Challenge d’écriture n°27 – Texte n°2

Alice

L’Arpenteur

« Merci infiniment pour votre candidature Monsieur. Elles sont si rares de nos jours. Il est loin le temps des guerres de confédérations ou des crises économiques. Depuis la fin de la Grande Pacification, les visites sont si marginales que la direction pensait fermer officiellement le bureau de recrutement et ne plus procéder que par démarchages directs. Heureusement que quelques voix importantes se sont élevées contre. »

Assis dans une alvéole confortable, le représentant de la Bibliothèque affiche un sourire radieux. Il a sorti le grand jeu. La lumière bleue et tamisée, le sol en gazon synthétique, l’odeur de l’océan au petit matin, une température fraîche mais pas trop ou encore le fond sonore avec vagues et quelques cris d’oiseaux rendent l’atmosphère de la pièce apaisante, presque sereine. Il y a même des rafraîchissements à disposition.
Il a pris le temps de tout m’expliquer, bien calmement. Les conditions salariales sont mirobolantes. Et même si je ne pourrai pas en profiter directement, je peux en laisser le bénéfice aux enfants.
Côté environnement de travail, il n’y aura bien évidemment aucun souci matériel. Tout est pris en charge par la Bibliothèque. Je bénéficierai d’une relation privilégiée avec un Intermédiaire unique pendant toute la durée du contrat, sauf en cas de décès de la personne au cours de son mandat bien entendu. La durée initiale de celui-ci est de cent ans. Mais il est possible de la prolonger de cinquante ans autant de fois que je le souhaiterai. Toute cessation est de facto définitive.

« Ah ! J’ai failli oublier ! Nous n’avons aucun engagement de délai envers nos clients. Vous pourrez donc prendre le temps qui vous sied pour réaliser chacune de vos missions. Nombre de vos futurs collègues y trouvent une grande satisfaction intellectuelle.
Pour terminer, la législation impose que vous preniez un temps de réflexion minimum de un mois, à compter d’aujourd’hui. Si vous avez la moindre question pendant cette période, n’hésitez pas à me contacter. Je ferai tout mon possible pour y répondre.
Au revoir Monsieur, et à bientôt j’espère. »

M’extrayant gauchement de ma propre alvéole, je flotte vers la sortie de la cellule. Je me suis trop habitué à la gravité artificielle. Un influx électronique m’indique qu’il m’a envoyé la totalité de la documentation afférente, ainsi que l’enregistrement de notre entretien. C’est bien, j’aurai tout le loisir de visionner ces éléments plus tard. Mais peu importe le délai, ma décision est prise.

*

« Anne !
Je sais, je te dérange, mais c’est important. Attend un peu avant de te déconnecter cette fois-ci, s’il te plaît ! »
Son silence exprime toujours autant de fureur et d’amertume. Au bout de cinq ans, elle ne m’a pas encore pardonné mon écart de conduite. Je n’aurais jamais dû la tromper. J’aurais dû me douter qu’elle finirait par le savoir. J’ai ruiné ma vie pour une heure de plaisir. La belle affaire !

« Voilà, je n’en peux plus de cette situation. Tu es la personne que j’aime le plus au monde avec les garçons. Si je ne peux pas vivre avec vous, je lâche l’affaire. »
« Quoi ! Tu vas te tirer à l’autre bout de la galaxie ? Mais je m’en contrefiche ! Tu n’auras qu’à laisser des messages aux enfants. De toutes façons, pour le peu que tu t’en occupes … »
Enfin une réponse. Je suppose que c’est déjà ça.

« Non, Anne, rien à voir. J’ai décidé de postuler à la Bibliothèque. Le délai de rigueur expire demain et j’ai pensé que je ne pouvais pas disparaître comme ça, dans la nature, sans vous donner d’explications. »
Le silence, encore une fois. Sauf que là, elle semble inquiète tout à coup.
« Comment ça à la Bibliothèque ? Pour quel poste ? »
Elle a reniflé l’embrouille
« Tu as tout compris. Celui dont je ne reviendrai pas. »
« C’est absolument hors de question », rétorque-t-elle.
« Tu oublies que tu n’as plus ton mot à dire depuis que tu m’as chassé de notre cellule comme un malpropre. Et comme tu le dis si bien, je ne suis pas un très bon père.
Les enfants ne manqueront plus jamais de rien avec ce qu’ils vont toucher. Je compte sur toi pour les surveiller. C’est si facile de se laisser griser par l’argent. »
« C’est hors de question ! », répète-t-elle d’une voix presque inaudible.
« Tu accepterais que je revienne ? », je propose pour ce qui me semble être la millième fois.
« Non ! Tu as perdu ta chance », répond-elle mécaniquement.
« Alors ma décision est prise. Embrasse les garçons pour moi s’il te plaît.
Adieu. »

*

« Nous sommes vraiment ravis de pouvoir vous compter dans nos effectifs. Vous serez un de nos atouts majeurs. Avec votre formation en langues anciennes et votre premier travail en tant qu’historien, vous aurez tous les outils pour faire des recherches efficaces. »
Je lis consciencieusement chaque ligne des documents qu’ils me présentent de façon à y enregistrer mon empreinte rétinienne. Ils ne peuvent pas prendre le risque de se faire accuser de falsification par la famille sur ce type de contrats. Les enjeux sont trop gros.

Ca y est. Je ne peux plus revenir en arrière. Demain, je serai Arpenteur d’Âmes, pour la première partie de ma mort. Ils utiliseront ce fameux processus, tout à fait indolore, et accrocheront une partie de mon âme à mon Intermédiaire, de façon à pouvoir communiquer facilement. Techniquement, je serai mort, certes. Mais, je serai surtout enfin libre.
J’irai à la découverte des plus grands esprits de notre civilisation. Le temps n’aura plus lieu d’être, puisque toutes les âmes sont libérées pour l’éternité. J’arpenterai l’immensité de la foule des individualités. A moi la chasse aux connaissances perdues, à moi les rencontres incongrues. Je serai un explorateur de la source de notre univers. Je me sens déjà revivre. Quel paradoxe !

Demain, c’est la fin … ou le commencement plutôt.

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