Challenge d’écriture n°44 – Estée R.


Estée R.
12.7/20 ?????
3ème

? Vos commentaires


Sang de glace

Ce qu’il capta en premier, alors qu’il reprenait connaissance, ce fut le bruit. Sourd, lourd, puissant. Qui lui vrillait littéralement les tympans. Grondement de moteur, froissement de métal, crincrin infernal, vrombissement lancinant dans sa tête et dans son cœur. Oui. Il gisait à l’arrière d’une fourgonnette. Enfin, c’est ce qu’il lui semblait le plus évident. Il ne savait pas grand-chose en vérité, mais au moins savait-il son nom, Matt G, son âge, dans les 41ans et son métier, chercheur au CNRS. A part cela, il ignorait où il se trouvait, en quelle année on était et ce qu’il pouvait bien faire là.

Il prit donc le temps d’analyser ses sensations pour comprendre ce qui se passait.

Il lui semblait qu’il était couché sur le côté gauche, en PAS, position latérale de sécurité. Etait-il blessé ? Il n’en était pas certain. Le gout du sang dans sa bouche, les articulations endolories, le corps aussi lourd que du plomb, oui… Mais pas de réelle douleur. Pas de réelle douleur à part cette ardente morsure du froid sur sa peau !

Et il ouvrit un œil.

Un véhicule. Bingo. Militaire ? Spartiate en tout cas. Epuré. Sombre et rude. Et qui allait bon train. Ok… C’était déjà ça. Il s’éloignait.

Mais, de qui ? De quoi ? D’où ?

Cela n’avait pas de véritable importance. Il savait que fuir était la solution. Qu’avancer était salvateur. Qu’il devait aller de l’avant comme il l’avait toujours fait, quelques soient les obstacles sur sa route, les embuches qui avaient parsemé son existence.

Donc s’échapper ! Manifestement, c’est ce qu’il était en train de faire. Pas de lui-même, non, il ne pouvait pas bouger d’un pouce. Mais grâce à des compagnons sur qui il pouvait compter. Enfin, il l’espérait.

Du conducteur il ne savait rien, sauf sa manie de prendre les ornières sans ralentir ! Quant aux autres, il avait vaguement l’impression de les connaitre. Ses collègues ? Ses amis ?

Ils étaient trois. Une femme et deux hommes, tous à peu près de son âge. Tous graves, le regard fixe tourné vers les vitres, la mâchoire crispée, les mains accrochées tant bien que mal à telle ou telle poignée de métal du véhicule brinquebalant. Vêtus de shorts et de chemises kakis, de rangers élimées, et suants comme des bêtes dans l’air glacial.

La glace… Matt pouvait la sentir s’insinuer entre le moindre pli de peau, les plus petits poils de son cou, se frayer un passage entre ses cheveux pour lui faire frissonner le crâne.

Il était en train de faire l’inventaire des sensations qu’éprouvait son corps dans ce froid incommensurable, quand il prit conscience d’être sous une couverture d’aluminium. Seule dépassait sa tête, mais il ne l’avait pas remarqué car ses yeux n’étaient pas encore accommodés à la pénombre de l’habitacle et il ne sentait pas bien ses membres.

Cela lui fit un choc et il émit un râle guttural et rocailleux, tentant désespérément de se redresser et de se dégager de là.

— Calme-toi Matt ! lui intima la femme en lui posant une main sur… son bras ? Son épaule ? Enfin quelque part sur lui !

Elle paraissait la plus jeune du groupe, mais aussi la plus déterminée, la plus farouche. Ses compagnons tournèrent vaguement la tête vers eux comme elle entreprenait de l’aider à passer en position assise, mais aucun ne se bougea le popotin pour lui prêter main forte. Ils reprirent leur observation de l’horizon comme si leur vie en dépendait. Et ne se soucièrent plus d’eux.

— Comment te sens-tu ? demanda-t-elle au bout d’un moment, alors qu’il avait sorti ses mains de sous la couverture et entendait vérifier qu’ils n’allaient pas tomber, tout simplement gelés sur place.

Ses doigts engourdis ne répondaient pas de gaieté de cœur et il perçut cruellement les milliers de petites aiguilles qui le lacérèrent lorsqu’il se mit en devoir de les faire obéir et pianoter la mélodie de la lettre à Elise sur ce qui était surement sa cuisse droite.

— Comment je me sens ? Lamentable…

Elle sourit, le regard perdu dans le vide et n’en demanda pas plus. Matt chercha dans sa mémoire pour retrouver son prénom et déterminer les relations qu’ils entretenaient tous les deux. Elle avait d’épais cheveux châtains, tressés dans le cou, mais des mèches folles encadraient son visage bronzé, signe, il n’en doutait pas, qu’elle n’avait guère eu le loisir de les discipliner depuis plusieurs jours. Ses yeux verts canards étaient profonds et insondables, dégageant une intelligence aigüe, et son sourire avait quelque chose de carnassier. Svelte, de taille moyenne, l’ensemble n’était pas dénué de charme. Matt n’arrivait pas à définir ce qu’elle était pour lui. Il était partagé entre la douleur de ses membres reprenant vie et l’engourdissement entêté de son cerveau. Quel froid de chiotte !

Prit de tremblement, il tenta de se mettre debout.

Et s’affala piteusement.

— Tu es trop faible pour te lever Matt. Reste assis. Ta circulation va reprendre son rythme, pas de panique.

— Je… je veux voir au dehors… Où allons-nous ?

— Phil ! Peter ! Aidez-moi à l’installer à la fenêtre.

Ainsi Matt se retrouva-t-il calé entre la vitre qui les séparaient du chauffeur et celle qui donnait sur l’extérieur, sans avoir obtenu de réponse à sa question, et il renonça à la reposer, subjugué par le paysage, et toujours transit de froid, emmitouflé dans sa couverture de survie.

Oui, bon, il fallait bien le dire. On se les gelait sévère dans ce patelin, mais la vue était superbe !

Un pays de sable… A perte de vue. Ondoyante comme le corps d’une femme alanguie. Oui, c’est ce qui défilait devant ses yeux brûlants.

Le blanc recouvrait tout. Ce n’était pas très original, certes. Mais quels mots utiliser pour décrire les dunes, plateaux et erg qui parcouraient le terrain à perte de vue ?

Un nom lui vint soudain à l’esprit « l’Immaculée ». Comme la conception !… et il sombra à nouveau dans les vapeurs d’un sommeil comateux.

 

Il errait dans le Désert blanc. Empêtré dans une spirale infernale. Un va et vient maudit qui le rendait fou. Aveuglé par les néons du labo 3, cinquième sous-sol. Terrorisé par l’obscurité d’une cellule d’isolement.

Flo, flo, flo… faisaient les pales de l’hélice au-dessus de lui.

Il tournait comme un ours en cage, le crâne transpercé par des questions auxquelles il ne savait répondre. Auxquelles il était certain d’avoir su répondre un jour, avant… la réquisition ?  

Flo, flo, flo… faisaient les jours, les nuits ? qui passaient.

Flo, flo, flo… Lumière ? Obscurité ?

Canicule, sécheresse. Température.

Il avait froid !

Il transpirait, il grelottait sous sa blouse blanche. Phil, Peter et Gaëlle, c’était son prénom, il s’en souvenait maintenant, étaient là. Affairés, comme lui. Mais ils semblaient savoir ce qu’ils faisaient, eux, alors que lui… Il ne comprenait rien. Il ne savait rien. Non ! Il ne savait plus rien ! On lui avait grillé le cerveau !

Flo, flo, flo, le désert blanc, le labo, des trucs violets dans des tubes à essais. Des écrans, des courbes, des coupures de journaux, des émeutes, la panique…

 

C’est lorsque le véhicule fit une embardée et pila méchamment que Matt G reprit connaissance. La carrosserie lui avait fait des avances, la vitre en plexiglas  lui avait tapé dans l’œil, et sa tête résonnait encore du choc de sa rencontre avec le plancher. Il était affalé de tout son long telle une pauvre chose pathétique et dépourvue de tout tonus musculaire.

Autour de lui c’était la panique. Il percevait des voix, des cris, d’autres moteurs, mais ne rationnalisait pas la situation. Gaëlle et Phil avaient disparu, et Peter ne semblait pas se soucier de lui, s’affairant dans le fourgon à chercher quelque chose qu’il ne trouvait pas. Au bout de ce qui lui sembla une éternité, son compagnon s’approcha, le dégagea de sa couverture, l’attrapa sous les aisselles, le traina, non sans mal, vers le compartiment de la roue de secours et… s’écroula sur lui.

— Désolé patron… souffla-t-il avant de laisser sa tête trouée de part en part, reposer contre lui, en toute intimité. La vitre avait explosé. Milles éclats de verre rougi maculaient sa peau et ses vêtements. Pour le coup, cette fois, Matt ressentait de la douleur. Il était certain que Phil lui avait broyé les os, que les engelures de ses doigts, à vif, avaient craqué. Et qu’il resterait là, cloué sous un cadavre, paralysé à tout jamais ! Mais dans quel guêpier s’était-il fourré, non d’un chien !?

Quatre paires de bottes noires, furent la dernière chose qu’il aperçut avant que les ténèbres ne se referment à nouveau sur lui.

 

Flo, flo, flo, faisaient les particules de protons.

Alertes météo, nuages de plasma, aurores boréales, explosions magnétiques, radiations ultra-violettes… Il ne savait même plus définir ces notions en termes scientifiques ! C’était pourtant sa spécialité ! Il était fait pour ça !

Flo, flo, flo, le canon d’une arme de poing sur sa tempe.

L’humanité était en danger. A plus ou moins long terme. D’ici moins d’une centaines d’années, elle risquait de finir comme tous ces animaux desséchés dans leur cage au deuxième sous-sol.  Déshydratés à tel point que les yeux leur sortaient des orbites et qu’ils avaient dans la bouche une espèce d’oursin  à la place de la langue.

Flo, flo, flo…

Eruptions solaires, graves perturbations du système de distribution électrique, réchauffement climatique des plus extrêmes, sans espoir de retour en arrière. Il faudrait refroidir l’atmosphère coute que coute ou ils étaient tous perdus ! Voués à la mort par dessèchement des cellules.

 

Du fin fond de sa conscience, la compréhension, la vérité, remontaient doucement à la surface. Il avait été approché par un service occulte de l’Etat pour travailler à la recherche d’une solution à cette épouvantable perspective.

Il travaillait avec météorologues, climatologues, généticiens et  spécialistes de l’évolution. Ils œuvraient pour les générations futures.

Mais ils avaient fait fausse route ! On ne pouvait rien pour l’atmosphère. C’était à la vie de s’adapter. Au corps de résister. Il n’y avait d’espoir de salut que dans la recherche d’un sérum de refroidissement ! Et puis avec le temps, l’être humain s’adapterait à son nouvel environnement. Il évoluerait et tous deviendraient semblables, du pôle nord à l’équateur. Ils auraient réussi leur transition.

Et c’était là son job, à lui et à son équipe. Isolé au fin fond d’un repère secret de l’Etat, il avait œuvré, jusqu’à perdre la raison, à la recherche d’un moyen de protéger le corps de la chaleur. Un moyen de le rafraichir de l’intérieur, pour qu’il puisse s’accommoder aux nouvelles températures de la surface terrestre.

 

Flo, flo, flo, sang de glace était la solution.

Sang de glace. Sa création, son œuvre ultime. Il allait sauver le monde !

 

Matt G revint à lui dans un sursaut. Gaëlle était à ses côtés, qui épongeait son front avec délicatesse. Le froid fut la première chose qu’il ressentit et la rage le submergea sans crier gare. Il  dégagea la main de la jeune femme d’une secousse aussi rude que pouvait lui permettre son engourdissement, cherchant à libérer ses membres endoloris.

La migraine le tenaillait méchamment. Autour de lui, tout était comme la première fois qu’il avait ouvert les yeux. La camionnette, les rangers, la transpiration. Mais ce n’était pas le même fourgon. Et en en lieux et places de Peter et Phil, se tenaient deux hommes en armes portant des masques à gaz.

Matt avait été placé en position assise, toujours engourdi, et sanglé serré. Dehors, le paysage n’avait pas changé. Le désert s’étendait à l’infini, déployant ses dunes et ses roches saillantes. Comme pour mieux les broyer.  Devait-il faire confiance à ses sens ? A son instinct ou à ses certitudes ?

— Gaëlle, chuchota-t-il… Il faut que tu m’expliques… Qu’est-ce qu’ils nous veulent ?

— Sang de glace, Matt… Ils en ont après Sang de glace.

Un soldat tourna la tête vers eux. Matt, baissa les yeux et fit mine de se rendormir. Il avait tant de questions. Ses souvenirs se dérobaient à lui comme le brouillard au petit matin.

Pourquoi devait-il fuir s’il travaillait à sauvegarder la vie sur terre ? Pourquoi ces soldats et ces camisoles ? Et cette sensation d’être le jouet de quelque machination ?

— Où est le sérum ? Ils ne l’ont pas encore ? Pourquoi le veulent-ils ?

— Il est en toi Matt. Tu te l’es inoculé, ne te souviens-tu pas ? Pas étonnant remarque. Avec tout ce qu’ils t’ont balancé dans le crâne. Ils ont mis la main sur nos dossiers, pour les détruire, mais il leur manquait ton sang ! Nous avons essayé de te tirer de là, Matt, lorsqu’on a compris, mais…

 

Flo, flo, flo ! Sang de glace, liquide de refroidissement, mort ! Merde !

 

Les mots et les images fusaient dans sa tête comme autant d’éclairs une nuit d’orage : sérum, instabilité, lobbies extrémistes, haut commandement aux armés, anti-évolutionnisme, noirs, blancs, armes de destruction massive ! Sang de glace. Danger, danger !

On les descendit sans ménagement du fourgon. C’était une enclave triste, sableuse et tout aussi glacée que ses os. La couverture avait glissé, il aperçut ses mains. Aucune engelure, elles étaient comme d’habitude, sinon qu’elles étaient paralysées, noires comme l’ébène. Noire comme le deviendraient tous les hommes pour le peu que l’humanité réussisse, grâce à lui, sa transition.

Matt ressentit soudain une immense frustration. Une colère sourde : Le fruit de ses recherches confisqué ! Gaëlle et Peter menottés. Phil assassiné et lui emmené sur un brancard. Tout ça parce qu’ils se supportaient pas l’idée que l’évolution humaine les conduisent à tous devenir noirs !? Sacrifier le monde pour lui éviter une couleur de peau non conforme à leur idée de la norme !? Non ! Il ne les laisserait pas faire !

Au prix d’un effort surhumain, il se laissa tomber de la civière, et se mit debout. Un instant, il lutta pour ne pas chanceler et regarda autour de lui. Ils étaient cernés par des armes et des visages masqués. Gaëlle, menacée, pleurait, et Peter était à terre.

 

Sang de glace était le nom de son invention. Pourtant, nulle glace ici-bas. Pas le moindre morceau de neige ou de givre. Il y régnait d’ailleurs une chaleur suffocante. Et un soleil écrasant. Chaque pas aurait dû lui bruler un peu plus la plante des pieds, et chaque clignement des yeux, la rétine.

Il ravala ses larmes. Aucun espoir de salut. Il n’était plus que l’ombre de lui-même. Il ne risquait pas d’échapper à qui que ce soit dans son état. Un état qui aurait pu sauver l’humanité…

Matt G comprenait maintenant d’où venait le froid qui le brisait. La dose était trop forte, son sang était en train de geler dans ses veines. Il mourrait bientôt, et le monde avec lui. Mais il n’était pas le plus froid des protagonistes. Le cœur de ses ennemis l’était bien plus encore, sans espoir de réchauffement, jamais…

Il poussa un hurlement et se mit à courir.

 

Les commentaires sont clos.