Le passeur

Le vent faisait osciller la vieille enseigne dans un bruit irritant de chaine rouillée. Les quatre derniers maillons semblaient même presque prêts à céder à la moindre bourrasque un peu forte. Mais la planche de bois illustrée d’une tête de sanglier noire résistait au passage du temps et avait vu passer des milliers de voyageurs depuis la première fois où son propriétaire l’avait accrochée là.

Ce soir là, quand se présenta la forme voutée par le lourd bagage jetée sur son épaule, l’enseigne l’accueillit comme tous les autres par des grincements de métal rouillé en guise d’invite à entrer.

L’homme avait fait un long voyage pour arriver dans ce village perdu au milieu de nul part. Il leva une tête encapuchonnée comme pour s’assurer qu’il était au bon endroit. Encore eut-il fallut qu’il fût possible de se tromper. Mais aucun établissement de la sorte ne pouvait se targuer d’accueillir les voyageurs à plusieurs centaines de kilomètres à la ronde. Le sanglier noir était la dernière auberge avant la grande plaine.

L’homme s’appelle Felehan Corig, il est marchand ambulant depuis qu’il a l’âge de marcher, ou presque. En tout cas, il ne se souvient pas avoir fait autre chose dans la vie. Il a juste suivi les pas de son mentor en toute chose. Celui qu’il considérait comme son père lui a tout appris dans ce monde. Felehan en a déduit le reste, le principal.

Le principal c’est de survivre, de pouvoir se dire le soir que demain va exister et peut-être même que dans 10 jour on sera encore debout. Alors pour ça, Felehan s’est adapté. Si son métier de marchand reste son activité favorite, il aime ce métier, le contact avec des gens, les négociations interminables pour une réduction ridicule, il a une seconde activité, moins louable, plus dangereuse mais aussi plus lucrative : il trafique un peu de tout. Et ce soir au Sanglier Fringant, c’est cette activité qui l’y a mené.

Le Sanglier Fringant, quel nom ridicule, quand est-ce que le dernier sanglier a bien pu fouler ces terres ? Il ne devait pas être si fringant que ça d’ailleurs. Felehan a horreur de tout ce décorum ancien qui n’a plus de sens, mais en bon commerçant, il n’en montre jamais rien, si ces acheteurs potentiels aiment ça, alors lui aussi est tout a fait fan du style. Il pousse la porte en simili-bois qui s’ouvre dans un chuintement pneumatique couvert par une sonorisation bon marché de grincement de gonds. La salle principale est enfumée bien qu’à moitié vide, le proprio a trop forcé sur l’ambiance. Felehan se glisse jusqu’au fond de la salle et active la commande « lumière tamisée ». Il préfère rester dans l’ombre et se faire discret. Son arrivée a fait se retourner quelques têtes sans qu’aucun des consommateurs n’ait porté un intérêt particulier au nouvel arrivant. Une serveuse modèle Topless 95D s’approche de sa table et avec un accent « vieux paris » lui demande :

– Et pour monsieur, ce sera quoi ?

– Café, lâche-t-il.

La serveuse repart comme elle est venue. Quelques minutes plus tard, elle lui pose sa tasse sur la table avec l’habituel :

– J’m’appelle Sarah, j’finis à onze heure mon mignon, si l’cœur t’en dit…

Mais Felehan ne dit rien, faut rien dire dans ces cas là sinon la nuit est facturée avec le café, consommée ou pas ! Foutu aubergiste prêt à gratter sur tout. Encore un truc qui l’énerve sacrément.

Mais il ne faut pas qu’il se déconcentre, il doit retrouver ses clients ici et les emmener ailleurs. Il ne sait pas qui, il ne sait pas encore où, mais ça n’a rien d’extraordinaire, c’est souvent comme ça dans ce genre d’affaires. Il vérifie la présence rassurante de son laser sous son manteau, un modèle compact mais efficace. Il est même possible qu’il soit illégal dans cette partie du système. Mais bon, il faut bien se défendre.

L’attente est longue et la nuit n’en finit pas, et quand la porte s’ouvre sur ceux qui semblent bien être ses clients, Felehan en est à son douzième café.

Bon sang, des Neuviens de l’amas de l’Erb. Ces humanoïdes lui foutent les jetons généralement et ces quatre là ne font pas exception. Leurs longs bras poilus et leur petites têtes leurs donnent un air étrange. Il faut les voir comme des clients, alors Felehan prend sur lui.

Il va pour se lever pour aller au-devant d’eux quand il distingue que leur arrivée a déclenché toute une suite d’évènements qu’il analyse rapidement avant de prendre une décision. D’abord la serveuse a fait demi-tour en les voyant entrer, deux groupes de clients sont passés en lumière tamisée et l’aubergiste qui trônait depuis le début de la soirée derrière son comptoir est parti à la cave en annonçant bruyamment qu’il allait faire le plein de bière.

Les réflexes de Felehan prennent le dessus. Finalement il laisse son petit laser dans son holster, ça ne va pas suffire, se penche sur son sac, l’ouvre d’une main experte et en sort un canon portatif à grenades mentales. Un petit bijou payé une fortune mais qui va être rentabilisé par cette seule soirée.

Il arme l’engin de destruction massive en appliquant sa paume sur la crosse, puis envoie deux impulsions mentales et deux groupes de trois grenades jaillissent en direction des zones suspectes. Tout c’est passé en moins de sept secondes. Les explosions à déflagration auto-contractantes font des ravages sur un diamètre d’un mètre-vingt. Le bruit est assourdissant et la moitié des clients se mettent à hurler et à chercher à se tirer du coin. L’autre moitié se trouve dans les zones d’explosion et ne peux plus rien hurler.

Felehan range son arme et se précipite sue les Neuviens à l’air ahuris se demandant encore ce qui vient de se passer.

– Je suis votre passeur, suivez-moi si vous voulez quitter ce trou moisi.

Sans s’assurer qu’ils l’ont compris, Felehan se fraye un chemin vers l’arrière cuisine, l’aubergiste est là à le mettre en joue avec un tromblon à grenaille psy. Mais le gros bonhomme est trop lent et le temps qu’il vise et tire, Felehan a dégainé son laser et dégagé le passage. La serveuse passe alors en mode alerte, ça va grouiller d’enquêteurs d’ici une paire d’heures. Largement le temps de se faire la malle.

Dehors la nuit est noire, seule la petite lune grise éclaire faiblement le paysage nocturne. Les Neuviens ont suivi.

Le petit groupe se dirige vers les collines où un appareil les attend, Felehan fait monter tout le monde et met les gaz.

Personne ne semble les guetter en orbite basse, le chemin est dégagé.

– Et je vous dépose où comme ça ?

Le plus grand du groupe, à moins que ce soit le moins traumatisé par l’aventure prend la parole, de sa voix de crécelle il lâche le nom d’un endroit que Felehan aurait préféré ne plus jamais avoir à entendre :

– Conflux !

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