Challenge d’écriture n°25 – Texte n°3
Lothar
Il est là, devant moi, mais je ne peux me résoudre à croire que l’ignominie qui s’étale sous mes yeux est bien réelle. Il est la représentation de ce que j’exècre et je peux sentir la répulsion que ma (juste) vision des choses lui inspire. Je hoche la tête en gémissant. Ce n’est pas possible. Mes doigts volent sur le clavier, font glisser le curseur de la souris. Est-ce la fatigue ou la tension nerveuse accumulée ? Il me semble que sur mon écran les paragraphes vibrent et ondulent, comme animés par le délire de leur auteur. Je plisse les paupières pour atténuer l’agression mais rien n’y fait.
Dans ma chambre éclairée par l’unique lueur blafarde de mon écran de PC portable, je trône, à la fois juge et jury. Lourde est ma responsabilité alors que je décide comme d’autres de mes pairs du destin de tant de manuscrits. Lesquels accèderont à la postérité, lesquels seront relégués à servir de papier toilette dans les toilettes Turcs de l’Histoire ? Je les ai tous observés en détail, je les ai scrutés jusqu’à déceler leur âme. Parfois j’ai ri de bon coeur, souvent j’ai admiré tel ou tel détail et toujours j’ai essayé d’être objectif. Pourtant celui là, il m’est impossible de seulement le regarder en face.
Mais voilà, je n’ai plus le choix. C’est le dernier, le seul qui n’ait pas encore reçu sa juste rétribution. Je dois rendre mon verdict coûte que coûte et le temps presse. Je ne peux plus fuir, repousser l’inéluctable, il me faut l’affronter. Comme à chaque fois qu’il m’incombe de le juger, je tremble. Un intolérable frisson me glace l’échine alors que mes mains se crispent sur les bords du clavier.
Dès la fin de la première ligne du récit, j’endure à nouveau mille tourments. Comment peut-il sciemment dénaturer la moelle même de la raison ? Quel esprit nourri au sein de Chtullu et de Babar réunis peut produire de tels chef-d’œuvres de répugnance et de mauvais goût ? Le mal se terre entre chacune des lignes impies de son texte blasphématoire. Il est mon Némésis et si la cohabitation est à ce jour inévitable, nous ne pourrons jamais nous rencontrer et oeuvrer ensemble.
Que peut-il se passer dans l’esprit d’un homme (Seigneur tout puissant, j’en viens à douter de son humanité !) pour qu’à partir d’une consigne si simple il accouche d’une telle aberration ? J’aurais préféré un déchaînement de violence et de clichés, à la rigueur une fable amorale ou un pamphlet militariste à cette diarrhée verbale sans queue ni tête. Mais là je rampe dans le fond des méandres d’un pauvre hère. Et le fond de l’hère effraie. A chaque fois il produit en moi le même trouble : je le lis et j’ai le sentiment de violer les pages d’un journal intime, de partager contre mon gré les errances d’un schizophrène dans des puits de folie insondables.
J’ai besoin d’une pause. Tel un drogué, je remonte le couloir vers la cuisine. Mes mains glacées se posent sur les murs comme des araignées alors que je chancelle en passant devant ma chambre. Le souvenir encore frais de mon tourment me donne le vertige. Comment peut-on renier à ce point les limites du bon goût et les constructions les plus basiques de la littérature ? Sait-il seulement ce que j’endure en compulsant ses écrits maléfiques ? Oui. Forcément. Il veut ma mort, c’est sur.
Après m’être rafraîchi à l’évier de la cuisine, je me sens en meilleure disposition pour faire face à mon devoir. Le pas un peu plus alerte, je fais le chemin en sens inverse pour me réinstaller à mon bureau. Je tremble et je suis en nage. Il ne fait rien pour me ménager, le monstre. Mon ordinateur fait clignoter ses diodes d’un air moqueur. Non, il n’est pas dit que je cèderai. Mon devoir est d’apporter un peu de lumière à cet égaré, je ne faillirai pas, quoi qu’il m’en coûte.
Il semble que j’aie présumé de mes forces car à peine ai-je à nouveau posé les yeux sur la transcription maudite que le désespoir m’envahit. Je pousse un hurlement de terreur devant l’enchaînement de phrases abjectes, je tombe à terre, mon corps tressautant sous l’influence des flux maléfique qui envahissent la pièce. Quand enfin je reprends le contrôle de mes sens, je me relève péniblement et retourne à l’attaque.
Je suis face à l’abîme et l’abîme me regarde. L’écran de mon ordinateur de distord et l’air environnant semble s’échauffer. Je dois m’arracher à l’influence néfaste du Malin. Dans un cri, je me jette en arrière et repousse mon siège d’un mouvement brusque. Me voilà debout dans ma chambre, interdit. Le bruit de la chaise heurtant le sol se répercute en échos dans l’appartement. Il est passé minuit et j’ai encore dû réveiller le voisin du dessous avec mes couinements de goret.
L’espace d’un battement de cœur plus tard, la sonnette de mon studio retentit. Mon regard glisse sournoisement de mon ordinateur vers la porte massive, vers le judas. Je me redresse, la lippe pendante et baveuse, puis m’approche d’une démarche incertaine. Je sais déjà ce qui m’attend de l’autre côté de l’œilleton de verre. Le visage courroucé de mon voisin et une engueulade en Tunisien :
– C’est pas un peu fini ce raffut ? Y commence à nous les casser le Franzawi !
Je ne réponds rien, je fais le mort. Le dos plaqué contre le mur du hall d’entrée, j’attends, les muscles crispés et le pouls irrégulier, que l’intrus retourne à son sommeil insouciant. Pour moi, le repos n’est pas permis tant que l’abomination n’aura pas été châtiée et mon œuvre purificatrice accomplie. Finalement, la respiration courte, j’écoute l’homme inconscient de mes tourments s’éloigner dans le couloir. Cette fois-ci au moins, il n’a pas rameuté tout l’étage. Je ravale mes larmes de rage et fonce d’un pas décidé vers mon bureau. Vers mon tortionnaire. Au moment où je me rassois, une porte claque à l’étage inférieur.
Haletant et en sueur, je me calle au fond de ma chaise. Mes yeux paniqués cherchent dans la pièce un objet familier auquel me raccrocher, un ersatz de réalité rassurante qui me garderait la tête hors de ce flot de folie. Mon regard se pose sur un stylo. Rouge. C’est ça. Sa couleur de stylo préférée… La loi du Talion. Œil pour œil. Il n’est pas dit que je le laisserai me torturer sans résister. Ma main tremblante saisit un papier froissé et l’arme du châtiment. Quelques traits secs. Challenge n° 24, participant n°8. Originalité. Ecriture.
– Après ce que tu m’as fait baver avec ta littérature conceptuelle, je vais te faire mal, Son of Kaine. Tu vas entrer dans un monde de douleur, tu vas pleurer ta maman, tu vas prendre ta race, comme on dit par chez nous… Mon visage se tord dans un rictus mauvais tandis qu’un ricanement hystérique sort de ma gorge. Je crois que le voisin du dessous va encore se déplacer.
Note de l’auteur : Ce texte est purement fictionnel et toute ressemblance avec des personnes existantes ne saurait être prise au sérieux. Aucune chaise n’a été blessée lors de l’écriture de ce récit.