Challenge d’écriture n°33 – Texte n°8

Pömme

Moira courrait à en perdre haleine. Ses cheveux noirs gorgés de pluie lui collaient au visage. Pieds nus dans les chemins boueux, ses chevilles s’écorchaient au contact des ronces et des chardons, et des boutons d’orties la démangeaient au mollet.

L’effort était violent. Motivée par le désir d’en finir au plus vite, sa souffrance était l’essence qui enflammait son esprit. L’air automnal qu’elle respirait à grandes goulées lui dévorait les poumons. Elle sentait son cœur s’emballer comme un cheval fou, l’amenant au bord de l’évanouissement.

Prise dans sa course, la jeune fille manqua de peu d’atterrir tête la première dans un ruisseau. À bout de forces, elle s’agenouilla sur la berge afin de retrouver ses esprits. Ses habits humides la faisaient grelotter et rendaient sa peau froide comme un cadavre. Comme pour la réconforter, la pluie cessa de tomber et le vent devint murmure.

Elle jeta un coup d’œil à son reflet qui ondoyait sur l’eau. Une arcade sourcilière ensanglantée, des éraflures sur les pommettes et des contusions dans le cou la défiguraient. Désolée de sa mine pitoyable, elle dispersa son reflet d’une caresse sur l’eau et se leva. C’est à cet instant qu’elle remarqua une présence bien étrange.

Sur la rive opposée, un beau poney noir lui faisait face. Ses grands yeux verts braqués sur elle, il la dévisageait de façon inquiétante. Les naseaux dilatés, il huma l’air en direction de la jeune fille pour capter ses effluves. Satisfait, il secoua sa crinière en faisant s’envoler une flopée de petites gouttes.

Moira se laissa submerger par une peur enfantine. Un frisson électrique parcourut son échine. Elle ne parvenait pas à faire le moindre geste, ni sourciller, ni déglutir, comme si cette créature la paralysait par son seul regard. Souvent on lui avait conté des histoires de kelpies et en rencontrer un n’avait jamais fait partie de ses désirs.

Effrayée et pourtant fascinée par cette apparition, reculer de quelques pas lui fut difficile. Elle était attirée par lui sans qu’elle puisse se l’expliquer. Un conseil que lui avait donné son grand-père lui revint alors en mémoire : « Si jamais tu croises un poney seul, avait-il dit, qu’il a l’air gentil et égaré, ne t’en approche pas ! Les kelpies sont de fourbes charmeurs, aussi bien sous leur forme humaine qu’animale. Si tu en rencontres un, ignore-le et il devrait finir par te laisser tranquille. » Ce déclic lui permit de faire abstraction et elle se détourna du ruisseau et de la créature qui le surplombait telle une imposante statue.

En s’engageant plus profondément dans les broussailles, sa robe s’arracha par endroits, prise entre les griffes de jeunes arbustes et d’aubépines en fleur. Après dix minutes d’un combat au corps à corps avec une végétation luxuriante qui lui avait lacérée les cuisses, elle déboucha enfin sur ce qu’elle recherchait : l’étang de Sprinkle.

Le soleil était aveuglant, prit entre les branchages que le vent agitait. Moira plaça une main devant elle pour ne pas être éblouie et demeura béate devant le paysage éthéré qui s’offrait à elle. L’eau verdie était de l’émeraude liquide, la terre de la poudre de chocolat, les arbres des bâtons de réglisses. Un régal pour les yeux.

Lorsqu’elle était enfant, sa mère l’emmenait s’y promener tous les weekends. La dernière fois, Moira avait neuf ans, l’âge auquel sa mère était décédée du choléra. Depuis, jamais elle n’y avait remis les pieds. Son souvenir de ces lieux était donc vague et son cœur d’enfant émerveillée reprenait vie à leur seule vue.

Un endroit si calme, si paisible. Mourir ici c’était rejoindre le paradis sans monter au ciel.

Un crapaud glissa sur son pied et la fit bondir. Frissonnante, elle prit soudain conscience de sa vulnérabilité. Il n’était pas facile de sonder la végétation dense qui bordait l’étang mais elle ne vit rien qui attira son attention.

Elle approcha du bord et prit une profonde inspiration pour se donner du courage. Les yeux fermés, elle fit un premier pas dans l’eau. Le contact froid et visqueux de la vase sous la plante de ses pieds la fit grimacer. Alors qu’elle s’apprêtait à y engager le second, quelque chose d’anormal l’arrêta dans son mouvement.

Les poissons ne remontaient plus à la surface, les oiseaux ne chantaient plus, les arbres ne bruissaient plus, la vie n’était plus. Moira sortit son pied de l’eau et rouvrit les yeux aussitôt. Rien ne semblait anormal visuellement, à part cette étrange silence qui la faisait se sentir très seule. Elle avait la désagréable sensation d’être une proie à découvert et qu’un prédateur guettait le moment propice pour passer à l’attaque.

À une bonne distance sur sa gauche, elle remarqua de nouveau sa présence. Le poney l’avait suivi. Il ne décrochait pas son regard d’elle, terrifiant et oppressant. Moira fut envahie à nouveau par une peur irrationnelle, incontrôlable.

–        Qu’est-ce que tu me veux, Kelpie ? cria-t-elle avec autant d’assurance qu’elle put.

Il ne bougea pas d’un poil, se contentant de mâchonner, signe qu’il était en pleine réflexion. Elle ne se démonta pas.

–        Je n’ai pas besoin de toi pour me noyer, nargua-t-elle. Regarde !

Joignant le geste à la parole, elle s’immergea dans l’étang. L’eau glacé lui piquait la peau mais elle poursuivit son effort jusqu’à n’avoir plus pied. La jeune fille et l’animal ne s’étaient pas quittés des yeux. « Le jour où je viens pour me noyer, je rencontre un kelpie. Quelle ineptie ! » se dit-elle. Elle ne lui laisserait pas l’occasion d’accomplir son méfait, elle préférait se donner la mort elle-même que d’être noyée et dévorée par cette bête.

Moira emplit une dernière fois ses poumons d’air et plongea au fond de l’étang. Là, elle s’accrocha à une souche d’arbre pour y attendre son heure. Jamais les secondes ne lui avait parues si longues, une éternité pour mourir. Elle finit par céder et ouvrir la bouche. L’eau s’infiltra en un flot conquérant et son corps fut en proie à de violentes convulsions. Puis elle vit disparaître le soleil qui dansait derrière le rideau vitreux de la surface. Elle appartenait au monde des ténèbres.

Sur la berge, la jeune fille reprit vie. « Par quel miracle cela se peut-il ? » se demanda-t-elle, incrédule. Retrouver son souffle était difficile, ses bronches restaient spongieuses. Pas très rassurée, elle se releva tant bien que mal et chancela sur quelques mètres avant de se cogner contre un homme sorti de nulle part. Bien qu’il fût maigrichon, elle sentit toute sa poigne quand il la rattrapa in extremis. Moira eut une drôle de sensation au contact de sa peau fraîche et gélatineuse.

Elle n’en revenait pas. Tout cela était-il réel ? Était-elle passée dans une autre dimension, celle des morts-vivants ? Relevant timidement la tête pour dévisager l’inconnu, elle put admirer la douceur de ses traits, flous et délicats à la manière d’une aquarelle. Sa peau semblait se liquéfier et des morceaux d’algues s’étaient tissées dans sa longue chevelure. Aucun doute n’était permis quant à sa nature réelle.

Elle se défit de son emprise.

–        Vous avez failli y laisser la vie mademoiselle, dit-il pour engager la conversation.

Il n’eut pour réponse qu’un haussement d’épaules.

–        Qui vous a fait ces vilaines marques ? demanda-t-il en pointant ses blessures.

Moira se détourna, contrariée. Elle ne voulait pas en parler.

–        Il va venir.

–        Qui va venir ?

–        Celui qui vous a fait ça.

Elle réprima un frisson. Le message était aussi angoissant que le messager. Plongeant ses yeux dans les siens, elle remarqua qu’ils étaient exactement de la même teinte que l’eau de l’étang. Fascinant.

–        Comment le savez-vous ? le défia-t-elle.

–        Je le sais, c’est tout, se contenta-t-il de répondre.

Elle n’avait pas envie de le croire et il ne lui donnait aucune raison pour le faire avec tout ce mystère.

–        Comment t’appelles-tu ?

Elle profita de la question pour le tester puisqu’il semblait tout savoir.

–        Je m’appelle Eilen.

–        Enchanté Moira, moi c’est Cyrus, dit-il en attrapant sa main pour la baiser.

Elle s’empressa de la retirer, non par dégoût mais par trouble.

–        Je ne me souviens pas vous avoir révélé mon vrai prénom, s’indigna-t-elle.

–        C’est votre âme qui me l’a dit quand je suis allé vous repêcher.

« Mais bien sûr… » se fit-elle la réflexion.

–        Pourquoi me l’avoir demandé alors ?

–        Pour savoir si vous me faisiez confiance.

–        Et ça changerait quoi que je vous fasse confiance ?

À son tour il répondit par un silence. Piquée de curiosité, Moira ne put s’empêcher de poursuivre leur échange.

–        Je croyais que les kelpies noyaient leurs victimes. Pourquoi m’avoir sauvé ?

Il eut un petit rire.

–        Il en faut toujours un pour porter le chapeau. Le fait est que nous, kelpies, sauvons les gens de la noyade. Lorsque que nous y parvenons, nous nous faisons discrets et personne n’apprend jamais notre identité. Les rares fois où nous échouons dans notre tâche, vous, humains, nous accusez. C’est plus facile de nous faire passer pour des monstres que de reconnaître le mal-être de vos semblables et ce qui les poussent à finir la tête sous l’eau. Comme c’est votre cas aujourd’hui.

Moira eut du mal à le croire à nouveau. Peut-être était-ce une façon de l’amadouer en premier lieu pour ensuite la berner ? Sur ses gardes, elle s’en alla trouver un autre endroit pour finir tranquillement ce qu’elle avait commencé.

–        Il arrive, annonça le kelpie.

En effet, elle l’aperçut au loin. Son père avançait dans leur direction un gourdin à la main. Les yeux exorbités, les joues bouffies de vin et de colère, il marchait d’un pas décidé.

Moira revint vers Cyrus. Des deux monstres il était le moins menaçant.

–        Allez vous-en, je m’en occupe !

–        Qu’allez-vous lui faire ? s’inquiéta-t-elle.

–        Le mettre hors d’état de nuire !

–        Je croyais que les kelpies ne tuaient pas ?!

–        Je peux faire une exception…

Elle frémit, son cœur tambourinait sous ses côtes. Réfléchir ne lui était plus possible, seul son instinct de survie la guidait.

–        Moira ! Vient ici petite garce !! entendit-elle son père crier. Je n’en ai pas fini avec toi !

Des images défilèrent dans la tête de la jeune fille, celles des supplices qu’il lui avait fait endurer. Après tout, il méritait ce qui l’attendait.

Elle détala à toute vitesse en lançant un dernier regard à Cyrus, une sorte de bénédiction pour le crime à venir. Et un adieu aussi.

Une fois débarrassé du père, le kelpie se mit à la recherche de sa protégée. L’horreur de la scène lui tordit les entrailles lorsqu’il découvrit son corps inanimé au bord de la rive, reposant sur un tas de branches immergées. Trop tard pour la sauver une nouvelle fois.

La rage l’envahit, jamais il n’avait échoué auparavant. Il n’y aurait pas d’autres morts, sa conscience ne le lui permettrait pas.

Il savait bien que cette tragédie serait narrée et entretiendrait la légende des kelpies mangeurs d’hommes. Il s’en fichait à présent.

Il se saisit de son corps et l’emporta dans les profondeurs de l’étang pour un repos éternel à ses côtés.

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