Challenge d’écriture n°44 – Estée R.


Estée R.
11.5/20 ?????
6ème

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Noctambules

Reprise du sujet du challenge n°32

La lumière des étoiles suffisait pour éclairer ses pas. Le vent se levait sur Desitter-town. La nuit avait enveloppé les rues de son épais manteau funeste et les habitants s’étaient barricadés comme à l’accoutumée. Nulle besoin d’instaurer un couvre feu ou de patrouiller la nuit dans cette cité pour faire régner le calme. Les duiwels et autres démons vengeurs s’étaient chargés de rendre les rues désertes dès le coucher du soleil. Du reste, il ne se trouvait pas dans la ville de policier assez téméraire pour oser se balader dans le noir, même avec la plus puissante des lampes torches et la plus efficace des armes anti-monstruosités.
Elle marcha dix minutes avant de rejoindre sa voiture. La chaleur moite du mois d’août faisaittranspirer les briques des murs autant que le goudron des routes. Le centre ville empestait l’alcool, la friture et diverses odeurs corporelles. Seuls les claquements de ses talons hauts résonnaient dans la ruelle où était garée sa guimbarde rouge toute cabossée. Elle eut un élan d’affection pour sa voiture lorsqu’elle enfonça la clé dans la serrure et que le « clic » familier retentit, débloquant portes et coffre et la mettant à la merci de quelques prédateurs terrés derrières les containers à ordures ou accrochés à ses roues.
Elle ne ressentait, pour sa part, aucune espèce de frayeur, vérifia juste qu’aucun nain tueur n’était caché derrière le siège conducteur, plié en quatre, silencieux comme un serpent, un long couteau serré contre sa poitrine.
Mais il n’y avait rien. Bien.
Elle s’engouffra dans le véhicule, verrouilla les portières, et mit le contact. L’air conditionné fusa et lui caressa divinement la peau tandis qu’un morceau de pop gothique transperçait l’autoradio pour s’infiltrer effrontément dans ses oreilles. Elle monta le son et mit à chanter à tue-tête. La musique vrillait la tôle, le moteur grondait. Parfait. Aucun gnome n’y résisterait. Elle pouvait passer la première et prendre sereinement le chemin du retour.
Il lui fallut un quart d’heure pour traverser la ville et s’engager dans la banlieue résidentielle où elle vivait. Elle n’avait guère croisé que quelques trolls encanaillés, trop ivres pour faire autre chose que la regarder passer d’un air dubitatif. Ils étaient tellement rares les Humains, à trainer la nuit, que la surprise passée, il était souvent trop tard pour les poursuivre. Elle sourit. Faisait-elle réellement partie des Humains de toute façon ?
Elle approchait du passage à niveau. Pile dans les temps ! Son taux d’adrénaline augmenta sérieusement. Elle adorait ça. Sentait déjà le sourire espiègle se dessiner sur son visage à mesure qu’elle distinguait le feu rouge clignoter et percevait la sonnerie qui indiquait l’arrivée du train. Son pied enfonça la pédale de l’accélérateur alors que les barrières étaient en place et que le crincrin du convoi se faisait plus strident que jamais.
L’impact fut fabuleux, éclatant et violent. Il colora la nuit d’orange parsemé de reflets bleus et le vacarme réveilla la moitié de la banlieue. La carcasse écrabouillée de la voiture fut trainée sur près d’un kilomètre avant que la locomotive ne s’arrête enfin. Les trains ne ralentissaient pas beaucoup lorsqu’ils traversaient les villes de nuit.
La conductrice inconsciente avait été éjectée et reposait cent mètres après le passage à niveau dont la sirène scandait toujours son appel à la prudence.
L’avantage d’avoir été maudite était qu’après un tel choc, elle pouvait se relever sans gros dommages corporels. Ce qui seul lui importait cependant, songeait-elle alors qu’elle remontait en courant vers l’avant du train, déguenillée et passablement défigurée, c’était que sa malédiction s’appliquait également aux objets qui étaient en contact avec elle au moment des chocs. Ainsi, ses vêtements étaient-ils entrain de se remettre tous seuls de leurs déboires, tout comme ses plaies cicatrisaient déjà. Lorsqu’elle arriverait au niveau de son véhicule, il n’aurait pas fière allure, mais il serait capable de l’accueillir et de reprendre la route. Et elle adorait sa voiture !
Les sirènes retentissaient dans le lointain mais elle ne s’en inquiéta pas. Les ambulances de nuit n’étaient utilisées que par des robots, bêtes et disciplinés, qui la prendraient pour un zombie si elle se mettait à marcher cahin-caha au lieu de courir. Elle retint un rire. Oui, dans son accoutrement, et avec son bras droit, toujours en cours de réparation, qui formait un angle improbable, même les vrais zombies s’y laisseraient prendre…
Elle arriva chez elle dix minutes plus tard. Sur son pare-choc encore ondulé à droite, s’étalaient quelques traces de sang et de poils de loup-garou suicidaire.

— N’en auras tu donc jamais assez, chipie !? hurla son frère à peine eut-elle passé la porte du salon familial. C’est la troisième fois cette semaine que tu te tapes un train ! Bon sang de bois Sixtine ! Ça ne changera rien. Jamais ! Alors à quoi bon ?
Perchée sur ses talons aiguilles, la jeune femme le défia un instant : bouche crispée et regard dangereusement acéré, mains sur les hanches, provocante. Finalement, un sourire illumina son visage, mutin, et elle éclata de rire avant de s’éloigner.
Elle avait faim. Elle se sentait sale. Elle aspirait à croquer un énorme sandwich sous une douche brulante et réparatrice. Et non, elle ne tremblait pas !

***

L’homme suivait la fillette depuis son école. La troisième fois cette semaine. Il connaissait son itinéraire. Il savait qu’elle serait seule lorsqu’elle passerait devant la descente de garages condamnée l’an passé. C’était pour ce soir. Il attendait depuis si longtemps… Une dernière fois, il vérifia le couteau dans sa poche gauche puis il accéléra le pas.
Elle était enfin à sa portée, petite poupée innocente et pure…
La dernière chose qu’il vit fut son regard écarlate, alors qu’elle s’apprêtait à lui planter deux canines acérées dans la jugulaire…
Ce qu’il préférait, le monstre à visage de fillette, c’était le moment où ils comprenaient qu’ils allaient mourir. Lorsqu’enfin ils réalisaient qu’ils allaient subir ce qu’ils avaient infligé à d’autres. Il aimait aussi lorsqu’il pouvait garder son apparence « normale », mais cela n’arrivait pas souvent. Il devait correspondre à ce que recherchaient les tortionnaires, à leurs futures victimes.
Il ne s’en prenait que très rarement aux créatures de la nuit. Ses cibles étaient les prédateurs Humains. Ceux qui auraient pu combattre leur nature. On ne peut en vouloir à un zombie de vous dévorer la cervelle, cela fait partie de son essence même.
Juché sur la plus hideuse gargouille de « Notre Dame de Sainte Ursule », il observait sa ville, et les habitations qui s’illuminaient tour à tour pour la soirée. Cette image lui plaisait : lui, assis sur sa statue immonde, comme Batman dans les comics d’antan. Il se sentait tout à la fois ridicule et puissant. Ridicule à cause du cliché de la bande dessinée, et puissant car il dominait le monde, de là-haut. Personne ne se doutait de son existence et il pouvait tout à loisirs observer cette masse grouillantes vivre et se déchirer tout au long de la journée, puis se terrer comme des rats le soir venu.
Et gare à celui qui ne resterait pas sagement chez lui ! Il fondrait sur lui avec la célérité d’un rapace.
Il l’étriperait avec la force d’un fauve, il se repaitrait de lui avec l’appétit d’une hyène… C’était son droit ! Comme son plus grand devoir !
Il se laissa aller à rêver à sa vie d’avant. Celle où il était encore Humain et non ce monstre vengeur connu seulement de ses paires. Quelle ironie ! Il aimait tant les grands justiciers étant gosse. Il avait même été, lui semblait-il, le héros d’une femme. Avant. A peine se souvenait-il à quoi elle ressemblait mais ils s’aimaient et cela lui faisait toujours un trou dans le cœur de seulement y songer.
Elle était morte en même temps que lui. Il n’avait pas su la protéger…
Et quelle espèce de super héros était-il à présent, qui vivait dans le plus total anonymat ?
Non, pas d’identité secrète ici, ni de double vie ! Il n’était personne. On ne le voyait pas. On savait à peine qu’il existait. Et le saurait-on, comment l’approuver ? Il sauvait des vies, certes. Des vies innocentes. Mais, pour chacune, il envoyait les meurtriers en enfer dans des conditions dignes des pires séries gores. Et que dire de sa seconde activité !?
Car si le jour appartenait aux Humains et qu’il châtiait cruellement tout esprit animé de mauvaises intentions à leur égard, la nuit appartenait aux Autres, et cette loi ne souffrait aucune exception.
Ainsi était-il à la fois bourreau et justicier. Traquant la nuit ceux qu’il protégeait le jour. La lumière des étoiles suffisait à justifier ses actes.

***

— Tu ne rentres pas Sixtine ? La nuit va bientôt tomber…
Le tremblement dans la voix de Louisa était parfaitement perceptible. Mais ce soir, Sixtine n’avait pas envie de la ménager. Oui, quoi ? Elle n’avait cessé de lui casser les oreilles, à pérorer sans fin sur les beaux yeux de Yoam, le gars du courrier, quand ce n’était pas sur ses fesses, moulées dans son jean noir ! Aussi se contenta-t-elle de hausser les épaules sans rien répondre. Oui, elle aimait aussi mettre sa meilleure amie au supplice.
— Bon… Donc… J’y vais ma chérie. A demain ?
— Sûr Lou, à demain ! Rentre vite ! accorda-t-elle avant de reporter son attention sur le citron de son Mojito.
— Votre amie à raison, bel ange. Il ne faudrait pas vous faire prendre par la nuit… susurra une voix chaude derrière d’elle.
L’homme était élégant, richement vêtu et gominé. Il puait la suffisance et la confiance en lui. Elle lui retourna un regard impudent et répondit :
— Mieux vaudrait me faire prendre par toi ? Qui te dit que tu saurais me satisfaire ?
Piqué, il lui rendit un mauvais rictus et s’éloigna non sans la maudire :
— Qu’incubes et succubes t’emportent et te fassent regretter ton arrogance, bitch ! Tu ne paies rien pour attendre.
Elle le regarda s’éloigner en souriant. Le couvre-feu ne tarderait pas à retentir. Le gérant du bar sonnait déjà le rappel des trainards et les invitait à débarrasser le plancher. Dommage… Elle siffla son cocktail d’un trait, claqua cinq euros sur le comptoir et sortit. Elle aurait aimé attendre la nuit ici, se faire réprimander, peut-être, par un jeune policier en uniforme et jouer un moment à la demoiselle en détresse. Mais son frère lui avait fait promettre de faire en sorte qu’on ne se souvienne pas de son visage, si elle ne pouvait pas faire autrement que de faire des bêtises…
Qu’importe, elle ne rentrerait pas avant minuit ! Elle se baladerait dans Square Avenue, traverserait peut-être le parc et se ferait rosser par quelque gobelins, cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Et puis, avec un peu de chance elle aurait le train de 23 h 15 ! Elle adorait le train de 23 h 15…

***

— Mais c’est que cette espèce de punkette en skaï m’a cassé une dent ! La salope !
Il la projeta contre le mur décrépit et elle atterrit les fesses dans une flaque d’huile. Du sang perlait à sa lèvre inférieure. Sa pommette droite bleuissait. Sa robe satinée noire était déchirée.
Le dragueur l’avait suivie. Certes, elle ne l’avait pas vu venir celui-là… Elle payait, cette nuit, son arrogance.
Il approchait, sa belle gueule défigurée par le coup qu’elle lui avait infligé. Il avait perdu de sa superbe, mais ses yeux de psychopathe et le tressautement de sa mâchoire ne le rendait que plus inquiétant. Il était plus fort qu’elle, c’était un fait. Moins qu’un orque toutefois.

Avoir la rage faisait de Sixtine une adversaire coriace et contre qui il valait mieux ne pas se cogner dans la rue. Car si elle n’avait peur de rien, ce n’était pas uniquement parce qu’elle était résistante.
Elle avait cette haine d’elle-même qui lui conférait sa brutalité exacerbée, son goût de la violence et de la provocation. Elle n’avait rien à perdre et cela la rendait redoutable. Debout de nouveau, la poitrine à moitié dénudée remontant et descendant rapidement au rythme de ses battements de cœur, elle se préparait à un nouvel assaut.
Il n’était pas question qu’elle se rende sans se battre. Et elle survivrait, comme toujours. Qu’elle ait le dessus ou non. Cependant, elle n’avait pas l’habitude d’affronter les Humains. Et le sort que lui réservait celui-ci ne faisait pas partie de ses trips.
Lorsqu’il l’accula contre le container à ordures et que la poignée de métal s’enfonça dans ses flans. Lorsque l’avant-bras lui maintint la tête en arrière, ne laissant qu’un filet d’air lui brûler la gorge. Lorsque les doigts commencèrent à fourrager entre ses jambes. Alors, Sixtine eut peur.
Véritablement. Et cela lui fit comme un électrochoc.
Elle hurla !
Les larmes ruisselèrent, comme elles ne l’avaient pas fait à la mort de Danyël. Ils s’étaient tant aimé, avaient commis tant de folies ! Mais leur moto n’avait pas résisté face au train. De là datait sa malédiction et sa folie autodestructrice !

***

Le démon-vengeur traquait la fille qui semait la zizanie chez les non-humains. Une incassable à ce qu’il avait compris. Qui aimait les trains, tiens ! Mais ils étaient deux ce soir. Un homme l’accompagnait.
Dommage pour lui, l’inconscient !
Dans sa bouche, il sentait le goût du sang et ses griffes le démangeaient férocement. Bientôt, il serait rassasié de chair et de sang.
Le cri qui retentit résonna en lui comme une sirène d’alarme incandescente ! Lui retourna les tripes et lui fit monter la bile à la gorge. Un instant, il se crut dément plus que démon : il connaissait cette voix ! Et il savait les intentions de l’agresseur.
L’odeur de peur mêlé de larmes l’assaillit violemment, révélant des souvenirs enfouis depuis trop longtemps et il s’abattit sur l’offenseur avec une rage incontrôlable, l’éloignant de sa victime en lui broyant les os.
Il s’acharnait sur le corps disloqué, encore et encore, lorsqu’il prit conscience que la jeune femme se tenait debout derrière lui. Elle était toujours aussi belle, ses contusions s’estompaient déjà, et il se sentit plus monstrueux que jamais. Le silence les enveloppa sans qu’il ose se tourner vers elle.
— Tu en as mis du temps ! souffla-t-elle finalement.
— Je te croyais morte.
— Moi aussi.
— Mais je suis mort.
— Moi aussi…
— Sixtine… Tu vis. Et je suis un démon…
— Non Danyël… Un héros vengeur !
— Et tu n’as rien à faire dehors après le crépuscule…
— J’attends la mort chaque nuit depuis l’accident.
— Je n’aurais pas dû t’emmener ce soir-là… Qu’ai-je fais de toi ? Pardonne-moi…
— Ne dis pas ça. Je n’aurais jamais dû te survivre… Tue-moi. Toi seul le peux. Tu me sauveras ! Tu
nous libéreras.
Alors il se pencha vers elle et l’embrassa, tandis que ses bras écaillés la pressaient contre lui, fort, de plus en plus fort… Ils disparurent lentement, dans un rai de lumière évanescent. La lumière des étoiles suffisait à bénir leur étreinte.

Il faudrait à Desitter-town un nouveau démon-vengeur.

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