Challenge d’écriture n°39 – Anthony


Anthony
13.8/20 ?????
2ème

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Fort-Magie

Autrefois, on l’appelait le Fort de Kano’es, du nom du premier commandant qui avait régenté ces lieux.

Aujourd’hui, on ne parlait plus de l’imposante bâtisse.

Elle se dressait encore, fière et hautaine, arrogante presque, dans ce paysage de montagne. Même son rempart éventré que l’on voyait en arrivant par le mur, ou les tours aux toits arrachés n’enlevaient pas à la majesté du lieu. Le Fort avait été créé pour durer et, comme animé d’une volonté propre, il comptait bien rester debout pendant plusieurs siècles encore.

Pourtant, personne ne venait plus dans cette région reculée, personne ne se souvenait plus du fort, ni de son mur qui, allant de crête en Crète, ceinturait le gouffre qu’il dominait, pas plus du chemin souillé de sang et de ténèbres, de terre battue, qui menait jusqu’à un escarpement rocheux qui avait été appelé jadis par la garnison permanente du fort le Regard sur les Abymes. Le fort était une légende que personne ne cherchait à redécouvrir.

Car ce n’était pas le fort en soi qui était important, mais bien ce pour quoi il avait été construit. S’il avait été bâti si solide, avec ce chemin de ronde qui ne rimait à rien, ce n’était pas pour empêcher un ennemi d’avancer — qui aurait voulu prendre ce cercle à l’intérieur des montagnes — mais pour séparer le gouffre s’étendant sous ses meurtrières du reste du monde.

Il avait eu mille noms dans la bouche des soldats et de la populace. Le Gouffre des Horreurs, la Faille des Monstres, la Décharge maudite et d’autres tout aussi engageants. C’était là que pendant des siècles, l’humanité s’était débarrassée des cadavres des êtres surnaturels, dans la grande purge lancée pour purifier le monde.

 

Cela avait commencé avec les Dragons, créature terrible et majestueuse, décimant troupeaux, villages, villes, véritable fléau des cieux. Lorsque l’un d’entre était tué, son corps jeté à terre continuait de souiller de ses effluves magiques le monde. Les cendres des cadavres incinérés ne faisaient que rendre le mal plus diffus, plus dangereux. Et c’est ainsi que le gouffre avait accueilli ses premiers résidents putréfiés, et c’est ainsi que le fort avait été érigé pour veiller à ce que personne ne vienne fouailler dans l’amoncellement naissant.

Après les Dragons, ce fut au tour des Wyvernes, d’autres reptiles volants qui jusque-là étaient pacifiques. Les adultes étaient décapités, broyés et leurs restes partaient leur tour dans le gouffre. Se mêlaient alors les chairs décomposées, les fluides vitaux, et la pollution magique qui émanait de leurs êtres. La frénésie humaine, le besoin de purification s’emballèrent alors : le surnaturel et la magie devaient disparaître à tout prix, garantir aux hommes un monde pur et serein dans lequel leurs enfants pourraient grandir sans craindre monstres et sortilèges.

La purge des cieux avait continué, Griffon, pégase, hybride maudit au corps d’oiseau, tous avaient été abattus à vue, tous avaient vu leurs nids, leurs repères saccagés. Ils avaient beau se défendre, sans les Dragons, les pertes infligées à leurs ennemis étaient ridicules. En même temps que les cieux, on purgea la terre, de leurs licornes, salamandres, basilics, tout ce qui pouvait corrompre le Nouveau Monde en gestation. Ce fut bien sûr plus dur de régler leur compte aux créatures hantant les mers et les océans. Peut-être reste-t-il quelque serpent géant, quelques krakens décrépis par l’âge et la frayeur, mais ces créatures s’éteindront d’elles-mêmes. L’eau n’avait pas arrêté longtemps les humains, faisant preuve d’une ingéniosité rare pour chasser leurs ennemis. Aujourd’hui, leurs bateaux submersibles et leurs harpons gigantesques rouillaient dans les hangars et les musées.

Et tous, tous ces cadavres sans exception, avaient rejoint le gouffre. Le plus compliqué avait été de détruire les créatures élémentales. Intelligence née de l’air ou du feu, plutôt que de la matrice de femelles, mais à nouveau le fanatisme humain fut un moteur formidable. Pour chaque créature, Phoenix, Sylphe, Golem, pour chaque élément ils avaient mis au point une technologie de mort. Ici une chambre de compression, là un dessiccateur, là-bas un cisailleur sonique, plus loin une double, une triple, une quadruple chambre pour que les créatures s’annihilent entre elles.

Aujourd’hui, cela faisait donc plusieurs siècles qu’aucune créature d’aucune sorte n’avait osé souiller de sa présence les territoires régis par l’humanité. Dragon et serpent géant n’étaient plus que des créatures qui marchaient dans les cauchemars et le gouffre une menace pour les enfants turbulents.

 

Aujourd’hui, par le jeu de ces étranges coïncidences qui font le destin, cela faisait un millénaire que le premier cadavre de Dragon avait touché le fond du gouffre. Un millénaire de putréfaction, un millénaire d’accumulation de cadavres de créatures fières et puissantes, de créatures décimées au nom d’une pureté destructrice, un millénaire où les chairs se mêlaient, où les os se rassemblaient, baignant dans le mélange nauséabond des fluides corporels, dissolvant les anciens pouvoirs, s’imprégnant des sentiments de douleur, de tristesse, de haine nimbées dans la lueur des éléments tous cristallisés. Le gouffre était plein et une brume délétère de mauvais augure s’en extrayait non sans mal. Sur le chemin de terre, dans les tours de guet, sur le chemin de ronde, aucun soldat ne la voyait, aucune garnison ne prenait les armes pour la repousser. La brume se ramifia, étendit son être et plongea ses tentacules dans les anciennes pièces, dans les anciens dortoirs et salles d’entraînement. Elle ne sentit personne et le gouffre se réjouit.

La brume reflua derrière le précipice et le soleil illumina soudain la scène. Ses rayons tombèrent entre les montagnes, et c’est baignée par de lumière que la créature émergea de l’utérus putréfié dans lequel elle avait pris forme et grandit au cours des siècles. Elle contempla le charnier autour d’elle, et son corps se métamorphosa selon ce qu’elle avait sous les yeux. Voyait-elle ici le crâne d’un Dragon qu’aussitôt elle adoptait la forme reptilienne, devinait-elle la forme d’un Quetzal que ses écailles se muaient en plume, à peine entendait-elle les échos des chants fantômes des Phoenix qu’elle s’enflammait. La créature marcha écouta, écouta les lamentations des morts et y répondit. Elle était née il y avait quelques heures à peine, mais elle connaissait déjà sa destinée. Vivre pour et par la vengeance, pour racheter par le sang l’éradication de ses pères et mères, de ses frères et ses sœurs, entassés les uns sur les autres, enfouis dans la pestilence, jugés coupables d’avoir existé.

 

La créature se fit pousser des ailes noires comme de l’onyx, se dota d’un corps élancé, tranchant, et s’envola. Elle passa devant le Fort, et aucun garde ne la vit, aucun garde ne sonna l’alarme. Sans le savoir, l’humanité avait engendré le pire fléau, la quintessence de tous les monstres qu’elle avait exterminés.

 

C’était un fort imposant, il s’appelait le Fort de Kano’es. Il avait été créé pour durer et, comme animé d’une volonté propre, il comptait bien rester debout pendant plusieurs siècles encore. Ce serait là le dernier vestige des Hommes.

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