Challenge d’écriture n°45 – Tuesqui


Tuesqui
12.3/20 ?????
4ème

? Vos commentaires


« Chaque civilisation a les ordures qu’elle mérite. »
– Georges Delerue, Bernard Herrmann & Antoine Duhamel

1.

Les murs et le sol blanc de la salle sont entièrement couverts d’un carrelage à petit carreaux sans joints. Les angles ont été arrondis pour réduire au maximum les zones difficiles à nettoyer. La pièce est stérilisée plusieurs fois par  jour et y pénétrer nécessite de suivre un parcours : lavage des mains et habillage. La lumière d’ambiance est douce mais froide. Deux éclairages opératoires sont perchés au-dessus d’une table métallique sur laquelle est étendu un homme d’une quarantaine d’année. Un tuyau double est accroché à ses narines, une perfusion est installée sur son bras gauche et une chemise recouvre tout son corps, à l’exception d’un champ stérile au niveau du thorax.

Plusieurs appareils en aluminium sont fixés au plafond, l’un d’entre eux est utilisé par un homme en blouse verte. Il le plonge dans le corps endormi. Le regard du chirurgien trahi son extrême concentration, alors que ses doigts pratiquent les gestes précis qu’il a appris et auxquels il s’est entrainé. Mais il les mets aujourd’hui en application pour la première fois. Pendant qu’une infirmière lui éponge le front, une autre lui tend une paire de ciseaux très fins et tranchants. L’équipe formée par l’anesthésiste et son assistant surveillent les constantes du patient, dans une série de bips aigus réguliers et métronomiques semblant vainement s’accorder avec Someone Like You de N-Finity diffusé par les hauts parleurs.

« Thomas, tournez un peu plus à gauche et poussez le tissu avec votre index », conseille Manon, l’une des infirmières qui observe avec attention le travail en cours. La plupart des chirurgiens n’aurait pas compris pourquoi une infirmière se permettait ce type de remarque, complètement en dehors de son domaine de compétence. « Voilà, c’est parfait comme ça » ajoute Manon, avant d’enchérir avec un sourire, plus perceptible dans le ton de la voix et le plissement des yeux que dans les plis  de la bouche dissimulé par le masque chirurgical : « Je vous avais bien dit que c’était pas sorcier ». La seconde infirmière, restée silencieuse, lui tend un fil et une pince, afin qu’il réalise la suture de la minuscule zone d’opération.

Lorsque Manon pousse la porte battante du bloc et sort, Thomas la suit de près. « Merci », lui dit-il. Alors qu’elle retire son masque, elle prend une bouffée d’air frais : « Comme vous le savez tous, c’est ma mission Thomas, la connaissance, la pratique et la transmission du savoir ». Elle retire ses gants, libérant ainsi un anneau d’argent en forme de ruban de Möbius qui se reflète dans la lumière de la pièce, comme pour souligner ce qu’elle venait d’évoquer. Elle le fait tourner distraitement autour de son doigt, le regard perdu dans une pensée. Elle revient à la réalité et adresse un sourire chaleureux à Thomas. Les deux confrères ne doivent pas avoir beaucoup plus de 30 ans. « On se fait un petit café pour clore ? », propose Manon. Thomas accepte.

Ils arrivent dans une salle aux tons pastels, parsemée de tables rondes, pour moitié à hauteur de bar et équipées des chaises adaptées. Manon et Thomas se servent et s’assied à une table haute pour souffler un peu. A côté, deux aides-soignantes font également une pause :

– Cette nuit, on a admis un type dans un sale état. Plusieurs coups de couteaux au thorax et à l’abdomen. Une vraie boucherie !

– La vache !

– Il est décédé 30mn après son arrivée.

– On a retrouvé le taré qui a fait ça ?

– Le pompier dit que c’est l’agresseur qui a appelé. A leur arrivé, le type était en état de choc, une main crispée sur le combiné du téléphone et l’autre pleine de sang. Le couteau était au sol.

– Légitime défense ?

– Non. Les agents de police sur place n’en revenaient pas. Le type, le regard dans le vide, leur a tout expliqué, sur un ton monocorde, comme une machine. Son pote avait voulu vendre une épée légendaire sur Le Bon Coin. Un truc rarissime qu’il avait en plus pris le risque d’améliorer. Il n’avait aucune chance de retrouver une pièce pareille.

– Attend, tu parles d’un jeu vidéo ?

– Oui, une épée virtuelle d’un jeu en ligne.

– Punaise ! C’est pas possible ! Ça me rappelle un truc du même ordre que j’ai lu dans les faits divers. On a retrouvé un type mort chez lui d’un arrêt cardiaque. Les indices portaient à croire qu’il avait joué à un jeu en ligne, dont j’ai oublié le nom, pendant 50 heures sans interruption.

– C’est dingue…

– L’autopsie a révélé une fragilité cardiaque qui n’a pas dû l’aider. »

Une infirmière entre dans la salle de repos. Il s’agit de celle laissée plus tôt au bloc et qui s’occupait de fournir le matériel. Elle s’approche de Manon :

– Il y a un costard cravate qui te cherche, avec des agents de police.

– Une idée de ce qu’ils veulent ?

– Je pense, oui. Je les ai envoyés en gériatrie.

– Merci Charline.

Manon donne son gobelet à Thomas et se dirige immédiatement vers la porte. Avant de pousser le battant, elle jette un œil par le hublot. Puis elle se dirige vers l’accueil du rez-de-chaussée. Au milieu du hall, un type roux très charismatique, habillé en costume, est accompagné de deux agents de police. Il parle au directeur de l’hôpital.

Manon se fige un instant et pousse la porte d’escalier qui se trouve juste sur sa droite. Elle grimpe les marches, alors que l’adrénaline monte d’un niveau. Elle a besoin de réfléchir et vite !

Elle pousse une porte et se retrouve à l’étage maternité. En tournant à l’angle d’un couloir, elle se fait bousculer sans ménagement. Elle sursaute, et se met sur la défensive. Lorsqu’elle reprend ses esprits, elle voit une femme s’éloignant rapidement dans le couloir, le nez dans son smartphone a twitter en faisant voler ses doigts au-dessus du clavier. « Ok, tout va bien Manon, garde ton calme » se chuchote-t-elle.

Elle poursuit son chemin avant d’apercevoir deux agents de police sortir d’un couloir transversal. Elle pousse à nouveau la première porte qui lui tombe sous la main : «Prématurés ». Quand elle entre, elle découvre plusieurs rangés de couveuses. L’infirmière présente dans la pièce lève la tête : « Tu cherches quelques chose ? ». « Non merci, je fais seulement une pose avec ces petits bouts de choux», réponds Manon de la voix la plus calme possible. Mais en réalité, ça tête est un volcan prêt à exploser – Réfléchit Manon. Réfléchit Plus vite ! Elle se fige un instant, comme frappé par la foudre. Elle jette un regard à sa collègue qui sort. Elle se précipite alors sur le dossier de chaque nourrisson pour en parcourir frénétiquement les pages. « A+, B-, O+, A- … » raisonne dans sa tête alors qu’elle slalome entre les petites boites. « Merde ! C’est pas possible ! Je vais pas en trouver un ! », dit-elle à voix basse les dents serrées, alors qu’elle continue ses recherches. Arrivé à l’avant dernière couveuse, Manon laisse échapper un soupir de soulagement. « Bonjour mon petit Tao », dit-elle dans un sourire en touchant le verre de la paroi. Elle ouvre un tiroir pour sortir une seringue et récupère un garrot et du matériel de stérilisation dans un autre. Elle jette quelques regards autour d’elle puis sert le garrot avec les dents et sa main libre. Elle sort la seringue de son plastique et désinfecte rapidement son poignet. Puis, elle plante la seringue et la remplit de son sang. Elle stoppe alors la microhémorragie avec un coton et le fixe avec du sparadrap. Elle détache l’aiguille de la seringue et regarde une dernière fois autour d’elle. « Allez bonhomme, j’espère que tu me pardonneras pour ce bien lourd fardeau », dit-elle en injectant son sang dans la poche à transfusion du très jeune Tao. Puis, elle retire l’anneau à son doigt et le dissimule vers la couveuse.

Elle rassemble tout le matériel utilisé et le jette à la poubelle pour effacer toute trace de son passage.  « Une bonne chose de faite, reste la seconde » dit-elle la gorge serrée. Sur ces mots, elle récupère une seringue qu’elle glisse dans sa poche. A travers la vitre de la porte, le couloir semble sûr. Elle sort en marchant le plus normalement possible, pour atteindre la porte de la buanderie qu’elle pousse. Seule la lumière verdâtre du panneau de sortie de secours éclaire la pièce. Elle se dirige au fond et s’assied sur une pile de linge. Elle sort la seringue, ainsi qu’un tube rempli d’un liquide vert. Ses yeux commencent à s’adapter à la pénombre alors qu’elle remplit la seringue avec le contenu du tube. Elle s’assied plus confortablement, au fond des draps et s’injecte le fluide après une longue inspiration. Quelques larmes coulent de ses yeux plein de rage et de regret, mais pas un mot ne sort de ses lèvres. Son visage s’apaise, son corps s’abandonne et s’affaisse. Ses yeux se ferment doucement.

Quelques heures plus tard, l’homme roux à cravate se trouve un peu à l’écart, devant la porte de la buanderie où se presse agents hospitaliers et agents de police. L’homme s’adresse à quelqu’un au téléphone : « Pour moi, il est trop tard. Elle pisse le sang ». Après un silence : « Oui, on peut toujours récupérer le corps pour une autopsie. Mais pour moi, elle a tout effacé ». Il raccroche le téléphone, et soupir comme s’il allait devoir s’atteler à une tâche fastidieuse et inutile. Il sort une plaque de sa veste et se dirige vers la buanderie.

2.

Vingt ans après, sur fond de Rolling In The Deep d’Adèle, un jeune métisse sino-péruvien au teint légèrement hâlé, aux cheveux bouclés et en bataille, lance un couteau à bout rond en l’air et le fait tourner avant de le récupérer et de le déposer sur la table de son petit déjeuner. Toujours en suivant le rythme de la musique, il récupère chaque élément manquant de son repas dans une jonglerie : brioche industrielle bio, bol gravé Tao qu’il remplit de chocolat en poudre, casserole de lait chaud et sa passoire métallique cabossée, confiture de fraise au sirop d’agave, biscottes six céréales et beurre bio. Il s’assied alors et commence son repas. Contrairement à la musique, le mobilier de la maison est parfaitement en accord avec son temps.

Il passe ensuite sous la douche, se lave les dents, laissant apparaître à son doigt un anneau en forme de ruban de Möbius. Il accomplit ensuite, devant son miroir toute, une série de grimaces hilarantes. Il s’habille avec goût selon la mode techno-zen. Puis il se jette sur son lit et déroule sa tablette tactile 20 pouces. Il fait un tour sur ses mails, sur son réseau social préféré, suit la livraison d’une commande et vérifie l’état de ses comptes. Il regarde l’heure et saute dans ses chaussures. Il attrape un petit sac à dos duquel pend un casque. Il récupère un trousseau de clés qu’il utilise pour fermer sa porte d’entrée.

C’est parti pour une nouvelle journée de boulot

C’est le début de l’hiver, Tao déambule dans les rues pavées du centre-ville en tentant de se réchauffer dans son grand manteau et son écharpe. Il passe devant plusieurs magasins et restaurants avant d’atteindre l’arrêt «Godran » du Tram. Au moment de son inauguration, il devait avoir belle gueule, mais le temps avait fait son œuvre et une rénovation devrait bientôt être votée pour remettre un coup de frais à tout ça. Il monte dans une rame propre mais aux sièges usés et aux barres lustrées par l’usage intensif. Il sort sa carte d’abonnement et la passe devant l’automate.

Perdu dans ses pensées, il ne réagit pas tout de suite lorsqu’une jeune fille s’adresse à lui. C’est au moment de lui parler qu’elle l’interrompt en engageant la conversation sur un sujet auquel il n’entend rien. Elle lui décoche un regard agacée avant de lui tourner de dos et de poursuivre. Il cherche encore une seconde l’interlocuteur avant de comprendre : l’un de ces nouveaux kits main libre venait encore de le piéger. « A force de miniaturisation, ça devient complètement invisible », dit Tao pour lui. « De quoi complètement bouleverser tous les codes de communication en société. ». « Je ne vous le fait pas dire », dit un homme chauve bien vêtu qui se tient à côté de lui. « Moi, ça me rappelle un type que j’avais pris pour un échappé de l’asile. Il gesticulait dans tous les sens et son visage était déformé de tics nerveux. C’est seulement lorsque j’ai vu d’étranges reflets dans ses lunettes que j’ai compris qu’il utilisait une interface en réalité augmentée ». « J’ai parfois l’impression d’être complètement décalé », ajoute Tao. « Bernard Grasset disait : La civilisation créé plus de besoin qu’elle n’en comble. », conclu son interlocuteur avant de le saluer et de descendre à l’arrêt « Auditorium ».

Encore deux arrêts, et j’arrive à destination

Ces yeux balayent distraitement les voyageurs et découvre la même foule cosmopolite chaque jour. Des étudiants d’origines aussi bien anglo-saxonnes que chinoises, soucieux de profiter de l’enseignement parfois mondialement reconnu de certains secteurs universitaire de la ville. Des travailleurs de tous les secteurs, de l’ouvrier aux trois-huit au cadre du milieu bancaire, se rendent sur leur lieu de travail.

Arrêt « CHU – Hôpitaux »

Tao descend à son tour de la rame, avec quelques autres voyageurs. Alors qu’il traverse le parking, une berline garée recule droit sur lui. Il saute sur le côté en prenant appui sur la carrosserie du véhicule. Il voit que le conducteur a le nez dans son smartphone – il n’a rien remarqué de ce qui vient de se passer. Sidéré par ce comportement, il a juste le temps de crier après le chauffard qui est déjà loin. C’est passablement énervé qu’il traverse plusieurs portes du CHU avant d’arriver au vestiaire. Là, il quitte son sac et ses vêtements pour son uniforme de brancardier et ses chaussures de sécurité.

Il s’assied un instant sur un banc, ferme les yeux, et respire calmement par le ventre avant de prendre une grande inspiration et expirer profondément en rejetant toutes ses petites contrariétés du matin. Un large sourire se dessine alors sur son visage. Il aime son travail, transporter toute cette diversité de population à travers les services de l’immense CHU. Il le fait avec un humour toujours bien dosé, adapté à son passager. Tao est très apprécié.

Il récupère une jeune femme dans son lit et il est maintenant responsable d’elle jusqu’à son arrivée. Le sourire aux lèvres, dans le dos de sa cliente, Tao lance quelques sujets anodins. Il évalue les réponses, leurs tons, jauge l’état d’esprit de la patiente et son envie d’échanger avec lui. Tao a un don d’empathie qui ne cesse de lui servir. La jeune femme est stressée, elle a peur. Tao la rassure sur la compétence sur corps médical. Elle se tourne vers lui et il affiche un sourire apaisant. Ils s’éloignent tous deux et disparaissent dans l’activité du couloir.

Et la journée défile comme en accéléré, le soleil montant à son zénith pour aller rapidement se coucher, traversant de ses traits orangés la fourmilière hyper active peuplée de visiteurs, patients, soignants, techniciens s’affairant chacun à son rôle.

Tao est efficace, mais humain. A la fin de sa journée, il s’assied un instant sur un banc du vestiaire et reproduit son rituel du matin. Il ferme les yeux, et respire calmement par le ventre avant de prendre une grande inspiration et expirer profondément pour rejeter toute la fatigue de la journée. Il rejoint le tram et s’affaisse sur un siège. Il se colle les écouteurs sur les oreilles avant de lancer Blade Runner Blues de Vangelis. Une fois dans sa bulle, il regarde un instant les lumières de la ville, avant de s’amuser à mettre son reflet en abîme dans les vitres du tram transformés en couloir de miroir par l’obscurité extérieure.

Il arrive chez lui, pose ses chaussures, pousse un punching-bag et s’affale dans son canapé. Il allume son mur multimédia qui affiche ses quatre programmes par défaut. Il décide ensuite de celui qui bénéficiera du son par un mouvement de la main. Il s’extirpe de son confort, le temps de se préparer un plateau avec une salade verte, un petit gratin de pâtes, du fromage et une petite tartelette. Puis, retour côté salon avec sa collation, pour regarder distraitement le journal télévisé. Puis, diffusion d’un petit film récupéré sur internet.

A moitié endormi, Tao se lève péniblement pour se laver les dents et abandonner paresseusement ses vêtements sur le sol. Il s’effondre sur son lit en prenant soin de ne pas écraser ni réveiller sa douce HuaLi. Il rejoint rapidement les bras de Morphée.

3.

Le soleil n’est pas encore levé qu’une voiture ralentie en bas de l’immeuble de Tao. Trois hommes en sortent et regardent au niveau de la fenêtre du jeune homme. L’un d’eux appuie sur un boîtier et leur véhicule part se garer seul quelques mètres plus loin.

Ils montent les deux marches pour atteindre la porte verte défraichie de l’immeuble. Le digicode ne semble leur poser aucun problème. Une fois dans le couloir à la peinture blanche écaillée, l’un des hommes s’adosse au mur, faisant face aux boîtes aux lettres. Les deux autres montent les escaliers larges et métalliques. Arrivés sur le bon pallié, ils se tournent vers l’appartement de Tao. Pendant que l’homme aux larges lunettes fait le guet, l’homme à la houppette pose un genou sur le paillasson « Bienvenue ». Il esquisse un sourire en le remarquant et chuchote « merci ». « Active ! » ordonne sèchement Lunettes. Houppette glisse un cylindre de 5 centimètres de long sur la serrure et appuie sur un petit interrupteur. Sans bruit, de petits carrés bleus à peine visibles s’empilent et marquent une progression. D’un coup, la porte s’entrebâille dans un léger grincement. Houppette range son cylindre. Lunettes met un coup de spray sur les gonds et pousse doucement la porte qui s’ouvre sans un bruit.

Ils entrent tous les deux, referment la porte et se dirigent vers la chambre. Lorsqu’ils la découvrent, Tao est sur ses coudes, les yeux écarquillés. « Mais c’est quoi ce bordel ! », vocifère-t-il. « Calmez-vous Tao, nous sommes là pour vous parler », plaide Lunettes. HuaLi ouvre un œil et évalue la situation. Son esprit est déjà vif et réactif. « J’en ai rien à foutre, vous sortez de chez moi ! Demain, vous passez un coup de fil et on en reparle ! », Ordonne Tao. Les muscles de HuaLi se préparent à agir tandis que son esprit passe en revue les scénarios de combat. Ce sont des réflexes acquis lors des compétitions de boxe française.

Lunettes se penche sur Tao et Houppette se dirige vers HuaLi. En un instant, il la retrouve debout face à lui, l’œil vif et le corps en position de combat, le prenant complètement par surprise. – le premier qui attaque gagne l’avantage HuaLi frappe une fois au visage avec son poing gauche, une fois au plexus avec le droit avant d’asséner un coup de pied entre le cou et l’oreille mettant Houppette hors d’état.

Lunettes prend du recul et Tao sort du lit du côté de HuaLi. « Vous faîtes erreur. C’est vraiment regrettable » affirme Lunettes, la voix pleine de conviction. « On va prendre sur nous », le rassure Tao. « On dégage », dit HuaLi concentrée. Alors qu’ils s’apprêtent à filer, Tao a tout juste le temps de se retourner pour voir Lunettes braquer sur lui un engin, avec une main portant un anneau semblable au sien. Il reçoit alors une énorme décharge électrique qui le cloue au sol. HuaLi assène à Lunettes deux coups de pied rageur qui le mettent à terre KO. Elle récupère la tablette flexible et leurs deux sacoches dans un sac à dos, puis retire les crochets de taser avant d’aider Tao à se relever.

HuaLi repère le type resté à faire le guet à l’entrée et décide de ne pas abuser de leur chance. Ils utilisent la sortie de secours. Elle épaule Tao assez longtemps pour trouver une brasserie suffisamment éloigné de manière à souffler un peu. La salle de briques rouges est découpée en plus petits espaces occupés de fauteuils, tables rondes et plantes à grandes et larges feuilles. Dans la pénombre ambiante, les clients se retrouvent le visage éclairé par l’écran de leur tablette ou de leur mobile. Tao et HuaLi prennent une place à l’écart de l’entrée et commandent un café. « Qu’est-ce qu’ils me veulent ces types ? », chuchote Tao, à peine remis du choc. « J’en sais rien, mais c’est direct chez les flics après le café. », déclare HuaLi sans appel.

Une demi-heure après, ils sont assis devant un agent de police en train de faire leur déposition. Ils donnent tous les détails dont ils sont capables de se souvenir, en particulier l’anneau en forme de ruban de Möbius porté par l’un des agresseurs puisqu’il se trouve être identique à celui que porte Tao. L’agent en prend une photo, l’imprime et la joint au dossier. Ils signalent également qu’ils vont changer de pied à terre le temps de l’enquête et qu’ils pourront donc être joint à l’hôtel 2 étoiles Beijing situé à Saint Apollinaire. Avant de partir, et par mesure de sécurité, un médecin réalise un bilan complet.

Tao et HuaLi arrivent devant un hôtel d’inspiration chinoise, comme le laissait présager son nom Beijing signifiant Pékin en chinois. L’architecture typiquement asiatique est mise en valeur par des peintures majoritairement rouges et dorées. Lié à la bâtisse principal, un bâtiment plus modeste décoré d’un dragon se léchant les babines, indique le restaurant Le Dragon Gourmand, proposant des plats traditionnels chinois aussi bien cuits que crus.

HuaLi ouvre la porte de l’hôtel, suivi par Tao, et elle s’approche du desk. « Je souhaite parler à Mademoiselle Chen Chang, responsable de l’hôtel, pour raison personnelle », dit HuaLi à la personne qui se trouve face à elle.

Une jeune chinoise svelte et athlétique arrive, le visage sérieux et fermé. HuaLi sourit. A cette vue, le visage de Chen s’ouvre et se détend à cette vue. « Que fais-tu là ? », demande Chen dans un grand sourire. « Squatter un peu ton misérable hôtel avec mon copain Tao. », plaisante HuaLi. « Tu auras le détail un peu plus tard si tu veux bien. ». « Aucun soucis », la rassure Chen. « Je vais même vous surclasser pour que mon humble établissement vous semble acceptable », ajoute-t-elle avec un clin d’œil.

Il est à peine 20h00 lorsque Tao, épuisé, monte dormir après s’être excusé auprès de HuaLi et Chen. Elles décident de discuter autour d’un apéritif des aléas de la vie. La discussion se poursuit autour d’un repas et sur le sujet précis des faits de la journée : trois agresseurs « venus en paix », la décharge de taser et la déposition à la police. A la fin de ces explications, il est presque minuit. Chen est sidérée : « C’est dingue, c’est le genre de scénario réservé aux films ça non ? ». Puis elle ajoute pour détendre l’atmosphère : « finalement, le Beijing est votre refuge du bout du monde. ». HuaLi esquisse un sourire fatigué mais apaisé. « Files te coucher avant de tomber en morceau » suggère Chen.

1h00 du matin, HuaLi éteint la lumière de la table de chevet. 2 minutes plus tard, elle s’endort. Puis, quelque chose l’extirpe d’un sommeil bien mérité. L’esprit complètement embrumé, elle cherche le radio réveil : 4h04. Énervée et avec un bon mal de crâne, elle cherche ce qui l’a trainé de force hors de ses rêves. Elle devine Tao sur le sol, se tournant et se retournant dans le dessus de lit qu’il a sans doute entrainé dans sa chute. Elle allume le tube-led au prix d’un éblouissement et finie par voir clairement Tao auto-saucissonné, trempé de sueur et délirant. – Qu’est-ce que tu nous fais mon cœur ? – HuaLi descend à l’accueil en dévalant les escaliers et sonne à la conciergerie. Chen met une demi-douzaine de minutes à pester contre le client, à s’habiller, à se pseudo coiffer et à boire une gorgée d’eau au robinet. Elle pose la main sur la poignée de porte et fixe un sourire commercial avant d’ouvrir. Lorsqu’elle découvre HuaLi, sa mine reprend un air inquiet. Avant qu’elle ait pu dire quoique ce soit, HuaLi l’interpelle : « Pourrais-tu faire appeler un médecin ? Tao m’inquiète beaucoup ». « Pas de problème. On va dans votre chambre pour pouvoir donner le détail dont ils pourraient avoir besoin. ».

Au téléphone, HuaLi décrit l’état de Tao. Ne pas pouvoir le réveiller et l’attaque au taser de la veille entraine l’arrivée d’une ambulance 15 minutes après, direction les urgences. HuaLi s’excuse rapidement pour le dérangement et remercie Chen alors qu’elle démarre déjà sa voiture. Chen lui fait signe de s’occuper d’elle et lui envoi des encouragements.

Une fois aux urgences, HuaLi patiente 3h avant d’apprendre que Tao est transféré au service réanimation. Un interne lui apprend que Tao est plongé dans une sorte de sommeil bloqué au stade paradoxal. En tout cas, la mesure de ses fonctions vitales et son comportement désignent cette hypothèse comme la plus probable pour le moment. Des examens supplémentaires seront réalisés ultérieurement. Il est environ 8h00, et HuaLi renverse un peu de café sur ses chaussures alors qu’elle s’endort.

4.

Tao se trouve à la poupe d’une petite embarcation à rames où l’équipage souque ferme. Il ne remarque pas qu’il porte une robe de femme de haut rang. Le temps est à la tempête et les deux petites voiles sont carguées au mât. Lorsqu’il se retourne, il voit l’île qu’il a quittée une heure plus tôt. A cette distance, il ne fait que deviner la panique qui s’est emparée des habitants de Santorin, pris au piège sur la plage. Le volcan lance ses bombes à plusieurs kilomètres, certaines manquant de peu son embarcation. Le ciel d’un noir profond est embrasé par des flammes d’apocalypse. L’eau semble trembler jusque dans des profondeurs insondables alors que les collines de l’île semblent s’enfoncer sous les eaux. Ses yeux s’emplissent de larmes.

S’essuyant d’un revers de manche, il s’aperçoit de sa tenue de femme. Ebahit, il insiste pour y voir plus clair et constate alors qu’il l’a troquée pour un gilet homme d’une toute autre époque. Il est assis à une table avec deux convives qui lui sourient : « Alors Anaximandre, besoin d’une rallonge de sommeil après la fête de la veille ? », après quoi ils rient à gorge déployée. Tao sait que ses compagnons de tablé sont Thales et Anaximène. Ce dernier le félicite d’ailleurs une nouvelle fois pour sa théorie de l’Apeiron, même si lui-même préfère ne pas ajouter un nouvel axiome et expliquer l’Arkhé par l’existence de l’air. Tao est pris d’un vertige soudain et son visage s’écrase sur la table.

Lorsqu’il ouvre les yeux, il se trouve dans une chambre d’hôpital. HuaLi est à ses côtés, somnolente. Il ne lui faut que quelques instants pour reconnaître son lieu de travail. « Qu’est-ce que je fais là ? », s’interroge-t-il. Lorsqu’il tente de bouger, il sent une perfusion tirer sur son bras. Quand il fait l’état des lieux, il voit que ses membres sont attachés, un tuyau au niveau du nez l’oxygène et quelques électrodes fixées sur son torse pour mesurer le rythme cardiaque.

Il interpelle HuaLi et découvre que sa bouche est sèche. Elle lui apporte de l’eau et l’aide à boire une gorgée. Elle lui explique que ça fait 3 jours qu’il se trouve dans une sorte de coma. « Tu m’as fait peur p’tit con ! ». « J’imagine, je suis désolé » dit Tao un peu gêné. En même temps, il est obnubilé et excité par les rêves qu’il a fait et dont le réalisme le sidère encore maintenant qu’il est réveillé. Il a presque du mal à faire la différence entre rêve et réalité. « Excuse-moi mon cœur, je suis encore un peu dans la brume ». En faisant tourner distraitement le ruban de Möbius, il ajoute déterminé « Mais je sens que ça s’éclaircit très vite».

L’interne passe à cet instant : « Alors, on me signale que vous émergez, c’est une excellente nouvelle » dit-elle à Tao. « Oui, merci », lui répond-il. « Pensez-vous que je pourrais sortir bientôt ? ». « D’ici un ou deux jours certainement, le temps de faire un bilan complet ». Et effectivement, le jour suivant et quelques formulaires passés, les voilà partis en direction de l’hôtel. Ils saluent Chen et reprennent place dans leur appartement. Tao prend la tablette et l’incline sur la table de façon à augmenter le confort de consultation.

– Mon cœur, tu peux venir ?, demande Tao

– Oui

– Je voudrai tenter de te décrire ce qui m’est arrivé durant ce coma. Au début, c’était comme des millions d’informations passées en accélérée, une sorte de flux irrégulier d’images, de son et de textes impossible à décrypter. Et tout à coup, l’information est devenue beaucoup plus digeste, sous forme de petits courts métrages que je peux me repasser à l’infini.

– Hein ? Comme des vidéos sur un ordinateur ?

– Oui, c’est exactement ça !

– Comment est-ce possible ?

– Je n’en sais rien encore, mais je compte bien le découvrir. Tao tape un mot dans le moteur de recherche.

– Santorin ? lit HuaLi

– C’est une île que j’ai vu disparaître sous les eaux, alors que je me trouvais moi-même plus ou moins à l’abri sur l’une des rares embarcations parties avant la catastrophe.

– Tu te rends comptes que tu en parles comme si tu l’avais vécu ?

– Oui, c’est un peu comme si j’étais à la place de quelqu’un qui avait vraiment vécu cette scène, à cette époque.

– Tu as pas mal de résultats pour Santorin, dit HuaLi

Tao parcours rapidement la description des premiers liens et tape sur celui qui lui semble le plus pertinent. Il parcours le texte avec l’efficacité de l’internaute aguerrit et commence à lire à voix haute : Santorin, île grecque dévastée par l’explosion d’un volcan ayant entrainé l’affaissement sous les eaux de la partie centrale, il y a environ 1600 ans avant JC […] Trop petite pour entrer dans les critères de puissance à l’échelle d’un continent de l’Atlantide selon Platon, Santorin reste pour beaucoup une candidate de choix. En effet, plusieurs objets aurait été hérité de cette île, au fil du temps et des kilomètres, sous des noms souvent venu du lieu de leur découverte et non de celui de leurs origines : les lampes perpétuelles de Denderak et les piles de Bagdad, L’Anticythère, la carte des sept mers de Pini Reis.

– Comment je sais tout ça ?, se demande Tao à haute voix, un peu effrayé

– Tu connais toutes ces choses ?, lui demande HuaLi

– C’est fou, mais on dirait que oui. Avec le temps, ça devient de plus en plus évident. Regarde ! dit-il en désignant une ligne à l’écran avant de lire : Une catégorie d’atlantes se transmettait le savoir sans jamais rien écrire. Certains évoquent la chanson comme méthode de transmission du savoir, mais l’avance considérable de ce peuple à tous les niveaux rend cette théorie très peu crédible. Comment faisaient-ils ?, demande Tao avec passion.

– Hé Tao ? On parle de l’Atlantide là. Tu serais pas sortie un peu tôt l’hôpital là ?, demande HuaLi un peu inquiète en écoutant son compagnon parler.

– Tao sourit : C’est vrai que de l’extérieur, ça doit faire un peu peur. En faisant un clin d’œil à HuaLi, il ajoute : On passe au court métrage numéro deux. Il tape une nouvelle recherche.

– Apeiron ? Encore un terme obscure, remarque HuaLi

– Tao fait un nouveau tri dans les résultats, sélectionne un lien et lit les extraits qui lui semblent pertinents : L’Apeiron est le nom donné au symbole mathématique de l’infini […] Pour le philosophe Anaximandre (les philosophes sont les scientifiques de l’époque, Thalès en est un autre par exemple), il est surtout le maillon lui permettant d’expliquer un pan important de la  cosmogonie : l’Arkhé, c’est à dire l’origine / le commencement. Tao déroule la page et tombe sur un ruban de Möbius, une représentation de l’Apeiron.

Le temps semble soudain ralentir alors que sa main décolle de la tablette, l’anneau en forme de ruban de Möbius qu’il porte reflétant la lumière artificielle de l’écran. Il le retire et parcourt l’intérieur lentement, sachant ce qu’il allait y trouver. Chaque lettre sembla comme se graver sur la rétine de Tao : l’Arkhé.

5.

Un homme roux grisonnant et très charismatique circule dans un commissariat avant de s’immobiliser au bureau d’un inspecteur. Ce qui l’arrête, c’est une photo qui est entrain de glisser d’un dossier. Il s’agit de la main de Tao, au doigt duquel se trouve le ruban de Möbius. Il se saisit immédiatement du document et le consulte en marchant. Il fait un signe étrange du doigt puis semble se parler à lui-même :

– J’ai une piste récente Monsieur.

– …

– Très bien, je mets en place quelque chose pour demain après-midi.

– …

– C’est risqué pour demain matin.

– …

– Comme vous voudrez Monsieur.

Roux ferme sèchement son poing, puis se dirige d’un pas déterminé vers la porte vitré d’un bureau où se tient un homme manifestement important. Roux entre et semble donner des ordres à cet homme.

Le lendemain, il est 7h00 quand Roux et deux agents de police se dirigent vers l’entrée du Beijing. Tao et HuaLi dorment à poing fermé. Roux ouvre la porte et montre sa plaque de police à Chen et lui explique qu’ils viennent pour la plainte déposé plusieurs jours plus tôt. Chen sourit et indique le numéro de chambre de Tao et HuaLi. Elle propose de les accompagner, mais Roux suggère plutôt à Chen de s’occuper de ses clients. Ils arrivent devant la porte et frappe. HuaLi émerge la première :

– Oui ?

– Police mademoiselle, c’est au sujet de votre plainte.

– Pourriez-vous me glisser votre plaque sous la porte ? Roux s’exécute, HuaLi l’étudie puis ouvre la porte en vérifiant le visage présenté sur la carte. « Excusez-moi, mais je suis devenue méfiante avec ce qui nous est arrivés. » dit HuaLi. Tao s’assied péniblement dans le lit

– Je comprends parfaitement mademoiselle, dit Roux. Nous avons du nouveau. Pour plus de sécurité, nous nous proposons de vous escorter jusqu’au poste de police.

– Non merci, dit Tao encore endormit.

– Pourquoi ? lui demande HuaLi.

– Parce que nous sommes capables d’y aller par nos propres moyens mon cœur, dit Tao en se frottant un œil et en sortant du lit.

Roux voit immédiatement sur la cuisse de Tao un tatouage. Il s’adresse maintenant à lui sur un ton de connivence légèrement menaçant :

– Savez-vous ce qu’ILS comptent faire de toute cette connaissance ?

– Non, répond Tao.

– Détruire le monde. L’être humain est, au fond, un animal sauvage et effroyable. Nous le connaissons seulement dompté et apprivoisés par ce que nous appelons la civilisation. La masse a besoin d’un cadre. Il faut…

Roux est interrompu par un spasme et s’effondre dans des tremblements, tout comme les agents de police à ses côtés. Tao et HuaLi voient alors deux hommes et une femme armés de taser. La femme lève la main gauche où se trouve un ruban de Möbius : « Nous sommes Anaximandréens et vous êtes l’un des notre par un concours de circonstance. Suivez-nous pour en savoir plus, leurs agents se trouvent à l’extérieur pour vous intercepter. Notre chance, c’est qu’ils vous veulent vivant.

Les trois tireurs repartent déjà par le couloir. HuaLi hésitante est tirée par le poignet à l’initiative de Tao, maintenant tout à fait réveillé. Ils se dirigent vers la sortie où attend de manière tout à fait surréaliste un énorme 4×4 noir. Tirée par Tao, HuaLi adresse à Chen un signe On se rappelle très peu convaincant, avant de grimper dans l’impressionnant véhicule.

Celui-ci part tranquillement, jusqu’à ce que deux véhicules de police ne cherchent à leur couper la route. C’est à cet instant qu’une furieuse course poursuite s’engage. Pour Tao et HuaLi, cette situation les dépasse complètement. Même attachés, ils sont ballotés de tous les côtés. Saoulés par le rythme, ils sont comme hypnotisés et perdent pied. Bientôt, ils ont l’impression de sortir de leur corps et ne rendent plus compte de ce qui se déroule. Les sons deviennent sourds et leurs membres s’engourdissent. Lorsqu’ils émergent, il fait nuit et on juste le temps de voir passer le panneau de la ville d’Alaise.

Le 4×4 se retrouve dans une sorte de terrain vague dans lequel il s’approche d’un vieux hangar d’une dizaine de mètres de haut. Deux lourdes portes sont ouvertes à la main par deux types costauds. Le véhicule s’engage sur un monte-charge qui descend encore sur 10 mètres. Les pupilles de Tao et HuaLi mettent quelques minutes à s’habituer à la pénombre que les phares du 4×4 n’arrivent à repousser que sur la route face à eux. Dès qu’ils se remettent à rouler, le monte-charge disparaît vers le plafond. 500 mètres plus loin, ils arrivent à une sorte de parking où les véhicules sont transformés avant chaque nouvelle sortie. Dans un mur se trouve une sorte d’écoutille. L’un des hommes s’empare de la manivelle d’ouverture à pleine main. Une voix déclare : autorisation accordée. L’homme tourne alors la poignée dans un jet de vapeur, tandis que l’ouverture assistée permet de déplacer l’épaisse porte d’acier de son mur non moins imposant. Le couloir hexagonal d’1,60m de diamètre ainsi libéré contraste avec les volumes cyclopéens de la salle précédente. Chacun est contraint de parcourir plus ou moins voutés les 500 mètres de béton éclairés de tubes-leds. A l’extrémité, une salle carrée de 8 mètres de côté pour 3 de haut. A droite, une porte diaphragme, sur les autres murs et au plafond des caméras inspectent les visiteurs.

Soudain, le diaphragme s’ouvre sur un appartement au style industriel et aux notes steampunk. Un homme légèrement basané, 35-40 ans, cheveux longs rasta et habillé en style techno-zen de couleur orange et marron s’avance vers eux. Il leur tend la main droite ornée d’un ruban de Möbius. « Je vous souhaite la bienvenue dans le principal abri des Anaximandréen. Je suis Nawood. Si vous le voulez bien, je vais commencer par un monologue pour vous expliquer ce qui vous arrive et notre point de vue » – Tao et HuaLi accepte d’un signe de la tête.

« Parfait », reprend Nawood « Il y a quelques décennies seulement, l’humanité découvre que l’un des moyens les plus extraordinaire de stocker un nombre hallucinant d’informations dans un minimum de place n’est autre que l’ADN. Les chiffres évoquent 700 To par gramme, sans compression évidemment. Maintenant, imaginez que certains humains spéciaux soient capables de stocker parfaitement naturellement des informations directement dans leur ADN. On pourrait alors ajouter aux trois mémoires cérébrales : sensoriel, à court terme et à long terme, une mémoire génétique. Nos anciens possédaient cette technique depuis longtemps. Leurs connaissances étendues, transmises sans perte aux générations suivantes, fit progresser leur peuple d’une manière fulgurante ! Si certains survécurent à la catastrophe et si l’ADN était bien transmis, le secret de son mode de lecture fut malheureusement rapidement perdu. »

Nawood s’interrompt un instant et reprend : « Plusieurs siècles plus tard, le jeune Anaximandre est foudroyé. Ce fut une manière archaïque d’activer l’ADN de cet héritier atlante. Ça a été notre raisonnement lorsqu’on vous a envoyé un choc électrique au taser, en espérant que cela activerait l’ADN dont vous êtes dépositaire depuis 20 ans, injecté par une héritière atlante dont les connaissances étaient spécialisées dans la psychologie et la médecine. Ces informations sont retranscrites dans le tatouage apparut sur votre cuisse par l’expression locale de mélanine. Pour Anaximandre, ses connaissances étaient spécialisées dans la physique, les mathématiques et l’astronomie. Cela lui permit d’inventer le concept d’infini pour expliquer l’origine des choses. Cette antique idée nous permet de mettre en œuvre, des centaines d’années après, une technologie qui demeure de la science-fiction pour le reste de l’humanité : l’ordinateur quantique. Son principe est très complexe à vulgariser, mais l’une de ses capacités est d’envoyer des données à traiter dans le passé de tel manière qu’il nous semble que le résultat arrive instantanément après la demande. Le gain de temps est phénoménal ! Le ruban de Möbius sert d’interface entre l’ADN contenu dans notre corps et ces machines. »

Tao intervient : « D’accord, vous avez une connaissance omnisciente. Et tout ça dans quel but ? Détruire le monde ? Ça me semble à l’encontre des conclusions que votre savoir aurait dû vous apporter. »

Nawood approuve d’un mouvement de tête : « Les Illuminati, dont vous avez rencontrés quelques émissaires, veulent établir un nouvel ordre mondial. Ils souhaitent la connaissance pour asservir le monde. Leur principal outil est la technologie, en particulier la communication avec internet pour fer de lance. Accessible via un nombre quasi-illimité de supports, la population civilisée est connectée en permanence. Cette omniprésence transforme la manière de penser de cette population. C’est ainsi qu’une jeune femme de 20 ans vend sa virginité aux enchères sur internet à un japonais, devant 14 autres enchérisseurs, pour 600.000€. En interview, elle signale voir ça comme une entreprise : Cela me permet de voyager, de tourner un film et de toucher de l’argent en prime. Si vous faîtes cela une seule fois dans votre vie, vous n’êtes pas une prostituée. Ce n’est pas parce que vous prenez une photo extraordinaire que cela fait de vous un photographe.

Nawood termine : « Oui, nous voulons réunir la connaissance pour changer le monde, mais pas pour le détruire comme l’entendent les Illuminati. Êtes-vous prêt à nous suivre Tao ? »

Alors, Tao s’assied sur un fauteuil de prélèvement. Son sang est récupéré, traité puis injecté à un groupe de population hétéroclite préalablement réuni. Ils se dirigent ensuite dans une salle où des sièges sont disposés de manière à former un Apeiron. Ils joignent leurs mains et un halo bleu à peine perceptible nimbe chaque lien qui les unit. Un son très basse fréquence semble enfler dans l’air, avant de voir apparaître une formidable onde de choc qui traverse tout l’espace, changeant profondément les lois de la nature et mettant hors d’état tous les moyens de communication, dont le tentaculaire internet. Une seconde onde de choc s’étend sur l’humanité pour tenter de lui insuffler le respect des autres et de l’environnement. Les Anaximandréens ouvrent alors les yeux et se regardent – La graine est plantée.

Les deux vagues passées, le chaos se développe sur la terre ainsi qu’une étrange lueur d’espoir dans le regard d’une très grande majorité de l’humanité.

« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles »
Paul Valéry (1871-1945).

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