force débris.

Les Ecanoïdes plongèrent sur le côté pour l’éviter. Et sa nature leur apparut sans ambiguïté :

« Un miroir ! C’est un miroir pour réfléchir le rayonnement solaire !

— Nous verrons ça plus tard ! Il faut prévenir Luz2.3 avant qu’il ne finisse écrasé ! »

Les deux compagnons activèrent leurs tuyères et plongèrent vers la terre à la suite de l’épave.

Le cercle franchit la couche nuageuse dans une bouffée de vapeur cotonneuse. Par la trouée, ils aperçurent le sol, désespérément proche.

« Nous ne sommes pas assez rapides. J’ai une autre idée. »

Stoppant son élan, AhZa1 tira sur le centre du miroir. Le puissant laser mordoré fit voler en éclat la structure, qui se délita en une vingtaine de fragments.

A son tour, KIz12 fit feu et vaporisa cinquante mètres carré de surface réfléchissante. Du sol, de nouveaux faisceaux vinrent s’ajouter aux tirs croisés. Luz2.3 entrait dans la danse.

Bientôt, l’air fut rempli d’une pluie de fragments irisés.

« Certains sont encore de bonne taille », souffla KIz12.

Dans un acquiescement muet, AhZa1 se crispa lorsque la pluie d’éclats frappa le sol en crépitant.

Un nuage de poussière s’éleva de la zone d’impact, avant de retomber paresseusement.

« Allons constater les dégâts. »

Les Ecanoïdes plongèrent vers le sol constellé de bouts de miroir. La rocaille nue semblait à présent tapissée de diamants.

« Luz2.3 ! » appela KIz12 sur toutes les fréquences.

« C’est un charmant cadeau que vous m’avez envoyé ! » pépia l’Ecanoïde, en émergeant de sous un rocher.

Couverte de poussière, sa carapace chromée présentait quelques menus impacts mais il ne semblait pas avoir souffert outre mesure.

« Nos segments mémoires ! »

Au milieu des décombres, les pièces de carapaces dont s’étaient défaits les Ecanoïdes gisaient, criblées d’éclats.

« Nos bases de données ! Nos souvenirs ! » Telle une scolopendre devenue folle, KIz12 passait d’une épave à une autre, gémissant sans pouvoir s’arrêter. « Je ne sais plus calculer d’intégral ! Je ne connais plus la carte du 4e quadrant de la galaxie ! J’ai oublié mon discours du dernier symposium d’archéologie galactique ! »

Le regard sombre, AhZa1 grattait le sol, comme s’il pouvait découvrir des fragments de mémoire sous les rochers.

« Je prends la tête des opérations, trancha Luz2.3. Nous avons traversé la moitié de la galaxie pour arriver jusqu’ici, nous devons achever la mission avant de revenir. »

Ses compagnons tournèrent vers lui leurs capteurs interloqués.

« La mission ? Quelle mission ?

— Ça aurait du être consigné dans votre mémoire principale ! La sonde, le message qu’elle contenait… Le grand conseil nous a mandaté pour entrer en contact avec ce peuple. Et c’est ce que nous allons faire. »

Sans attendre, Luz2.3 se mit en route là où les silhouettes avaient disparu.

***

 « Ils sont passés par là. »

Un escalier étroit plongeait sous la rocaille.

Sans attendre, ils dévalèrent les marches. Les Ecanoïdes dépouillés de leur carapace sinuaient comme des serpents, tandis que Luz2.3 devait négocier la descente avec précautions.

Ils se retrouvèrent dans une large galerie, éclairée par d’anciennes fenêtres à demi obstruées par les gravats. Les lieux étaient déserts.

« Vu la hauteur de plafond, les créatures qui vivent ici ne doivent pas dépasser deux mètres, jugea KIz12.

— En tout cas, c’est du bel ouvrage, apprécia AhZa1. Ca a été taillé, dans quelque chose… dans… »

Il cherchait ses mots.

« C’est du béton, l’aida Luz2.3. Primaire mais efficace.

— Il y a  un autre escalier ici ! »

Cette fois, il était suffisamment large pour qu’ils passent à trois de front. Ils atteignirent un palier plongé dans la pénombre. Aucun problème pour les visiteurs. A l’aide de leurs capteurs infrarouge, ils sondèrent leur environnement. De larges couloirs permettaient d’accéder à des espaces de toutes les tailles. Certains à peine assez grand pour un Ecanoïde, d’autres si vastes qu’il fallait plusieurs minutes pour en sonder toutes les anfractuosités.

« Des espaces dégagés, aucune porte… Ce devait être un lieu public.

— Bizarre qu’on ne trouve rien d’autre que la pierre nue. Pas un artefact, rien que le béton.

— L’ouvrage date d’une vingtaine de siècles, estima Luz2.3 en pénétrant dans une nouvelle salle. Le temps a rongé tout ce qui pouvait l’être.

— En tout cas, aucune trace de nos hôtes. »

A peine avait il prononcé ces paroles qu’un craquement sinistre se fit entendre derrière eux. Une pluie de gravats s’abattit sur les trois intrus lorsque le plafond céda d’un coup. Luz2.3 se recroquevilla sur lui-même, pour permettre à sa carapace d’absorber le choc. Il en faudrait plus pour se débarrasser de lui. Mais KIz12 et AhZa1, nus comme des vers, supporteraient-ils plusieurs tonnes de pierres ? L’Ecanoïde frissonna.

Lorsque le fracas se tût, des exclamations ravies se firent entendre. Le son était étouffé par l’éboulement, mais cela ne faisait aucun doute : ils étaient là.

Luz2.3 secoua sa tonne chromée. S’arc-boutant sur ses pseudopodes, il se cambra, repoussant les blocs qui l’entravaient. Ses lasers entrèrent en action pour pulvériser la pierre.

Et soudain, tel un titan vomi par la terre, Luz2.3 jaillit de la roche, dressé sur ses pattes.

Devant lui, six petites créatures bipèdes le fixaient. Leur curieux visage blafard ressemblait au dessin de la tablette, si ce n’est que l’auteur avait minimisé les larges muqueuses larmoyantes qui crevaient la surface de ces figures blanchâtres.  D’amples plaques noir-bleuté couvraient leurs membres grêles.

Luz2.3 leva ses pseudopodes dans une pale tentative d’imitation du salut de la tablette.

« Je viens en paix au nom du peuple Ecanoïde. »

La réponse ne se fit pas attendre.

Les petits bipèdes bandèrent des lanières élastiques et des projectiles pointus vinrent frapper sa carapace.

« Je ne cherche qu’à découvrir votre civilisation ! » se défendit Luz2.3. Mais il avait à peine prononcé ces paroles que des lasers troublèrent le clair obscur de la scène.

KIz12 et AhZa1 émergeaient des décombres. La perte de leurs segments mémoires et l’éboulement avaient eu raison de leurs bonnes manières et leurs tirs affûtés touchèrent les humains à plusieurs reprises. Une abominable odeur de caoutchouc brûlé s’éleva de leurs plaques d’armure noire.

Pris de panique face à cette opposition inattendue, les humains s’égayèrent en tous sens.

« Arrêtez, hurla Luz2.3 à destination de ses compagnons ! Nous sommes des scientifiques ! Pas des bourreaux ! »

Mais KIz12 et AhZa1 s’élancèrent à la poursuite des fuyards. Non sans peine, Luz2.3 parvint à s’extirper de l’éboulis et se lança à leur poursuite. Le complexe souterrain résonnait de cris de panique et des cavalcades éperdues. Il descendit un escalier pour aviser KIz12 et AhZa1 qui traquaient une troupe d’humains terrifiés. Les petites créatures blafardes parvinrent à se faufiler par une porte étroite inaccessible aux larges corps des deux Ecanoïdes, qui hurlèrent de rage.

« Qu’est ce qui vous prend, intervint Luz2.3 ? Je vais devoir faire un rapport sur vos agissements ! »

AhZa1 grésilla une réponse inaudible. Ses capteurs de guingois et ses pseudopodes tordus dénotaient l’ampleur des dégâts subis.

Les deux esprits éclairés en étaient réduits à des pauvres âmes sans éducation. Ils étaient bons pour l’atelier réjuvénant.

« A présent, vous ne faites rien sans mon commandement ! Il est temps de rattraper vos bêtises ! » Luz2.3 avait utilisé une modulation combinée aux codes prioritaires. L’esprit dévasté des deux épaves appliquerait ses instructions à la lettre. Quelle pitié d’en arriver là !

Il scruta les ténèbres autour de lui. Les souterrains devenaient de plus en plus tortueux ; les pièces se démultipliaient et une lourde humidité empâtait l’air. Ça et là, on distinguait des objets de la vie quotidienne : tables dressées, rayons garnis de champignons blancs, outils de pierre et de fer abandonnés sur le sol… et partout, on retrouvait cette étrange matière noire que les humains portaient en guise de vêtements. Luz2.3 ramassa ce qui ressemblait à une chaussure cousue dans ce matériau : un revêtement souple, accolé à des pièces de toile fondues dans la masse.

L’Ecanoïde soupira. Voila la civilisation qui leur avait adressé un message par delà les étoiles !      Mais où était la technologie ? Il ne pouvait pas imaginer ces troglodytes élaborer des systèmes aussi complexes que des moteurs interstellaires. Et ne parlons même pas de creuser un abri aussi élaboré que celui dans lequel ils avaient trouvé refuge.

De guère lasse, Luz2.3 avisa un large porche, protégé par des battants de plastique. Un soin tout particulier avait été apporté aux jointures en caoutchouc.

Sans hésiter, Luz2.3 repoussa les battants.

Un souffle chaud et sec lui chatouilla les naseaux. La salle présentait une curieuse configuration étagée, comme un auditorium dont les fauteuils auraient été remplacés par des tables de travail.

Un fatras d’électronique encombrait le sol, les murs, et même le plafond, où des paniers suspendus débordaient de câbles.

Partout, des machines de toutes les tailles, des écrans, des claviers… défendus par une double ligne d’humains. Epaules contre épaules, engoncés des pieds à la tête dans des armures noires, ils menaçaient les intrus avec ce qui ressemblait à des armes à poudre rudimentaires.

L’un d’eux se lança dans une vindicte agressive, à laquelle Luz2.3 ne comprit pas un traître mot. Il activa néanmoins ses algorithmes de traduction.

Afin de faire baisser la tension palpable, Luz2.3 tenta une approche diplomatique.

D’un clic, il détacha les lasers encastrés dans sa carapace, qui tombèrent au sol dans un bruit sourd. Les hommes observèrent ce geste de soumission avec circonspection.

« Un bon dessin vaut mieux qu’on bon discours », songea l’Ecanoïde par devers lui.

Il projeta une image de la tablette qui avait traversé les étoiles.

L’homme et la femme, main levée, le regard serein, flottèrent un instant dans l’air, sous le regard médusé des défenseurs.

Un homme s’approcha, fasciné par le spectacle. Il portait un habit constitué d’une multitude de bouts de tissu aux couleurs ternies, enroulés autour de ses membres frêles. Les rides qui parsemaient son visage sévère trahissaient son ancienneté.

« La sonde Voyager II. Un vestige de l’ancien temps !

— Elle nous a trouvé, répondit Luz2.3. Nous avons suivi la carte pour trouver son point de départ. » L’algorithme lui fournissait les mots au fur et à mesure de ses pensées.

« Je suis le censeur de cette communauté, reprit l’homme d’un ton ferme. Je ne sais pas ce que vous cherchez, mais ne touchez à aucun des appareils de cette salle. Nos armes ont beau être archaïques, je vous assure qu’elles sont mortelles. »

Luz2.3 s’inclina avec déférence, imité par KIz12 et AhZa1 qui reproduisaient ses mouvements à la lettre.

« Sortons si vous le voulez bien. »

Drapé dans ses chiffons, le vieil homme passa entre les monstres biomécaniques. Luz2.3 lui emboîta le pas, suivi par ses comparses décérébrés.

Lorsqu’il franchit à nouveau les battants de plastique, une foule anxieuse l’accueillit. Des hommes, des femmes et quelques enfants, serrant dans leurs doigts blancs des poupées noirâtres.

Le vieil homme écarta les bras.

« Vous cherchiez les humains de la terre ? Les voici ! »

Luz2.3 scruta les visages. Il y avait une ressemblance avec la tablette, mais aussi de subtiles différentes que ne pouvait expliquer leur seule nature organique.

« Vous avez changé », remarqua-t-il.

Le censeur s’esclaffa.

« Si vous vous referez au contenu de la sonde, on ne peut pas vous donner tort ! »

Il attrapa le bras d’un jeune homme et lui retroussa les lèvres, dévoilant des gencives roses et nues.

« Un exemple parmi d’autre : depuis mille ans, nos dents ne repoussent plus lorsque nous perdons nos dents de lait. La faute à ce damné régime de champignons. Et nos yeux ! Voyiez comme ils se sont agrandis. Nous vivons reclus dans les coursives du métro pour échapper au grand froid. Nous n’avons pas changé, nous nous sommes adaptés. »

Luz2.3 prenait note dans ses segments mémoires. Tout ceci viendrait compléter son rapport auprès du grand conseil.

« Pourquoi avez-vous fuit la surface ? Comment avez-vous réussi à construire une sonde spatiale ? »

Un triste soupir lui répondit.

« L’orgueil ! Nos ancêtres ont cru devenir des dieux… »

Luz2.3 laissa le silence s’installer pour l’encourager à poursuivre.

« Il y a plusieurs millénaires, l’homme avait soumis la planète entière. D’un pôle à l’autre, les terres émergées abritaient des milliards des notre. Et pour nourrir ces bouches toujours plus affamées, les hommes produisaient, encore et toujours plus. La terre était exsangue. Les fumées de nos industries transformaient la planète en étuve. Nous étions à un croisement. La chute nous guettait. Et puis…

… et puis il y eut un projet fou. Domestiquer le soleil. Maîtriser son rayonnement qui nous cuisait à petit feu. Pendant des décennies, les plus brillants esprits planchèrent sur ce problème. Et les miroirs virent le jour. 96 miroirs parfaitement polis furent placés entre nous et notre étoile. Ils obéissaient au doigt et à l’œil, se déployaient lorsque la température au sol devenait trop forte, se rétractaient sur commande… Ce fut l’age d’or. Nous étions des rois ; nous avions bâti notre paradis.

— Mais vous avez perdu le contrôle », pressenti Luz2.3.

Le vieil homme soupira.

« Cela nous frappa d’autant plus durement que nous étions au firmament de notre gloire. Nous pensions tout savoir : les étoiles, les trous noirs, les volcans… L’Internet permettait à chacun de trouver réponse à ses questions. Pourtant nous n’avons rien vu venir. »

Il reprit son souffle puis récita :

« Le jour de la bascule

Le Nord devint le Sud,

Le Sud devint le Nord.

Ou était-ce l’inverse ?

Voila une comptine que chantent nos enfants. Cela fait référence à l’inversion inattendue des pôles magnétiques de la terre.Un de ces évènements imprévisibles qui surviennent plusieurs fois par million d’années. Une péripétie dans l’histoire de la terre, mais un désastre pour l’humanité. Une tempête magnétique jaillit des pôles et balaya la terre. En moins d’une journée, elle avait touché tous les pays. Et notre technologie, notre précieuse technologie, s’éteignit à jamais.

— Que voulez vous dire ? Une tempête magnétique n’occasionne aucun dégât physique. Tout au plus quelques maux de tête…

— Sauf lorsque toutes les connaissances de l’humanité se trouve sur Internet, stockée dans des mémoires de masse magnétique. »

Luz2.3 en resta sans voix.

« Les disques de nos ordinateurs, de nos Per-phone, de nos serveurs… Le miracle de l’Internet et de la connaissance à portée de clic était un mirage. Lorsque plus aucun ordinateur ne put fonctionner, que toutes les banques mémoires se révélèrent vides, il ne nous restait rien. Les livres, les disques optiques… tout cela était tombé en désuétude depuis plusieurs siècles. Nous étions comme des enfants face à un monde dont nous ne comprenions plus rien. Mais le pire, c’étaient les miroirs.

— Ils ne répondaient plus…

— Les températures chutèrent, la flore, privée de photosynthèse, disparut progressivement… Les légendes racontent la terreur des hommes face à ce ciel désespérément opaque. L’impuissance les rendit fou. Des siècles d’innovations étaient perdus. Il fallait tout réapprendre. Mais au lieu de s’atteler à la tache, nos ancêtres s’acharnèrent à retrouver leur argent, disparu en même temps que le système bancaire, entièrement informatisé. Il y eut une guerre, puis une autre, ce qui pulvérisa nos derniers espoirs… »

Le vieil homme attrapa l’un de ses gardes et désigna les plaques noires de son armure :

« Voila ce que l’ancien monde nous a laissé de plus tangible : des pneus ! Des centaines de milliers de pneu de voiture, que nous pouvons recycler à volonté, et qui servent de base à nos communautés.

— Et les bombes dans le ciel ?

— Notre grand projet. Il avait déjà commencé lorsque mon grand père est né. Il ne sera pas achevé lorsque mes petits enfants auront mon âge. A l’aide des armes abandonnées par les anciennes puissances, nous détruisons ces maudits miroirs. Nous en avons déjà eu onze depuis le début du projet.

— Les ordinateurs entreposés dans l’auditorium vous servent à piloter les tirs, devina Luz2.3.

— Notre bien le plus précieux, confirma le censeur. Les ultimes ordinateurs que nous avons réussi à refaire fonctionner. Ils sont uniques, nous ne saurions pas en reconstruire de nouveaux. »

L’Ecanoïde s’ébroua. Ces révélations glaçantes étaient à sa connaissance uniques dans l’univers. Il pourrait en tirer une fresque épique, narrer cette incroyable chute aux autres Ecanoïdes…

Mais il pouvait surtout sauver cette civilisation au bord de la disparition. Les batteries du vaisseau ne feraient qu’une bouchée de ces miroirs. Luz2.3 libéra un segment mémoire entier :

« Je suis un scientifique. J’appartiens au collège d’extrapologie galactique : je peux faire un rapport sur votre situation, et revenir avec de quoi relancer votre civilisation. Mais il me faut connaître toute votre histoire. Installons-nous pour discuter. »

Le censeur haussa les sourcils. Une telle proposition ne se refusait pas. D’une main tremblante, il congédia sa communauté qui retourna à ses occupations d’un pas traînant.

« Que souhaitez-vous savoir ?

— Commençons par l’ancien monde. Décrivez-moi les merveilles de cet age d’or. »

Le vieil homme prit quelques instants pour rassembler ses idées.

« Les légendes racontent qu’à cette époque, de puissants états dominaient la terre… »

KIz12 et AhZa1, figés comme deux sphinx de pierre, contemplèrent le vieux censeur raconter ce monde perdu, le traumatisme de la bascule, l’émergence des communautés de survivants…

Leur esprit, privé de leurs segments mémoires et abîmé par l’éboulement, tournait à vide. Comme pour les humains, il leur faudrait tout réapprendre de zéro une fois passé entre les pseudopodes d’un méca-chirurgien.

En attendant, Luz2.3 écoutait, écoutait, écoutait, gavant ses délicats circuits mnémoniques de l’histoire de ce peuple qui avait cru pouvoir faire la pluie et le beau temps.

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