Challenge d’écriture n°27 – Texte n°3

Pouanais

J’avais l’impression d’être là depuis toujours, et je m’ennuyais à en crever sous cette lueur blafarde de néons. Un flot de monde passait devant moi, toute la journée, du célibataire endurci, nourri aux plats préparés (berk) à la grand-mère pliée en deux, insoutenable de lenteur, qui égraine les pas avec difficulté, tripote les carottes, écrase les abricots, tâte les bananes du bout de ses doigts déformés, puis repart sans rien acheter. “Allez hop, du balai” me disais-je quand elle sortait enfin de mon champ visuel.
Tous m’exaspéraient au plus haut point ! Ils passaient comme ça, à côté de moi, comme si de rien n’était, comme s’ils ne remarquaient même pas mon existence. Et pourtant, dans cette chaleur moite, dans cette puanteur de fruits altérés sur fond de javel, j’étais loin d’être invisible. Au fur et à mesure que les heures passaient, je rougissais à vue d’oeil, cela en devenait presque inquiétant.

Cette vie me pesait sur les nerfs. Comment faire pour qu’on me remarque enfin? L’air hypocrite, bêta de toutes les autres? Cela me paraissait être une mauvaise idée, mieux vaut essayer de se différencier dans ces cas-là. J’essayai pourtant, à un moment, en désespoir de cause : la bouche en coeur, je m’arrondis au maximum pour faire pulpeuse, donner l’eau à la bouche, quoi.
Immédiatement, un type s’approcha, brun, moyen, la quarantaine. Un type tout à fait ordinaire, mais dans lequel je voyais sans problème l’incarnation de mon Sauveur… Il tendit la main, j’en roucoulai de joie ! Et hop, il choisit ma voisine : grosse, tendre, mais tellement commune !

Alors le cycle de la dépression m’enferma à nouveau : j’étais trop petite, trop maigrichonne, je n’avais pas d’avenir, j’allais rester enfermée sous les néons jusqu’à ma mort et je regarderai de mes yeux fripés les vieilles passer à côté de moi, mes camarades de douleur. Je mourrai enfin, sans que personne ne fasse attention à moi et je finirai dévorée par les vers jusqu’au trognon.

La lumière s’éteignit alors que je me livrais aux pensées les plus obscures. Au fur et à mesure que le temps passait, mes espoirs s’amoindrissaient. Je passais une nuit dénuée du moindre nuage de sommeil. Eveillée, je repassais en boucle dans ma tête mes rêves les plus fous : sauter en parachute, visiter les chutes du Niagara, finir ma vie avec Jean-Pierre Coffe…

Les néons me firent sortir de ma torpeur en un rien de temps. Arrrrhh, que cette lumière blanche m’exaspérait. Je commençai la journée en étudiant les va et vient de la balayeuse. Cette grosse vache mécanique engouffrait tout ce qu’elle trouvait. Je me moquai d’elle, gesticulai et sifflai : cette idiote était tellement grosse qu’elle ne parvenait pas à aspirer tous les trognons et graines qui s’accumulaient sous les étals. Son conducteur poussait, se démenait, mais rien n’y faisait, sa vache manquait sérieusement de souplesse. Je riais, riais encore et encore de la regarder, et mes collègues me regardaient bêtement « qu’est-ce qu’elle a celle-là, à rire si fort? », ce qui me rendait d’autant plus hilare.

C’est alors que je vis une gamine, toute bronzée, les cheveux crépus arrangés en trois grosses couettes folles, la jupette soudainement figée, les yeux écarquillés, l’air totalement hébété et stupéfait. Aucun doute là-dessus : elle m’avait vu hurler de rire… et sans doute cela l’avait étonnée. Je lui lançai un clin d’oeil complice puis retournai à mes moutons : où était donc passée cette idiote de vache?
Mais la gamine se mit à hurler « Mamie, mamie ! » et à me montrer du doigt. La Mamie surgit de derrière les bananes. « Mais non, mais non, ce n’est pas possible. Qu’est-ce que tu me racontes encore? » et patati et patata…
« Bon au lieu de dire des bêtises, choisis moi une belle tomate! »

C’est ainsi que je fis ma sortie triomphante du supermarché : à la main d’une fillette, une étiquette collée en travers du visage, regrettant presque ma vie pénitentiaire, car je commençais sérieusement à bien me marrer, depuis que j’avais rencontré la vache.
Malgré tout, c’était un grand départ : une nouvelle vie m’attendait.

Je découvris l’air frais, le petit vent du matin, le trajet en voiture -excellent!-, le repos au frigo, entre le poulet -berk!- et le fromage -berk de berk!-. Ne vous a-t-on jamais dit que les tomates devaient rester dehors, dans une belle corbeille à fruits? Ma parole!
En tous cas, dans cette fraîcheur ombrée, au milieu de ce mélange d’odeurs et de saveurs, je rêvais de ma sortie prochaine : pique nique au bord des chutes du Niagara? Ou peut-être cette vieille dame était-elle l’épouse de Jean-Pierre Coffe, et qu’il nous concocterait ce soir un dîner digne de ce nom? Mes papilles palpitaient déjà à cette pensée.

J’entendis dehors la gamine parler, de sa voix surgaiguë de petite fille enjouée. J’imaginai sa robe tournoyer dans les airs quand son papi -Jean-Pierre Coffe sans doute- la prenait dans ses bras. Je rêvassais encore.

Soudain, je fus sortie de force du frigo, tranchée -oh horreur- en quatre. Cette cuisine s’ensanglantait sous ces quatre morceaux de moi-même. Rouge partout! Arg!
Je fus fourrée au four, entre deux tranches de pain, collée contre un steak. Je me mis à suer honteusement sous cette chaleur torride. « Mon dieu, je fonds! Je fonds! » Et alors que les quatre morceaux de moi-même avaient réduit de moitié tant l’eau en était partie, je fus sortie du four.
Les derniers mots que j’entendis avant de disparaître, engloutie dans une immense bouche – celle de Jean-Pierre Coffe, j’en suis sûre – furent : « Et bien, Bella, tu l’as bien choisie, ta tomate, je parie qu’elle t’a fait de l’oeil? »

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