Challenge d’écriture n°25 – Texte n°4

Rendar

Son regard ne pouvait décoller du visage tuméfié qui la fixait avec de grands yeux humides et suppliants. L’homme, dont elle n’avait aucune idée du nom, semblait à deux doigts d’éclater en sanglots et de la supplier de ‘ne pas le faire’. C’est ce que beaucoup finissaient par dire lorsqu’ils se retrouvaient avec le contact froid du canon d’un Beretta 90 sur le front.

Pourtant l’homme gardait un semblant de dignité, conservant au fond de ses prunelles une lueur d’espoir d’échapper à son sort funeste qui semblait pourtant inéluctable. Elle n’en éprouva ni respect, ni pitié, il n’était rien de plus qu’une ligne sur sa liste, une victime à accrocher à son tableau de chasse. Sa main se raffermit sur la crosse de l’arme, son index se crispa sur la détente.

Et le temps se figea.

Elle ne voulait pas le faire.

Elle ne voulait pas abattre cet homme. Tout comme elle n’avait pas voulu l’enlever ni le torturer. Les autres non plus elle n’avait pas voulu. Elle ne faisait qu’exécuter ses ordres, elle ne faisait que la rendre satisfaite.

Elle pouvait lui résister pourtant. Elle l’avait déjà fait lorsqu’elle lui avait ordonné de ‘s’occuper’ de ce jeune garçon de huit ans. Elle avait refusé mais elle l’avait payé cher, elle se souvenait à chaque seconde de la douleur intolérable qu’elle lui avait infligée pour la punir.

C’étaient les termes du Pacte. Elle devait obéir.

Ca lui arrivait souvent d’hésiter. De se dire que, cette fois ci, elle ne gagnerait pas. Que ce soir, la victime qu’elle avait choisie s’en sortirait. Mais elle devait continuer ou alors, elle perdrait tout, elle lui prendrait ce qu’elle lui avait donné.

Elle n’avait pas toujours été là pourtant. En remontant dans ses souvenirs les plus lointains, elle se rappelait de moments où rien ne venait influencer ses pensées, ou aucun ordre morbide ne la forçait à commettre d’atroces meurtres. Elle avait autrefois été libre.

Son indépendance avait cessé lorsqu’elle était tombée sur ce livre ésotérique, le soir de ses trente deux ans. Elle ne l’avait jamais vu avant, caché entre deux gros volumes d’une encyclopédie, depuis longtemps obsolète, qui traînait dans la bibliothèque. Elle avait ouvert ce manuscrit à la couverture craquelée où se trouvaient d’étranges formules de sorcellerie et de magie noire. Elle se souvenait avoir souri, ne croyant pas un mot de ce qui était écrit et des rituels qui, sois disant, pouvaient amener puissance, richesse et jeunesse éternelle.

Elle n’y avait prêté qu’une curiosité relative mêlée d’incrédulité et, malgré tout, d’une certaine crainte que ce qui était codifié dans ce livre puisse être réel. Mais elle n’avait jamais été adepte des théories paranormales et autres fumisteries du genre et s’était vite rangée à sa logique cartésienne.

Cela avait changé après l’accident. Ce jour où elle avait failli mourir mais, dans ce que certains appelaient la bonté divine mais qu’elle qualifiait plutôt d’intense cruauté, on lui avait enlevé son mari, sa fille et l’usage de ses jambes. Elle avait survécu, contre toute attente, à ce jour où, précisément, elle avait perdu toute envie de vivre.

Ses larmes ne s’étaient jamais taries et les remèdes des médecins pour l’aider à surmonter ce cap difficile n’avaient aucun effet. Elle n’avait vu qu’une seule échappatoire à une vie de misérable dépendance, coincée dans une chaise roulante, son visage portant les stigmates incurables de l’accident: La mort. Mais avant d’en finir, elle avait voulu savoir. Assouvir sa curiosité et s’assurer que cet étrange ouvrage ne renseignait pas une quelconque vérité.

Elle avait donc, tiraillée entre rationalité et espoir de sortir de cette douleur de vivre, effectué un rituel de guérison lié à la magie ancestrale d’un succube. Cette démone issue des enfers avait, dans ce qui était énoncé, le pouvoir de guérir toute affliction. Et, contre toute attente, elle avait répondu à son appel et l’avait guérie. Ses cicatrices avaient disparues, ses jambes la portaient à nouveau et la vitalité de la jeunesse semblait couler en elle comme une énergie tangible.

En y repensant, si grande avait été sa joie ce jour là qu’elle s’était peu souciée des conséquences de cette alliance éternelle avec elle. Car il y à toujours un prix à payer et celui-ci exigeait que, chaque année, quelqu’un meure. Elle choisissait les sacrifiés, elle lui disait où les trouver et ensuite elle l’obligeait à respecter ses engagements. Si elle n’obéissait pas, elle y perdrait à nouveau tout ce qu’elle lui avait redonné ce fameux soir où elle avait décidé de s’ôter la vie.

Tels étaient les termes du Pacte qu’elle avait contracté il y a quatre-vingt dix ans.

Si elle avait pu revivre ce moment, elle n’aurait pas hésité, elle aurait laissé ce maudit livre fermé et se serait pendue, mettant fin à ses tourments. Elle s’était d’ailleurs demandé si tout ce qui lui était arrivée n’était pas pure conséquence de sa découverte de l’ouvrage. Comme si ce dernier l’avait attirée à lui et provoqué la perte de sa famille afin de la libérer. Elle avait eu largement le temps d’y réfléchir et se disait parfois qu’elle devenait paranoïaque mais elle avait apprit que l’occulte existait et que rien n’était le fruit du simple hasard.

Aujourd’hui, elle ne pouvait réécrire l’histoire, tout ce qu’elle pouvait faire, c’était résister. Il lui suffisait de s’opposer à elle, de refuser de tuer, de déposer cette arme à terre et d’attendre la punition qu’elle ne manquerait pas de lui infliger. Elle sauverait alors la vie de cet homme et celle de tous ceux qui croiseraient sa route à la même date dans les années à venir. Le choix, bien que douloureux, semblait facile.

Mais était-elle prête à dire adieu à l’éternité pour sauver une vie. Elle lui avait non seulement accordé une perpétuelle jeunesse exempte d’aucune infirmité mais également, après chaque exécution, le privilège de revoir sa fille et son mari pendant une journée. Elle pouvait les faire revenir des limbes de la mort rien que pour elle. Vingt quatre heures avec sa famille depuis longtemps disparue pouvaient-elles être mises en la balance avec une vie humaine ?

Elle connaissait la réponse depuis longtemps. Elle savait que ce qu’elle faisait était amoral et égoïste. Un jour, elle s’opposerait à elle. Un jour, peut être… L’année prochaine.

Son index pressa la détente, envoyant une balle percer un minuscule trou dans le crâne de l’homme qui s’écroula mollement au sol. Quelques secondes après, comme à chaque fois, son estomac se révulsa et elle vomit ses tripes sur les pavés sales de cette rue minable.

Elle avait maintenant un rendez-vous très important à honorer avec deux êtres chers à son cœur. Elle était peut être d’une intense cruauté mais elle tenait parole. Alors qu’elle s’éloignait, il lui avait semblé entendre un son porté par le vent. Comme un bruit de verre brisé s’écrasant sur du métal froid. Comme une plainte moqueuse qu’elle ne connaissait que trop bien.

Son rire…

Les commentaires sont clos.