Challenge d’écriture n°33 – Texte n°4

Von Luckner

La « bête »

Le Roi

« Il est le roi sans trône et sans demeure, il est le roc et la fournaise. Il est le rugissement sinistre qui transperce les brumes.

Dans cet océan de jungles sans fin et sur cette vie grouillante, son cri surgit et gouverne, toujours vainqueur. Il est là : au milieu du concert frénétique d’une nature démente. Il règne et domine. Il incarne son royaume et ses lois.

Ses foulées résonnent comme le glas des nations, comme la mort qui s’avance, ses pas lourds s’enfoncent et se referment dans la terre comme si ces énormes serres noueuses cherchaient à en arracher la peau. Il est un prédateur au banquet des dieux, choisissant parmi ses sujets par millions ses proies en holocauste, puis il y plonge sa gueule gigantesque pour l’ouvrir telle la porte des enfers, sans appel,  sans espoir.

La longue marche

Comme un roi il parcourt ses terres ; et lorsqu’il marche, le monde entier tremble et s’écarte à son passage : la forêt ploie dans une révérence de douleur ; ses lianes plient, ses branches cassent, ses troncs s’abattent avec zèle ; et des foules d’oiseaux colorés, d’insectes  grouillants et de singes jacassant, se déploient au devant de lui pour annoncer son triomphe, comme l’avant-garde portant sa livrée : la terreur.

Aux Enfers

Qui peut contempler la mort qui s’avance, qui peut garder son souffle ; quand l’odeur de sa chair puante saccage la fraicheur du matin ou la quiétude du soir, quand l’écho de ses pas écrase le cœur même de ses ennemis, et empêchera à jamais leurs yeux de se fermer ?

Il est là !, derrière les arbres qui s’effondrent comme des soldats vaincus, au milieu de cette nature qui explose, paniquée et fuyant de tous côtés ; enfin… enfin apparait cette montagne de chair, fumante comme un volcan ; ce magma de muscles roulant et grondant sous une carapace rugueuse comme l’écorce des arbres, et sous laquelle pourtant on devine des torrents de sang bouillonnant dans un chaos d’organes, tous brulant de la rage la plus pure, comme la lave prête à jaillir. Le voilà déjà avec ces braises qui se posent sur toi, en toi : deux puits profonds comme les âges, enfoncés dans cette tête monstrueuse. Prend garde : il regarde les battements de ton cœur depuis un autre monde, et t’invite. Bientôt il se fend et révèle, derrière les murailles déchiquetés de ses crocs innombrables, une gueule immense, profonde comme les abysses, où tout espoir se meurt : où tu périras étouffé, écrasé par le rugissement sans fin des enfers.

Ton âme m’appartient

Lorsqu’il charge, plus rien d’autre au monde n’existe que cette montagne qui s’abat sur toi, que ce volcan en éruption, que cette chaleur suffocante qui s’empare de tous tes sens, que cette gueule béante qui plonge et t’avale.

Mais bien avant ton dernier souffle, tu connaitras la mort : quand les puits rouges de ses yeux hurleront en chœur avec le fond de sa gorge et planteront leurs fers dans ton âme ; alors, tu le contempleras : la cruauté, la bestialité, l’horreur des lois qui partout règnent sur cet univers et dans l’autre ; cette vérité profonde qui anéantit toute pensée et jusqu’au moindre de tes sentiments.

Car ces puits rouges te fixeront depuis le fond des âges et du temps, où aucune âme n’a jamais existé.

Il est le roi et il arrachera ta chair et ta peau, broiera tes os et boira ton sang, dissoudra ta tête et ton cœur dans son corps, mais ton âme elle aussi, lui appartiendra.

Avec moi, dans la mort

Cette vérité, le roi la porte aussi en lui : lorsque son temps et son rôle s’achèvent, lorsque les sillons de ses carnages se mélangent et s’effacent sur les pistes des chasseurs et sur le fil des ans, lorsque la nature son juge fait surgir enfin un nouveau roi qui prendra sa place. Mais qui prendra sa place ? Un autre de ces monstres, un autre miroir brisé de ce monde sans pitié ? Ou toi ; toi à qui un Dieu t’a prêté la force de plonger ton regard dans le sien, et revenir vainqueur ?

Regarde-le encore qui nous fixe, masse énorme de muscles et de crocs, promesse de mort, de rage et de souffrance : son souffle de forge ralenti, sa gorge s’étouffe lentement dans son sang, et pourtant il ne connait pas la peur.

Il semble encore nous regarder avec défi, avec le dédain de celui qui sait, pour celui qui ne sait rien.

A-t-il été vaincu par nos lances ? par notre rage ou notre soif de vengeance ? ou nous a-t-il seulement choisis comme son instrument, pour mourir et renaitre encore ?

Plonge ton regard dans la bête, plonge-le dans ces braises sans âme et sent cette brûlure dans ton sang, ce souffle glacé sur ton cœur : ici se croisent les destins, la vie et le vide, le noir du ciel et la lumière des étoiles ; ici ta rage prend son armure, ta colère son arôme, ta haine toute sa joie, car qui contemple les abîmes de l’univers ne trouvera que lui-même, et tu partageras toi aussi le destin des rois de ce monde… »

[……]

Les flambeaux portés haut par la phalange illuminaient le demi-cercle formé par les 23 novices survivants de la chasse ; spectres rouges dans une nuit noire, sans lune et sans étoiles.

Leurs corps et leur carapace noire étaient encore couverts des signes et des peintures rituelles à présent mélangés au chaos de leurs blessures sanglantes. Leurs armes blanches noircies ou brisées, mais le regard ferme et résolu, ils fixaient en silence la silhouette du chamane anormalement calme, totalement dominé par la masse monstrueuse du Carnausor abattu.

Au centre du demi-cercle, accroupi devant la tête du saurien, le chapelain Aaron acheva sa prière. Quelques minutes encore après que la dernière lueur ait quitté les yeux du monstre, il resta immobile, méditant sur l’agonie de leur proie, qui pourtant semblait toujours lui sourire de son rictus gigantesque et terrifiant, noyé dans une foison de crocs et de sang. Combien en restaient-ils encore depuis les premières Grandes Chasses d’Amit, depuis que son chapitre avait mêlé son sang à celui de cet enfer vert ? Depuis que le Seigneur Seth avait relancé solennellement les chasses ?

Il se releva lentement comme d’un rêve, et tourna son regard sans paupières enfoncés dans un visage sans lèvres vers ses novices fraichement baptisés. Le visage du Gardien des égarés n’avait pas besoin de masque rituel pour rappeler son office, tant les brûlures et les meurtrissures de sa peau révélaient si bien les contours massifs de son crâne et d’une mâchoire torturée et acérée, qui auraient pu faire croire qu’une nouvelle race de sauriens s’étaient levée des brumes de Cretacia.

Le chapelain était satisfait : les nouvelles recrues de la phalange avaient tous passé l’épreuve : morts sans un cri dans la gueule des bêtes, ou survivants à ces mois de chasses sanglantes, jour et nuit en plein cœur de la jungle ; tuant avec la colère de l’Ange mais restés maîtres de son « Don».

Il leva ses yeux brulés par l’air de milliers de mondes et de batailles, et qui ne se fermeraient plus ; puis les plongea à nouveau dans le regard de chacun d’entre eux, et lu dans leur cœur, les pas du Roi. Il devinait également leurs pensées derrière leurs masques de chair… La légende de ses blessures de chasse ou de guerre ne suffisait plus. Certain disaient qu’Aaron était perdu depuis longtemps, et qu’en découvrant les premières « brûlures de la guerre », il avait lui-même renoncé à jamais à son humanité.

« Tous je vous verrais grandir. Je verrais vos médailles et vos hontes, vos dégouts et vos joies, et jusqu’aux pas de l’Ange lui-même, dans la folie et la mort qui nous attend tous, je contemplerai encore dans votre yeux mourants, ma patrie et mon sang. » Puis, se tournant à nouveau vers la bête :

« Un jour, oui, tous nous te suivront » pensa-t-il encore pour lui-même. « Mais jusqu’à ce jour, nous marcherons comme les rois, et nous souriront nous aussi, au dessus de l’Abîme. »

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