Challenge d’écriture n°35 – Texte n°6

Victor

Le buggy noirâtre et rouillé jusqu’à la trame dérape sur les gravats du boulevard dévasté. Les suspensions grincent, les chaines claquent contre les arceaux de sécurité, le diésel trafiqué émet un vrombissement sinistre et un nuage de fumée noire. Un ghetto blaster éventré branché sur une batterie suintante au moyen de deux pinces crocodile crache un mélange inaudible de percutions frénétiques et de guitare saturée.

Debout à l’arrière, les semelles rebondissant sur le plancher en tôle, je m’efforce de conserver une stabilité relative en me cramponnant aux barres de ferrailles. Elles me rentrent dans les côtes à chaque cahot, faudra penser à les rembourrer avec de la mousse ou un truc du genre.

Les doigts serrés sur le volant, Raph’ écrase l’accélérateur sous sa botte et un monticule d’os humains sous ses roues dépareillées.

D’après les infos que Gégé nous a transmises par radio, il  y a un groupe de survivants acculés par les Z à quelques blocs d’ici.

On se rapproche. Pareil à un preux chevalier post apocalyptique prêt à exterminer de l’infidèle, je brandis à bout de bras deux mètres de fer à béton tordu en guise de lance de cavalerie. Pour m’échauffer, je fais sonner au passage un panneau « ralentir école » criblé de chevrotine. Je commence à devenir précis avec cet engin.

Un virage au frein à main manque de retourner le véhicule lorsque nous déboulons au coin de la rue. Rapide analyse de la situation à travers les hublots crasseux de mon masque à gaz. Une artère commerçante. Une barricade improvisée dans la vitrine d’un Monoprix. Deux gars dessus qui tentent de repousser une bonne trentaine de Z grouillants vers eux.

Si Raph’ et moi on a l’air tout droit sortis de Mad Max, eux font plus série américaine. Le plus âgé ressemble à un cadre idéal habillé pour la randonnée, la barbe et la crasse en plus. Il utilise, avec une relative efficacité il faut l’avouer, ce qui ressemble à une barre de toit de voiture. Tout ce qu’il reste du monospace familial et de son contenu je suppose.

L’autre est plus jeune, avec des lunettes à grosse monture noire genre créatif en agence de comm’, et galère avec une jambe de mannequin encore chaussée d’une jolie bottine montante.

Raph’ fonce dans le tas, et le pare buffle qu’on a bricolé fait son office. Fleuron de l’ingénierie contemporaine, cet assemblage de barres à mines disparait presque sous un entrelacs de lames d’origines les plus diverses. Si on rentrait  vraiment dans un buffle avec ce truc, je pense que le bestiau ferait trois tours en l’air avant de retomber en plusieurs morceaux. Et dieu sait que zombi est moins résistant que n’importe quel bovidé. Je baisse la tête pour laisser passer le choc initial et les corps désarticulés, puis je dégomme un ou deux crânes entamés sur le retour en marche arrière. Pas très utile, c’est plus pour le sport. Les zombies et l’embrayage grognent d’indignation.

On refait un ou deux passages sous les yeux ébahis des deux zigues, puis je mets pied à terre pour fignoler les détails à la machette tandis que les roues du buggy dérapent dans les entrailles pourries répandues un peu partout. Je laisse mon arme plantée dans l’orbite du dernier Z pour m’avancer vers les deux mecs, les mains vides et bien en évidence. Je reste à trois pas.

« -Euh… Hum. Bonjour. Enfin, merci. » C’est le quadra qui cause. Son regard passe sans cesse de moi, avec mon torse maigre, mon masque dégueu et mon treillis troué, au buggy dont le moteur tourne toujours malgré son emprunte carbone. Sa barre métallique souillée passe d’une main à l’autre, comme s’il ne savait pas quoi en faire.

Je prends ma voix d’officiel, celle qui contraste le plus avec ma dégaine.

« -Tout l’plaisir est pour nous monsieur. Puis-je m’enquérir des raisons de votre présence en ces lieux, ou plutôt des raisons qui ont pu motiver votre présence au même endroit plus de dix minutes d’affilée ? »

Evidement il est désarçonné, il devait s’attendre à ce que j’essaye de lui taper cent balles. Ha ha.

Le jeune gars a laissé tomber sa jambe et lance de fréquents et peu discrets regards vers l’intérieur du magasin. Une tâche de sang s’élargit insensiblement sur la manche de son sweatshirt.

Je gratte du coin de l’ongle la croûte de poussière sur le coin de ma lentille droite. Raph’ a coupé la sono, mais les Z sont déjà en route évidement.

« -On cherchait de quoi manger, on s’est fait piéger bêtement. Enfin… On était dedans, y a un bout de façade qui a du se décoller à l’extérieur, le bruit les a fait venir. »

Sacré Gégé. Le coup du bout de façade.

« -Je vois. Pas de chance… Puis-je vous proposer de vous accompagner hors de portée de nos amis ? »

Je désigne d’un geste vague les Z qui commencent à apparaitre à l’entrée du boulevard.

L’employé modèle est de plus en plus nerveux. Il se demande s’il peut nous faire confiance. L’autre est en train de devenir très pâle.

« -C’est-à-dire que euh… En fait on est trois. Vous croyez que ça passera sur votre… engin ?

-Quand il y en a pour quatre, y en a pour cinq. Oserais-je solliciter l’honneur de rencontrer votre mystérieux camarade?

-Oui, oui… » Il se retourne vers la barricade et lance un « C’est bon, tu peux venir ! » mal assuré.

Gégé avait raison, ce qui sort alors de la pénombre est bien le plus joli bout de femme qu’il m’ait été donné de contempler depuis bien longtemps. Le plus joli bout encore vivant je veux dire.

« -Ah, enchanté mademoiselle ! » Je m’incline dans sa direction. Elle s’avance vers nous d’un pas hésitant. Les zombies aussi, mais ils hésitent de moins en moins. Raph’ donne un coup d’accélérateur dans le vide.

« Bien ! » Je tape dans mes mains pour secouer tout le monde. « Si personne n’y voit d’inconvénient, je suggère que nous embarquions sans plus tarder. »

J’extrais Excalibur du Z inerte en tirant d’un coup sec et bondit à ma place à l’arrière du buggy.

« La demoiselle sur le siège passager, vous deux sur les marchepieds à droite et à gauche. Tenez vous bien hein. Raphy tu passes pas trop près des lampadaires. »

La petite famille s’exécute, c’est pas comme s’ils avaient encore le choix. Raphaël ricane en voyant la fille chercher la ceinture de sécurité à droite et à gauche de son siège en cuir miteux, puis démarre en gueulant derrière la serviette éponge fuchsia qui lui sert de masque antipoussière.

« Vers l’infini, et au-delà ! »

On tourne presque sur place, arrosant au passage les Z les plus proches de poussière et de gaz d’échappement.

On contourne un pâté de maisons, puis deux. Au détour du troisième est postée une silhouette trapue, chevelue et barbue avec un gros sac sur le dos et un pied de biche à la main. L’autre est tendue en travers de la route, le pouce levé.

« Oh, un stoppeur ! On va le prendre ! »

Avant que nos passagers n’aient pu réagir, on freine brusquement. Les deux mecs sont éjectés tandis que je retiens la fille par le col.

Le stoppeur abat son arme sur la calvitie naissante du monsieur qui vient de s’écraser à ses pieds après un magnifique vol plané. Il prend sa place sur le marchepied instable pendant que Raph’ fait un créneau sur le dos de l’autre, et on repart aussi sec.

Sans lâcher le t-shirt de la fille qui commence à hurler et à se débattre, je lui passe autour du cou un nœud coulant de corde à linge que je relie à la barre transversale au dessus de sa tête. Quand elle lève les mains pour essayer de se détacher, je les choppe et les attache à la barre avec un gros morceau de chatterton.  Qu’elle essaye de sauter en marche maintenant.

On s’arrête brièvement pour que Gégé se tasse à côté de moi. Je me félicite de porter un masque NBC, ce type n’est qu’une odeur dissimulée sous un manteau délavé,  une barbe hirsute et une paire de Ray Ban maintenue par un élastique.

Il tend ses chicots vers mon oreille et baragouine une phrase du genre « Moi d’abord j’l’ai vue l’premier » accompagnée d’un flot de postillons.

D’habitude le vieux timbré se ballade tout seul et passe le plus clair de son temps sur les toits. Il ne descend quasiment jamais s’il peut faire autrement, c’est devenu une sorte de superstition personnelle pour lui.

Mais il sait quand même faire des exceptions. Sacré Gégé.

Les commentaires sont clos.