Challenge d’écriture n°42 – Son of Khaine

L’oubli

« Suivez cette route, traversez le pont, et prenez à droite sur la grande avenue.

– D’accord, merci ! »

Bon, il existe encore des gens serviables dans ce monde pourri – et, fait encore plus étonnant, dans cette maudite banlieue. Rassuré, je continue à marcher. Un pied devant l’autre. Feu rouge au loin. Un pied devant l’autre. Une voiture après l’autre. Un pied devant l’autre. La file d’attente s’allonge. Un pied devant l’autre. Une voiture après l’autre. Un pied devant l’autre. Feu vert. Un pied devant l’autre. La file d’attente diminue. Un pied devant l’autre. Une voiture après l’autre. Un pied devant l’autre. Feu rouge. Un pied devant l’autre.

Il fait un peu froid. Je remonte la fermeture éclair de mon manteau, afin de ne pas aggraver mon mal de gorge, et j’allonge le pas. Il est grand temps de rentrer chez moi. Un pied devant l’autre. Juste ça. Une fois. Deux fois. Dix fois. Cent fois. Encore et encore…

L’après-midi si paresseux semble enfin toucher à sa fin : les rayons obliques grattent l’atmosphère poussiéreuse comme autant de rasoirs, et le feu tricolore est peu à peu submergé par un bouchon en formation, habituel à cette heure.

Un pied devant l’autre…

Les instants s’écoulent lentement. Inspirer. Un pied devant l’autre. Expirer. Un pied devant l’autre. L’air rentre et sort, sort en rentre, j’avance lentement. J’ai l’impression que cette rue n’en finit pas. Grille noire, numéro 56. Inspirer. Expirer. Fermer les yeux. Inspirer… J’avance. Rouvrir les yeux. Numéro 56, grille bleue.

Je reviens en arrière. Inspirer – expirer – inspirer – expirer. Grille 56, numéro noir. Demi-tour, un pied devant l’autre, je clos mes paupières et me laisse bercer, calant le rythme de ma respiration sur celui de mes jambes fatiguées.

Quand je pense à regarder à ma gauche, je me rends compte que je suis au 62. J’hésite un instant. Est-ce que ça vaut vraiment la peine d’aller vérifier ? Sans doute pas, mais qu’importe. Un pied après l’autre… 60… 58… 56. Grille verte. Bon, tout va bien jusque là, assez perdu de temps, je suis en retard.

L’horizon transpercé laisse couler son sang. Je me dépêche, commence à courir, oublie de respirer. Point de côté. Je m’arrête pour reprendre mon souffle, plié en deux. 42 ? Je suis au numéro 42.

Je commence à paniquer, regarde à droite, à gauche. Quelqu’un passe sur le trottoir d’en face, celui à qui j’ai demandé mon chemin tout à l’heure. Je l’interpelle. Il fait mine de ne pas m’entendre, je lui cours après en insistant.

« Je ne suis pas d’ici ».

Il n’est pas d’ici ? Comment ça ?

« Mais, et ce que vous m’aviez dit tout à l’heure ?

– De quoi ? Vous devez faire erreur, monsieur »

Je ne sais plus quoi répondre, la vieille dame me tourne le dos et repart, me laissant sur place.

Je ferme les yeux et respire calmement. Je suis au 17. Il suffit de voir dans quel sens vont les numéros… 15 ? Bon, c’est de l’autre côté, alors. A l’opposé du soleil, là où la nuit commence à s’étendre comme une tache d’encre.

Mes pas martèlent le bitume défoncé. Je fais attention à marcher dans les triangles. Puis dans les carrés qui se trouvent dedans, même quand ceux-ci se mettent à onduler. Au bout d’un moment, je me retourne pour voir où en est le soleil…

Il me regarde. Fixement. Son œil unique traverse mes paupières, répand ses teintes irisées au fond des mes orbites. Je lui tourne le dos et fais face à l’orient, qui peu à peu se drape dans un long manteau.

Persistance rétinienne.

C’est juste ça. Pas de l’amour. De la persistance rétinienne. Et des corbeaux, au loin, hurlent de joie, ayant peint des flammes tout le long de l’horizon avec leurs ailes géométriques qui vibrent sans cesse.

J’ondule de plus en plus fort, de plus en plus longtemps, un pied devant l’autre. Le gauche, le droit, celui du milieu, luttant sans cesse contre les sables mouvants.

Cette musique… La symphonie des arbres de pierre, lourde, pesante, qui pourtant se dresse contre le ciel. Ardente. Tout rougeoie, se consume, se tord et crépite. Les étincelles voltigent au rythme des trompettes.

Peu à peu, si doucement que rien ne se trouble, dans une suprême harmonie des formes et des couleurs, la matière est vaincue, pleure et se dissout dans ses propres larmes, tout fond et se mélange.

Comme un océan de bronze.

Et, au-delà, sur l’autre rive, une armée d’arc-en-ciel, accrochée dans les profondeurs, qui se reflète dans les nuages opalins.

Parmi cette immense fresque de sons et d’odeurs, seules de lentes vagues, épousant l’univers et se superposant étrangement, évoluent avec la grâce de cygnes portés par le vent stellaire. Pendant ce temps, au sommet de la pyramide, un grand feu fait crépiter des cristaux de roche noire, et partout les miroirs répètent en chuchotant la caresse apaisante du vin qui coule.

Alors, à cet instant suprême succède… rien. Le même instant. Encore et encore.

La lueur mystique faiblit peu à peu. Les couleurs sonnent faux, la musique se fane. Plus rien ne bouge. Sauf, au loin…

La charrette.

Cette vieille carriole édentée, qui se pousse elle-même, qui écrase les hautes herbes dans la boue. Cette charrette aux roues cassées qui se laisse porter par le courant, dont l’essieu grince continuellement.

Alors, le ciel soudain s’affaisse, se craquèle de toutes parts, tombe par morceaux dans la rivière, qui se met à déborder, à transporter pêle-mêle des tas affreux de troncs calcinés, de membres, d’armes tordues, de visages au sourire affreux.

Les corbeaux, tout près, rient de douleur, toujours plus fort.

Un pont, un immense pont, s’élance dans les brumes malfaisantes, fait d’ossements empilés, liés entre eux par des cordes de peau. De l’autre côté se trouve un empire inconnu, où rôdent les loups et les charognards, où souffle un vent glacial et hurlant.

Sur cette rive, tout meurt.

La charrette avance toujours, émerge lentement du brouillard. Elle n’a plus de chevaux ; ce qui reste de ceux-ci est empilé à l’arrière, avec tout le reste.

La silhouette qui la conduit s’immobilise. En descend. S’avance. Un pied devant l’autre. Imprimant ses traces de pas dans la cendre. Un pied devant l’autre. Laissant une longue trace de sang qui sèche. Un pied devant l’autre. En faisant craquer ses articulations nues. Un pied devant l’autre. Diffusant son odeur de chair calcinée. Un pied devant l’autre. Et rien ne semble pouvoir l’arrêter.

Elle relève la tête. C’est un crâne fracassé, sans expression.

Ses orbites sont vides. Désespérément vides. Sa mâchoire sans dents s’ouvre avec un bruit d’outre-tombe, presque un gémissement. Les corbeaux se sont tus.

« Viens. »

Juste ce mot.

Elle se retourne, emportant tout dans les replis de sa cape. Un pied devant l’autre. Sans distinction. Un pied devant l’autre. Sans un mot de plus. Un pied devant l’autre. Rien ne résiste. Un pied devant l’autre. Vers l’autre rive. Un pied devant l’autre.

Lentement, tout doucement, l’univers entier s’aventure dans les brumes fétides. Sans retour possible. Le pont vibre, se disloque peu à peu, sans arrêter l’inexorable marche.

Cette procession funèbre progresse dans le silence le plus total. Jusqu’au bout. Au-dessus des eaux figées de la rivière morte qui ne reflète plus rien que le vide béant.

Enfin, la forme sans nom, poussant sa charrette atroce, s’arrête.

« A droite sur la grande avenue. »

Un peu perdu, j’avance, baigné par la clarté de la lune, sur le trottoir vide, droit devant. Une voiture passe de temps à autres, avec ses phares éblouissants. Un couple me demande son chemin, je l’écoute à peine : « Je ne suis pas d’ici ».

Rouge… Vert… L’alternance des feux se conjugue étrangement avec le jaune urinaire des lampadaires. Soudain, je m’arrête.

Appuyant sur un bouton, je pousse la porte, qui cède facilement, puis monte les escaliers grinçants. Ils sonnent comme la charrette… A cette simple pensée, je frissonne et accélère.

Je fouille dans ma poche, y trouve une clé, qui entre dans la serrure. Je tourne dans un sens, puis dans l’autre. Claquement sec. J’entre.

Quelqu’un me regarde fixement. Je m’arrête net. Il ne bouge pas, a l’air stupéfait de me voir, mais ne dit rien. J’ai le réflexe de le saluer (pourquoi ?), il est plus rapide que moi. « Bonsoir. »

Que répondre ? La même chose.

Nous restons ainsi, dans un silence gêné qui semble durer une éternité. J’ai du mal à distinguer ses traits dans la pénombre. Il me rappelle la forme.

Paniqué, je fais un pas en arrière. Lui aussi. Il ne semble pas agressif. J’avance de nouveau. Un pied devant l’autre. Lui aussi. Un pied devant l’autre.

Nous somme tout près. Je tends le bras – lui aussi. Le touche. Il a la main glacée comme la mort.

Son visage se transforme en crâne grimaçant alors que nous crions tous les deux.

Je recule et tombe par terre en me débattant, piégé dans un labyrinthe de fractales et de sons impossibles.

Après une éternité, j’ouvre à nouveau les yeux. Je suis chez moi.

Face au miroir de l’entrée.

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