Challenge d’écriture n°33 – Texte n°2
Thomas S.
Le chef d’œuvre
Les bourrasques chargées de neige enroulaient la silhouette noire dans les longs pans de son manteau. Le talus était raide, et rendu d’autant plus dangereux par la couche de neige sur laquelle les bottes glissaient par à–coups. Une claudication prononcée augmentait le péril, accrochait le précipice aux talons et promettait une chute vertigineuse au marcheur impudent. Il n’était pas seul. Plus loin en contrebas, les panaches vermeils des Écorcheurs souillaient la blancheur immaculée. Montés sur leurs vouivres spectrales, ils progressaient à vive allure le long de la pente, avançant à grands bonds et sans crainte de tomber. Ils étaient six, une troupe entière lâchée aux trousses du plus grand Peintre de batailles qu’ait connu le royaume Pétrifié.
Mais le Peintre, quoique boiteux et engoncé dans un manteau trop grand, ne jetait pas même un regard en arrière. Ses yeux bleus, seule partie visible du visage dissimulé dans les replis d’une écharpe, fixaient le sommet de la montagne et ne s’attardaient sur rien d’autre. Il en était proche, à présent, c’était une question de minutes avant qu’il ne l’atteigne. Une question de secondes avant que les Écorcheurs ne le rejoignent. Déjà, ceux–ci faisaient résonner leurs cris féroces, au mépris du risque d’avalanche.
Le plus rapide des Écorcheurs fit enfin avancer sa vouivre à portée du peintre, retenant tant bien que mal sa monture qui ouvrait déjà grand la gueule. Mais sa proie, avec une audace stupéfiante, fit un écart brusque, se plaçant à la même hauteur que l’Écorcheur. L’apparence de ce dernier était semblable à celle de tout Écorcheur : le corps difforme, doté de griffes qui lui permettaient de se tenir debout sur le dos des vouivres, il portait une armure légère percée en de nombreux endroits par des excroissances osseuses, cause de douleurs permanentes. Le casque, surmonté du sinistre panache vermeil, épousait les traits grotesques du visage, en rehaussant la laideur d’un éclat métallique.
L’Écorcheur leva son fouet et tenta d’en frapper le Peintre. La lanière s’enroula effectivement autour du bras du Peintre, mais plutôt que d’y résister, il se laissa attirer par l’Écorcheur, bondissant même auprès de lui. Malgré la brusquerie des ondulations de la vouivre, il ne lâchait pas prise. Ils continuèrent ainsi leur cavalcade en direction du sommet.
Surpris, l’Écorcheur lâcha son fouet et tira un long cimeterre de son fourreau. Il ne désirait pas blesser le Peintre, les ordres étant de le ramener vivant… et à peu près intact. Il voulut donner un coup au Peintre du plat de la lame, mais celui–ci esquiva sans mal et se rua sur son adversaire décontenancé. Sa main gauche jaillit, bardée de griffes, ce qui arracha un hoquet de surprise à l’Écorcheur, avant de lui arracher un râle d’agonie : la main du Peintre se referma sur sa gorge et serra, serra jusqu’à ce que les doigts de l’Écorcheur se relâchent le long du cimeterre qui alla tomber dans la neige.
Le Peintre déroula aussitôt le fouet attaché à son bras, et s’en servit pour reprendre le contrôle de la vouivre rendue folle par la mort de son maître. Juste à temps : il était parvenu au sommet, et la créature menaçait de basculer par–dessus. Toutefois, les autres vouivres s’étaient rapprochées, et les Écorcheurs avaient assisté à la mort du leur, ils réclamaient vengeance en hurlant. Il n’était pas sûr, désormais, que le Peintre serait ramené vivant.
Le sommet était désert, chargé d’une tempête de neige sur le point d’éclater. Ils se firent face cependant, vouivre contre vouivres, toutes assoiffées de rage. Une rage tournée uniquement vers le Peintre.
Les Écorcheurs attaquèrent sans coordination : ce n’était pas dans leur nature. Ils levèrent leurs cimeterres et agitèrent leurs fouets, sans se soucier de savoir qui seraient ou ne seraient pas touchées au cours de leur assaut. Ce fut violence des crocs et des armes, chant des cris de guerre et du sang écoulé sur la neige. Ils ne furent bientôt plus que deux : le Peintre et un ultime Écorcheur.
La main griffue du Peintre dégoulinait de sang, et sa vouivre récalcitrante était morte. Il avait roulé le long du sommet, sans en tomber. Il était en situation d’infériorité nette, et la vouivre face à lui était déchaînée. Elle se précipita tête la première contre lui, au grand dam de l’Écorcheur qui la montait. Mal lui en prit : d’un geste vif, le Peintre la décapita à demi, et son corps fut secoué de brusques soubresauts.
L’Écorcheur dut achever lui–même la créature. Il bondit ensuite, cimeterre dégainé, décidé à en finir avec celui qui avait tué ou laissé pour mort cinq de ses frères. Il se rua contre le Peintre, mais avec plus de méthode et de maîtrise que précédemment. Le Peintre, comprenant qu’il fallait tuer ou être tué, ramassa à son tour un cimeterre. Le combat fut féroce.
L’Écorcheur brandit son arme et l’abattit en un éclair. Le Peintre évita le coup de son ennemi d’un moulinet, pour mieux allonger une estocade rapide sous l’aisselle de son adversaire. La lame noire du cimeterre s’enfonça profondément dans la poitrine.
Le Peintre triomphait. Il jeta son arme au loin, se dirigea vers ce qui restait de ses adversaires, achevant ceux qui avaient gardé un souffle de vie, trempant sa main griffue dans le sang de chacun. Puis il s’éloigna lentement du sommet, claudiquant tant bien que mal le long de la crête. Lorsqu’il fut suffisamment éloigné, il retira son écharpe, dévoilant des traits semblables à ceux des Écorcheurs. Il se tourna vers le sommet, pointant ses griffes vers le spectacle de désolation et de mort qui s’y trouvait. Alors il se racla la gorge, et dit d’une voix forte, tandis que la tempête de neige éclatait au-dessus de lui :
« C’est mon chef–d’œuvre, le roi sera content… »