Challenge d’écriture n°26 – Texte n°1

Rendar

Rédemption

Le vent glacial de cette nuit de fin d’hiver glissait autour d’elle mais elle n’en ressentait pas le mordant. Elle était perdue dans ses pensées, presque en contemplation devant son pâle reflet légèrement déformé par la vitrine teintée du magasin devant lequel elle se trouvait.

Ses poings se serrèrent. Bien qu’effroyablement douloureuse, sa décision était prise, elle ne pouvait plus continuer de la sorte. Les rares passants de la rue qui relèveraient la tête pour braver le souffle froid verraient en elle une jolie blonde aux yeux verts d’une vingtaine d’années. Elle, se voyait comme un monstre centenaire aux mains ruisselantes de sang. Car c’est ce qu’elle était, depuis le pacte et pour toujours, un jouet meurtrier aux mains d’un esprit cruel.

Les contours de son reflet se troublèrent pour être remplacés par ceux d’une femme au regard aussi sombre que ses cheveux de jais et qui lui souriait sans tendresse. L’apparition prit la parole mais les mots résonnèrent uniquement dans sa tête.

– Regarde-toi ma pauvre enfant. Tu es réellement pathétique à te tourmenter de la sorte. As-tu oublié que j’ai le pouvoir de lire chacune de tes pensées ? As-tu oublié que tu es destinée à rester mon esclave jusqu’à la fin des temps ? Crois-tu vraiment que tu vas pouvoir te débarrasser de moi si facilement ? Pauvre petite chose naïve.

– J’ai un nom tu sais. Répondit-elle mentalement. Je ne l’ai pas oublié. Je ne suis pas une chose, je suis un être humain. Tu m’as beaucoup pris mais tu n’auras jamais la seule chose inaliénable à tout être humain…

– …Oui, je sais. La coupa le reflet. Ton fameux libre arbitre.

Elle ricana, dévoilant de petites canines pointues.

– Je suis un démon, je connais tout des règles régissant les vies de l’Homme, de la Bête et du Divin. Soit, tu veux utiliser ton libre arbitre pour être débarrassée de moi ? Et que comptes-tu faire ? Te suicider ? Vas-y, n’hésite pas mais n’oublie pas deux toutes petites choses.

Le reflet leva deux doigts en faisant une moue méprisante.

– De un, te tuer ne me tueras pas, je trouverais vite une nouvelle misérable créature à tourmenter. Et de deux, avec tout ce que tu as commis comme atrocités, ton âme filera tout droit dans les enfers où mon maître sera ravi de me laisser venir te rendre visite régulièrement. Si j’étais toi, j’y réfléchirais.

La jeune femme se détourna et commença à marcher vers les jardins de Châtelet tout proche. Elle n’avait aucune envie d’argumenter, elle ne voulait pas réfléchir, elle voulait juste aller au bout de ce qu’elle avait décidé.

Ses pas l’amenèrent sur le parvis de la basilique Saint-Eustache, énorme édifice à la gloire d’un Dieu qui l’avait abandonnée il y a plus de cent ans. Elle avait eu tout le temps nécessaire pour ressasser ce qu’il s’était passé. Le grimoire, l’accident, la mort de sa fille et de son mari, ses blessures, son invocation du succube. Elle en était convaincue, son sort avait été scellé à l’instant même où elle avait posé les yeux sur ce livre ésotérique. D’une manière ou d’une autre, le démon avait certainement déclenché l’incendie qui l’avait défigurée, rendue infirme et privée de sa famille. Tout ça afin qu’elle n’ait d’autres choix que de l’invoquer, de la laisser prendre le contrôle d’une partie de son esprit et lui permettre de la tourmenter sans relâche.

– Je sais ce que tu as fait. Murmura-t-elle. Tu as tué ma famille pour mieux m’asservir à toi. Tu m’as volé le repos que j’étais en droit d’espérer.

– Ce que j’ai fait ? Je t’ai offert un nouveau corps et une vie que tu allais perdre. Je t’ai offert le privilège de revoir ta fille et ton cher mari une fois par an. Je t’ai offert la vie éternelle. Tu devrais me remercier.

– Mais tu connais très bien le prix de tes services Lilith. Les meurtres que tu me forces à commettre, les tortures mentales que tu m’infliges, ce n’est pas une vie que tu m’offres, ce n’est qu’un ersatz d’existence. J’aurais du mourir il y a bien longtemps. Et d’autres auraient été encore en vie aujourd’hui.

– Tu savais qu’il y aurait une contrepartie pauvre petite humaine pleine de regrets, tu…

– Mon nom est Rose, démon. Je te l’ai dis, je ne l’ai pas oublié. La voix dans son esprit se tut. Jamais elle n’avait eu le courage de lui couper la parole, de s’opposer à elle dans son esprit.

Jamais non plus elle n’avait utilisé le nom qui lui avait servi pour l’invocation : le succube Lilith, une fille du Diable.

Sa marche l’avait amenée à l’entrée des Halles. La nuit n’était pas très avancée et les grilles encore ouvertes. Elle descendit dans le centre commercial aux boutiques closes, croisant quelques passants qui sortaient en hâte du cinéma ou du métro.

Ironie méconnue et macabre, un des plus grands centres commerciaux de la capitale était bâti sur une nécropole et de nombreux ossements étaient encore stockés dans les innombrables galeries utilisées pour creuser les voies de chemin de fer constellant le sol de Paris.

Tout le complexe de Châtelet les Halles était construit sur un endroit anciennement évité de tous. Au moyen-âge, le quartier était un charnier putride où l’on déposait tous les morts de Paris. Les malades agonisants étaient jetés vivants sur les centaines de cadavres des autres miséreux et la puanteur du lieu empestait à des kilomètres à la ronde.

Elle sentit la démone remuer à la limite de sa conscience, les lieux chargés d’une telle mémoire de souffrance et de mort produisait toujours comme un effet extatique sur elle. Rose espérait qu’elle déchanterait bientôt. Durant ces années passées dans une sorte de symbiose maléfique, Lilith avait eu la capacité d’espionner toutes ses pensées. Mais au fil du temps, Rose avait également réussi à percevoir des brides de connaissances émanant de l’entité qui occupait son esprit.

Et elle y avait trouvé la réponse à ses tourments. Les endroits dégageant une intense charge émotionnelle avaient le pouvoir d’ouvrir des portes. Des passages vers les autres dimensions. La où la joie, la compassion, le pardon, la pitié et l’amour permettaient d’emprunter un chemin vers les royaumes célestes, les hauts lieux de souffrance, de mort ou de cruauté matérialisaient des portiques vers les enfers.

En soupirant, Rose se dit qu’il devait y avoir sur terre bien plus de possibilités d’emprunter une route vers la damnation que vers salut. Peu lui importait, elle avait cessé depuis très longtemps de se tourner vers le Ciel. Elle le savait, en dessous de cette terre autrefois recouverte de corps en décomposition se trouvait un accès vers les terres démoniaques.

Machinalement, elle passa les tourniquets en validant son passe magnétique et se dirigea vers les quais de la ligne 4. Elle avait commis une erreur en pensant à l’endroit où elle souhaitait se rendre et elle sentait que Lilith s’agitait. Elle se hâta le long des couloirs violement éclairés et quasiment déserts. Un peu plus loin, une femme sanglotait accroupie contre un mur. Au moment où Rose la dépassait, cette dernière se redressa, le visage dissimulé derrière une longue chevelure crasseuse. Et elle pointa vers elle un doigt accusateur.

-Assassin. Cracha-t-elle d’une voie étouffée. Tu es un assassin. De surprise, Rose s’arrêta et s’apprêtait à formuler des paroles d’apaisement pour calmer la femme qui semblait visiblement désorientée. Quand celle-ci écarta ses cheveux, dévoilant sa figure. Rose recula violement. La gorge de la femme était ouverte sur toute sa largeur et laissait apparaître le larynx.

– Assassin. Reprit-elle dans un affreux gargouillis liquide. C’est toi qui m’as fait ça.

Une bribe de souvenir assomma Rose. C’était en été, peu après la première guerre mondiale dans la campagne anglaise. Lilith l’avait désignée et elle l’avait égorgée. En plein jour derrière un énorme ballot de paille.

– Vas-t’en. Hurla le fantôme de la paysanne. Meurtrière, diablesse.

Prise de peur, Rose voulu tourner les talons et remonter à l’air libre. Mais cela l’éloignerait de son objectif. Repoussant l’apparition, elle couru vers le quai, le cœur sur le point d’exploser et la panique se répandant dans ses veines. Elle y était presque lorsqu’une autre silhouette se dessina sur sa route. Elle le reconnu immédiatement, il s’agissait de l’homme qu’elle avait abattu d’une balle dans la tête au fond de cette ruelle sordide l’hiver dernier. Son regard était chargé de reproches et de haine alors que ses lèvres articulaient un « Je t’avais supplié » qu’elle n’entendit pas car elle se mit à hurler.

Partout où elle posait le regard, une de ses victimes la fixait. L’adolescent qu’elle avait écrasé en voiture, le vieux monsieur pour qui Lilith avait décrété qu’il devait être poignardé 66 fois, la jeune mère qu’elle avait poussé du pont. Tous pointaient vers elle un regard accablant et murmuraient insultes et suppliques à son égard. Elle crû un instant que sa tête allait exploser tant le bourdonnement des voix était insoutenable. Des larmes coulèrent sur ses joues alors qu’elle s’apprêtait à bafouiller des excuses. Oui, c’était elle qui avait tué ces gens, qui les avait parfois torturés et qui était responsable des malheurs de familles entières. Mais quelqu’un d’autre partageait cette charge. Quelqu’un qui avait tout intérêt à l’empêcher de rejoindre ce quai de métro.

– Ca suffit ! Hurla-t-elle en se couvrant les yeux. Arrête ça tout de suite.

– Mais que se passe-t-il ma chère Rose, tu ne supportes pas de revoir tes anciens amis ?

– Ce ne sont que des hallucinations Lilith, ce ne sont que des images, ces gens sont morts, tous. MORTS !

Elle avait crié ce dernier mot avec autant de conviction que de désespoir. Lorsqu’elle rouvrit les yeux après plusieurs secondes ou seulement sa respiration haletante brisait le silence, elle était à nouveau seule. Son estomac était à deux doigts de la lâcher pourtant elle n’attendit pas un instant de plus avant de se remettre en route.

Ses pieds foulèrent enfin le dallage sombre du quai sur lequel elle se mit à courir ne prêtant aucune attention aux gigantesques publicités colorées placardées sur les murs incurvés. Cet endroit, quotidiennement emprunté par des milliers de personnes, n’était fréquenté à cette heure que par un groupe de sans abris trop occupés à se disputer une bouteille de vin pour prêter attention à elle.

Arrivée en bout de quai, elle poussa sans hésiter la simple barrière orange interdisant l’accès aux zones de maintenance à quiconque serait étranger au personnel de la RATP. Malgré sa détresse, elle fut prise d’une envie d’éclater de rire à la vue de l’éclair rouge figurant sur le panneau d’avertissement. Non, mourir électrocutée si près du but n’était vraiment pas une bonne idée.

D’une vive lumière blanche, la clarté glissa vers une obscurité difficilement percée par les faibles balises luminescentes. Etant chacune espacées de plusieurs mètres, ses yeux mirent un petit temps pour s’adapter. Les murs étaient d’une saleté repoussante et tapissés de câbles pendants avec anarchie. Les rails étaient couverts de détritus et marcher entre la voie électrifiée et le mur sur ce lit de gros gravier inégal était une entreprise périlleuse.

Un grondement devant elle annonça l’arrivée d’un métro, sans doute l’un des derniers de la journée. Elle se colla à la paroi crasseuse lorsque le mastodonte de fer passa en trombe à quelques centimètres d’elle, manquant de la happer par le souffle de son déplacement furieux.

D’un pas résolu, elle entreprit de traverser les voies pour rejoindre le trou obscur qui se trouvait à l’opposé d’elle : un tunnel de forage du fond duquel provenait une lueur carmin. Elle enjamba avec difficulté la barricade séparant les deux sens de circulation et se rua dans la galerie ténébreuse. Elle le savait, au bout se trouvait la fin de ses souffrances.

Le tunnel se finissait en cul de sac légèrement élargi. Sur la paroi de gauche, invisible quelques mètres en arrière, se dessinait une terrifiante porte de métal clouté entourée d’ossements et au sommet de laquelle était encastré un crâne humain. Juste devant, en bloquant l’accès, les bras croisés et le visage déformé par un rictus de colère, Lilith la toisait, les yeux pleins de hargne.

– C’est donc ça ton splendide plan ? Tu veux ouvrir un des accès aux enfers et t’y précipiter ? J’ai rarement vu plus stupide. Avec le suicide tu avais encore une mince chance d’être jugée au purgatoire mais là, c’est l’autoroute vers une éternité de châtiment. Et l’ironie c’est que tu ne me détruira pas pour autant, je suis née des enfers, derrière cette porte se trouve ma demeure.

Rose s’était accroupie, le souffle court. Sa gorge était asséchée et sa voix rauque lorsqu’elle lui répondit.

– Si tu ne crains rien, pourquoi essaie-tu tellement de me barrer la route ? Je sais très bien que si j’ouvre cette porte, je me précipiterais dans l’antre du Diable. Mais je sais aussi que toi et moi nous ne formons qu’un par les termes du Pacte et que, si je damne mon âme, tu viendras avec moi. Peu importe ta nature démoniaque, ton essence est liée à mon esprit et s’il vient à être dévoré, tu disparaîtras avec moi.

L’apparence de Lilith changea subtilement. Ses yeux parurent soudain rougeoyants et ses cheveux ondulèrent comme animés d’une vie propre. Une fois encore, ses lèvres se retroussèrent sur des canines acérées et deux cornes noires poussèrent sur son front blafard.

– Espèce de chienne, crois-tu vraiment que je vais te laisser faire ?

Rose s’avança vers la porte d’un pas décidé.

– Tu n’es qu’une illusion, laisse-moi maintenant, je vais mettre fin à ce manège qui dure depuis bien trop longtemps. Tu n’as rien d’autre à faire que…

– Maman ?

La petite voix enfantine stoppa net l’élan de Rose qui se raidi soudainement.

– Maman, c’est toi ? Qu’est-ce que tu fais ?

Elle n’avait pas besoin de se retourner pour savoir qui se tenait à présent derrière elle. Elle avait rêvé chaque nuit de ses boucles blondes s’entortillant devant ses yeux mutins et de son rire cristallin lorsqu’elle la portait sur ses épaules. Rose se mit à sangloter quand une autre voix retentit dans son dos.

– Mon amour ? Mon amour, je ne sais pas ce qu’il s’est passé, c’est merveilleux, je, nous… Nous étions dans le noir, puis l’obscurité s’est levée tel un voile et nous t’avons vue. Ho, mon amour, comme tu m’as manqué.

Les sanglots s’étaient transformés en rivière de larmes, roulant sur ses joues devant le regard cruel et suffisant de Lilith.

– Tu as le choix Rose. Ouvre cette porte et tu souffrira jusqu’à en regretter d’être déjà morte et de ne pas pouvoir crever encore pour faire cesser les tourments. Ou alors je t’affranchis du Pacte, je te libère et te laisse retrouver ton mari et ta précieuse fille. En retour, tu me délies de mes… « Obligations ». Je pense que cela ne mérite que peu de réflexion non ?

Rose tenta d’essuyer avec dignité les perles salées qui constellaient ses joues mais elle ne parvint qu’à répandre sur son visage la poussière noire qui maculait ses manches. Avec lenteur, comme si cela lui coûtait un effort démesuré, elle se retourna. Albert était là, souriant, vêtu d’une redingote hors d’âge, les cheveux grisonnants sous son haut de forme vert sombre. Ses lunettes étaient cerclées de métal mais les épais verres ne parvenaient pas à cacher l’étincelle d’amour qui brillait dans ses yeux. A côté de lui, dans une jolie robe pastel aux manches bouffante en dentelle, Louise la regardait avec une tendresse infinie qui faisait rayonner son visage d’ange.

-Tu as raison Lilith, cela ne mérite que peu de réflexion. Elle étouffa un nouveau sanglot en se détournant de sa famille.

– Adieu, mes amours.

D’une foulée rapide, elle traversa l’image de la démone et posa sa main sur la poignée. Elle entendit à l’unisson rugir de rage Lilith et hurler de tristesse Albert et Louise. Des griffes psychiques lui labourèrent l’esprit, provoquant une insoutenable douleur qui la tétanisa, dernier soubresaut de haine du succube pour l’empêcher d’aller jusqu’au bout de son sacrifice.

Mais malgré le geste désespéré de Lilith, Rose avait déjà ouvert la porte, scellant ainsi leur sort à toutes les deux.

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