Challenge d’écriture n°38 – Anthony


Anthony
note : 16/20 ?????
1er

? Vos commentaires sur ce texte


Carbodélit

— Savez-vous pourquoi vous êtes là ?

— Non, mais quelque chose me dit que vous allez me le dire, répondis-je aussi sec. Une intuition, comme ça.

Le fonctionnaire en face de moi était grand et sec comme un phasme. Sa voix était calme, posée, mais d’une placidité menaçante, prête à m’exploser à la face et à me trancher dans le vif. J’avais décidé de ne pas me laisser faire par ce flicaillon trop zélé. Pour qui se prenait-il à m’arrêter comme ça à mon bureau, devant mes collègues, mes clients, mon patron, en plein milieu d’une réunion cruciale ?

— Ne jouez pas les fortes têtes avec moi, monsieur Thorson, lâcha-t-il. Vous ne ferez qu’aggraver votre cas et vous m’agacerez. Et s’il y a bien quelque chose que je déteste, c’est d’être agacé, ça augmente mes pulsations, ça influe sur mon métabolisme et ça abaisse mes performances….

Mon interlocuteur parlait en desserrant à peine les lèvres, ce qui me rendait sa compréhension difficile. Tout chez lui n’était qu’économie de mouvement : ses yeux ne cillaient pas, ses sourcils ne se fronçait pas, ses mains restaient jointes devant lui. Il aurait pu être une statue de cire équipé d’un émetteur pour parler. Mon arrestation, puis cette attitude et cet aspect lisse, tiré à quatre épingles, sans un pli de travers, me mettait hors de moi.

— Vous n’avez pas la moindre idée du pourquoi de votre présence en face de moi, monsieur Thorson ? insista-t-il. Allons, réfléchissez bien… Quelque chose en rapport avec ce que vous avez fait pour arriver à l’heure à votre travail aujourd’hui…

L’homme jeta un coup d’œil à son poignet dans un geste lent et mesuré. Quant à moi, je me repassai ma matinée en tête. J’avais mis mon réveil le plus tard possible, pour dormir plus et économiser du crédit carbone, mais je ne l’avais pas entendu sonner. Je m’étais levé avec une demi-heure de retard. Un saut dans la douche à ultrasons, un petit déjeuner zappé et je m’étais mis en route, en courant. Non… en courant…

— Vous êtes sérieux ? demandé-je.

J’eus l’impression que cette simple phrase, alliée sûrement à mon ton résigné, fit briller l’œil de mon interlocuteur. Il n’était pas trop zélé, non, il était sadique en vérité.

— Dans mon service, je ne suis pas vraiment connu pour mon sens de l’humour, monsieur Thorson. Comme la mémoire semble vous être revenue, si j’en crois votre regard défait, il est temps que je procède à la lecture de votre acte d’inculpation : ce dix-neuf août de l’an deux mil cent-treize, monsieur Thomas Geoffroy Caloris Thorson est reconnu coupable d’un rejet de dioxyde de carbone par respiration au-dessus des proportions allouées par la Caisse de Régulation des Emissions de Gaz à Effet de Serre et la Banque Mondiale de Gestion des Crédits Carbone pour le mois susnommé (note gouvernementale 143-417-591-113), participant ainsi de façon indirecte au réchauffement climatique global. Il est également reconnu coupable d’une augmentation de son rayonnement thermique par infrarouge au-dessus des valeurs fixées par la Commission de Contrôle des Sources Invisibles de Contamination Calorique (note gouvernementale 684-368-642-113, appendice b), participant ainsi de façon directe au réchauffement climatique global. Il est également reconnu coupable d’une consommation d’eau disproportionnée, en désagrément avec les consignes émises par les Conseils d’Administration des Flux de Monoxyde de Dihydrogène, consécutive aux deux précédents actes cités et à l’effort fourni pour perpétrer ces méfaits, participant ainsi à la raréfaction de ce liquide (note gouvernementale 641-873-313-113). Ces trois chefs d’inculpation ont été rédigés suite aux témoignages de plusieurs citoyens, relatant une course démarrée au coin de la quarante-deuxième et de Kyoto Street, dont la vitesse a oscillé entre huit et douze kilomètres à l’heure et qui n’est redevenue une marche normale qu’au coin de la Empty Street et GreenHouse Street, soit une course de deux mille six-cent vingt-huit mètres. Durant cette course, votre rythme cardiaque a accéléré pour répondre à la demande physiologique en oxygène de vos cellules, ce qui a entraîné une respiration accrue et un rejet de dioxyde de carbone, puis une élévation de votre transpiration et de votre chaleur corporelle, que vous avez compensée par une hydratation sur votre lieu de travail. Comme pièce à charge, ont été versés au dossier les différents témoignages évoqués, un traçage satellite de votre parcours et de sa vitesse moyenne, la modélisation physiologique de votre activité biologique basée sur les données enregistrées lors de votre visite médicale hebdomadaire, et les relevés en flux continu du point d’eau que vous avez utilisé. Les charges sont accablantes, monsieur Thorson, je ne vous le cache pas. Souhaitez-vous dire quelque chose pour votre défense ?

— Vous allez vraiment me condamner pour avoir couru deux kilomètres et demi ?

Je n’en revenais pas. Alors, oui, stricto sensu, j’étais coupable, j’aurais dû marcher comme je le faisais tous les jours, lentement, calmement, en pratiquant des exercices de respiration, mais ce jour précis, je ne pouvais pas être en retard, pas quand je présentais les derniers résultats de mon groupe de recherche !

— Deux kilomètre, et six-cent vingt-huit mètres pour être exact, monsieur Thorson. Et oui, nous allons en effet vous condamner.

— C’est dingue ça ! Regardez mon casier, il est vierge, je n’ai commis aucune infraction. Lorsque je ne travaille pas, je prends mon somnifère pour réduire mon activité physiologique, je ne pratique pas le télétravail pour limiter la consommation électrique, je paie mes impôts pour entretenir les algues et les plantes qui compensent ma production de dioxyde de carbone, ma vie est régulée pour que mon empreinte écologique soit la plus basse possible et ne jamais utiliser tout mon crédit carbone, et vous ne prenez pas cela en compte ?

— Une vie d’actions écologiques ne peut racheter ne serait-ce qu’une seule dérive, monsieur Thorson. Les générations qui nous ont précédées ne l’ont compris que trop tard, nous léguant ce monde ravagé de cataclysmes, perclus de sécheresses chroniques et aux températures sans aucune comparaison possible avec ce qu’elles devraient être. Chaque geste en faveur de la rémission de ce cancer que nous avons implanté sur cette planète est louable, mais chaque action augmentant la teneur atmosphérique en gaz à effet de serre, diminuant les ressources en eau potables, chaque métastase, doit être punie avec la plus grande sévérité. Nous ne sommes pas ici pour marchander, monsieur Thorson : nous ne troquons ni n’accumulons les crédits carbones que vous n’avez pas utilisé en vue d’une utilisation ultérieure. En conséquence, vous êtes condamnés selon les lois en vigueur dans cet état à une atomisation, à la suite de laquelle votre eau corporelle et vos molécules carbonées seront remis en circulation  sous forme d’eau potable et d’aliment.

Deux gardes s’emparent soudain de moi. Je ne réagis pas tout de suite, sonné par cette annonce. Ai-je bien compris, il va me mettre à mort ? Mais oui, c’est cela ! Je me débats enfin, je rue entre les deux hommes de main, mais rien n’y fait, leurs poignes d’acier sont trop fortes. On tourne un angle, je passe devant un bureau, un autre policier, sur le même modèle que mon juge improvisé me regarde passer sans sourciller, un second bureau suit. Un nouveau virage. Un long couloir avec une porte noire au bout. Mon cœur s’emballe, je transpire à grosses gouttes. Au temps pour mon crédit carbone, tiens !

Je ne peux pas croire que je vais me faire réduire en une purée atomique pour avoir couru deux kilomètres et demi. Je voulais juste arriver à l’heure. Moi, Thomas Geoffroy Caloris Thorson, je voulais gagner du temps. Eviter d’en perdre en tout cas, il m’est – m’était – trop précieux.

— J’avais besoin d’arriver à l’heure pour que soient lancés les tests du fixateur de dioxyde de carbone que j’ai mis au point ! tenté-je en désespoir de cause. Vous faites une grossière erreur, mon équipe et moi sommes à deux doigts de trouver comme réduire à loisir la teneur atmosphérique de CO2 !

La porte noire s’ouvre sur une gigantesque torche à plasma qui s’allume en un arc bleuté. Quelle ironie, toute cette énergie gâchée pour me  tuer. Quelle ironie que la dernière chose que je puisse voir est le panneau sur le mur opposé qui annonce : dura lex sed lex.

Les commentaires sont clos.