Le dernier jour

Le soleil darde impitoyablement ses rayons sur les blocs d’habitation du secteur neo-Breizh. Cette saison en est à sa troisième canicule. Encore au moins deux avant de retrouver des températures plus clémentes.

Neo-Breizh, cette zone classée HI (pour « habitat intense »), la plus à l’ouest de l’Europe Continentale du nord; y avoir un cube d’habitation (un CH comme ils sont communément appelés) coûte les yeux de la tête, hors de portée de bien des continentaux Nord-Européens et chacun y chérit son confort et une relative sécurité sous un climat plus clément qu’ailleurs.

En cette fin de 24ème siècle, la criminalité a explosé, les mouvements de populations, les guerres et les famines poussent bien des peuples vers l’ouest dans le fol espoir de trouver mieux que chez eux. Des cités entières se vident pour créer de gigantesques bidonvilles provisoires quelques centaines de kilomètres plus loin. Courses éperdues vers un espoir sans cesse déçu.

De tout ceci les habitants du bloc 47 en sont parfaitement conscients. Les informations obtenues sur la Toile sont suffisamment détaillées et explicites pour ne laisser aucun doute quant à la réalité à l’extérieur de leur cube.

La Toile, le Net, Internet, source de savoir et de communication ayant supplanté tous les autres médias. Plus de journaux, plus de livres, tout est numérique, informatisé, stocké sur la Toile et ses millions de serveurs répartis sur la Terre, et même dans quelques satellites géostationnaires. Depuis plus de deux siècles la civilisation a abandonné tous les supports en dehors de la Toile pour bien des raisons : Raisons écologiques avec la raréfaction des ressources naturelles ; raisons économiques pour les coûts de fabrication et de distribution de l’information ; raisons techniques avec l’implant neuronale d’interface que chaque enfant reçoit à sa naissance et qui permet de se connecter en permanence à la Toile ; raisons idéologiques avec la vaste organisation religio-sectaire des « Enfant de la Toile » qui a réussi, au fil des trois derniers siècles, à prendre le pouvoir dans la plupart des pays décideurs quant à l’avenir de l’humanité.

***

Jon@s est un nanti. Heureux propriétaire de son cube à 27 ans à peine, il profite d’une vie agréable tranquillement installé dans son hamac de connexion, le « HamaXet145?, dernier petit joujou des geeks fortunés. De là il peut explorer la Toile toute la journée et s’occuper de son business. Concepteur de programmes et codeur de génie, sa fortune virtuelle placée en actions fait de lui un des riches propriétaires de ce bloc d’habitation.

Tout autour de lui ses contacts sont affichés par le biais des dalles holographiques, du moins leurs derniers avatars du moment. Jon@s arborent un lion doré orné d’une tête de cerf argentée aux quatre bois rouge sang. D@vid a son immuable diable noir, Ag@the est en sirène quelque peu lubrique et ainsi de suite. En tout, ce sont plus de quinze créatures fantastiques qui discutent entre elles, se transmettent les dernières informations, font l’amour ou parle de code pour améliorer les outils de communication. Les pseudos que chacun affichent sont passés dans le langage courant avec l’encodage de l’IP et des données personnelles insérés numériquement dans le nom, une petite coquetterie devenue une habitude, rares sont les noms ne comportant pas de « a » en cette fin de siècle.

Jon@s est heureux de vivre ici, son cube est un univers à part entière, son univers. Il n’arrive plus à se rappeler la dernière fois où il en est sorti. Pas moins de dix mois en tout cas. Pourquoi sortir d’ailleurs, toute la nourriture et biens de consommation nécessaires  sont disponibles à domicile, livrée à heure fixe par les services de distributions automatisés, le tout géré depuis la Toile selon les désirs de chacun. Sortir pour faire des rencontres? La belle idée! Il y a bien longtemps que chacun a compris les avantages de ne pas se rencontrer physiquement. Pour ce qu’il en sait, D@vid pourrait bien être son voisin de cube, il préfère le voir par hologramme. De cette manière les déceptions d’une rencontre sont totalement gommées. Jon@s pourrait savoir qui sont ses contacts, une simple routine de recherche par IP de connexion lui donnerait toutes les informations qu’il désire, mais ce serait comme un viol de la vie privée, et ça ne se fait pas entre personnes bien intentionnées.

La Toile recèle bien des prédateurs prêts à détourner des fonds, emprunter ou voler une identité voire à l’effacer, c’est là que ses programmes sont irremplaçables, Jon@s sait comment se protéger et il en fait profiter tout ceux qui peuvent se payer les dernières mises à jour des pare-feux et autre blocages d’intrus. Pour ses meilleurs amis, il a même créé des programmes d’auto-défenses redoutables capables d’éradiquer des intrusions et de renvoyer la pareille au cybercriminel. Ce n’est pas toujours très légal, mais c’est un bon défouloir qui fera hésiter le prochain à vouloir s’octroyer des biens d’autrui.

Jon@s est en pleine discussion avec Sofi@ne au sujet d’un problème de gestion de ses comptes quand la lumière du cube commence à clignoter. Ce n’est pas normal et un peu agaçant mais ça arrive parfois. Tout en laissant son avatar mener la discussion avec l’ours repeint en vert de Sofi@ne, Jon@s se concentre sur le réseau d’information du bloc 47. Il est annoncé une perte de puissance électrique de trente pour cent et des délestages de certains services pour une durée non encore définie. Voila qui est bien étrange, normalement ce genre de problème ne dure que quelques minutes, une heure tout au plus. Jon@s pousse ses investigations plus loin dans les réseaux d’information de la Toile en lançant quelques protocoles de recherche avancée de son crû. Les données  tombent rapidement et un filtre est nécessaire pour les traiter. Jon@s laisse tomber la discussion avec Sofi@ne en s’excusant poliment. Contact est pris pour le lendemain et entre-temps il aura certainement résolu le problème de son ami. Sofi@ne part discuter avec S@rah sans s’offusquer le moins du monde. Jon@s a certainement une bonne raison et on ne rabroue pas un ami qui peut vous rendre autant de petits services pour des prix somme toute modiques.

De son côté, Jon@s commence à s’inquiéter, les premières conclusions montrent un ensemble de défaillances un peu partout sur le globe terrestre, la Sibérie notamment vient de déconnecter son réseau d’alimentation électrique brutalement sans aucune raison apparente ni avertissement préalable. Il y en a eut au moins trois autres déconnexions de ce type juste avant avant et deux nouvelles sont annoncées. A ce rythme là, c’est toute la Toile qui va s’écrouler car en même temps que l’énergie, ce sont les serveurs qui vont tomber peu à peu.

Jon@s cesse un moment ses recherches manquant presque de respirer tellement la vérité qui lui arrive en pleine figure le terrifie. A sa connaissance, personne n’a jamais envisagé une panne en cascade des sources d’énergie. Les batteries des blocs d’habitation prendront le relai un temps pour les fonctions vitales, mais cela n’aura qu’un temps. Le plus grave ce sera pour les serveurs, il ne restera que les sources géostationnaires. Mais si personne ne peut allumer sa console faute de courant, ils ne serviront finalement à rien.

A cet instant, Jon@s se souvient d’un vieux texte qu’il a lu enfant, une histoire d’anticipation où le monde se retrouvait dans le noir et le froid quand la terre rejeta toutes les industries posées sur sa surface. Gaia, comme elle était appelée dans ce texte, avait repris le contrôle de son destin en mettant au défi les hommes de survivre dans ce nouvel environnement. Jon@s était jeune et il avait été pris de sueurs froides et de terreurs nocturnes plusieurs nuits durant en repensant à cette histoire. Aujourd’hui, ces mêmes sentiments reviennent le frapper de plein fouet. Sa main tremble et il transpire abondamment, il manque d’air en imaginant ce que l’avenir lui réserve.

***

Une petite sonnerie lancinante le tire de son sommeil. Comment s’est-il endormi ? Ça ne lui arrive jamais ! Il a du perdre connaissance. La pression de la situation et … une déconnexion non demandée. Voila la véritable explication : il n’est plus connecté. Enfin si, il sent encore la prise cervicale frotter contre le dossier de son siège, mais aucune information ne lui arrive. Le crash a eut lieu et il n’a rien vu venir. Encore groggy, il se débranche de la prise délicatement. Le cube est plongé dans la lumière tremblotante des veilleuses de secours. Alimentées par quelques batteries, elles ne tarderont pas à s’éteindre elles aussi. Après, ce sera le noir.

Jon@s essaye de réfléchir vite à ce qu’il faut faire et fait mine de pianoter des lignes de code, mais son clavier est éteint, les touches virtuelles ne sont plus là. Il commence à comprendre ce qu’il vient de perdre et se met à pleurer doucement.

Quand il  cesse de s’apitoyer sur son sort, il arrive enfin à réfléchir un peu : il doit sortir de son cube et trouver de l’aide. Aussi effrayant que cela puisse paraitre, il doit aller … dehors. Il essaye de savoir de quoi il aura besoin à l’extérieur, une lampe, des vêtements, des chaussures. Autant d’artefacts dont il se passe depuis des années. Mais il sait qu’il en a quelque part. Voila un bon début par où commencer : s’équiper. Il dégote un vieux sac à dos et commence à y entasser tout ce qui pourra lui servir avant de s’habiller. En prenant son sac, il constate qu’il y a fourré ses codes personnels numérisés sur une carte à mémoire portable : sa vieille carte d’identité qui n’a plus cours depuis près de six ans. Il aura de la chance s’il trouve un terminal opérationnel qui veuille bien la lire. Tant pis, il la garde quand même. Il ajoute quelques rations de nourriture et de l’eau et s’estime prêt.

Requinqué et confiant dans ses décisions, il se dirige vers la sortie de son cube, mais l’ouverture automatique reste inopérante, évidemment. Il doit y avoir une ouverture manuelle de secours quelque part, oui là dans la cloison. Il l’arrache et abaisse le levier d’ouverture. La porte coulisse sur une trentaine de centimètres puis se bloque faute d’énergie suffisante. En forçant un peu Jon@s l’écarte suffisamment et passe dans le couloir.

Il marque un moment d’arrêt. Les lumières sont encore plus faibles ici et l’odeur rassurante de son cube a disparu pour laisser place aux odeurs techniques d’huile et de métal. Et puis cette chaleur, celle de l’extérieur qui commence à réchauffer sérieusement les parties communes du bloc. Plus de ventilation, plus de climatisation, il faut vite sortir à moins de finir cuit à la vapeur. D’autres portes sont ouvertes mais personne ne semble trainer dans le couloir. Jon@s se dirige vers les escaliers de secours.

La descente parait interminable, il n’a plus l’habitude de faire de l’exercice, et malgré les stimulateurs musculaires intégrés à son hamac de connexion il commence à manquer de souffle au bout de neuf étages. Il lui en reste dix-sept avant d’atteindre l’extérieur. Au fur et à mesure de sa descente, il croit distinguer des voix. Qui sont-ils ? Des voisins sûrement, des gens qu’il ne connait pas en tout cas. Va-t-il devoir leur parler ? Pour leur dire quoi ? Peut-être auront-ils des informations, ça peut valoir le coup de communiquer. Mais Jon@s n’a plus l’habitude de parler en direct avec une autre personne. L’expérience peut être intéressante, il tente de s’en persuader et s’imagine par avance afin de ne pas paniquer et de repartir se calfeutrer dans le cocon rassurant de son cube. La perspective de remonter toutes les marches qu’il vient d’endurer ne le fait plus hésiter. Il doit aller de l’avant.

A l’extérieur, la température est encore plus étouffante et c’est le chaos. Des gens pleurent, d’autres sont recroquevillés en position fœtale, beaucoup ne supporteront pas ces changements trop brutaux dans leur mode de vie. La chaleur est vraiment insupportable et Jon@s est rapidement en nage. Il s’éloigne des habitants de son blocs comme s’il avait peur d’être à son tour touché par l’hystérie collective qui est en train d’émerger, aucune chance d’avoir des informations de ce côté. Quelques centaines de mètres plus loin, il y a le parc de Brocéliande, une rareté dans ce monde numérique : une vraie forêt en plein cœur des blocs 43 à 50. Jamais il n’y est allé, c’était interdit pour la sauvegarde de l’environnement. Mais maintenant que tous les systèmes de surveillance son hors service il ne risque pas d’être inquiété et il dirige ses pas vers la fraicheur des frondaisons. Il a eu raison, l’herbe est douce et agréable, les senteurs sont mille fois plus puissantes que ses diffuseur olfactifs, à tel point qu’il est pris d’une crise d’éternuements. Un petit rire moqueur accueille son infortune. Il cherche la source de ces moqueries et aperçoit une jeune femme assise sous un arbre. Elle a les genoux ramenés sur son torse enlacés par ses bras. Son visage est agréable mais des larmes ont tracé des sillons de tristesse.

« Excuse-moi, c’est nerveux, commence-t-elle,  Je t’ai entendu éternuer et je n’ai pas pu me retenir. »

Elle cache à nouveau son visage dans ses bras et son corps tressaute sous le chagrin qui la secoue. Jon@s ne sait quoi dire ni quoi faire alors il s’éloigne en entrant un peu plus loin dans la forêt.

« Où est-ce que tu comptes aller ? l’interrompt-elle.

– Je ne sais pas trop, il faut que je me trouve une connexion.

– Et tu penses en trouver une en pleine forêt ? »

Jon@s se sent idiot tout à coup. Évidemment non, aucune chance de se connecter au milieu des arbres.

« Tu as une meilleure idée peut-être ? répond-il d’un ton plus agressif  qu’il ne l’aurait souhaité.

– Si tu veux te connecter, il faut sortir des blocs à mon avis, il n’y a plus rien qui marche ici. C’est ce que je comptais faire mais je n’ai pas eu le courage de franchir le portail. »

Le portail est tout ce qui empêche les intrus d’entrer physiquement dans les blocs, la dernière frontière entre les blocs et l’extérieur. Une série de portes blindées surveillées en permanence par une cohorte de caméras de d’automates. Jamais Jon@s ne l’avait franchi et jamais il n’avait envisagé de le faire. Mais en la circonstance, il apparait que la fille a raison, ils vont devoir franchir le portail et tenter de trouver un point de connexion ailleurs. Dans un groupe de blocs voisin, ou peut-être encore pus loin.

Jon@s est en train d’envisager toutes ces possibilités rapidement, au moins son esprit analytique est toujours en marche, même sans programme décisionnel il arrive à s’en sortir.

« Tu as raison, il faut quitter cet endroit. Tu m’accompagnes ? ose-t-il timidement.

– Oui. »

La réponse a fusé très vite comme si la fille n’attendait que cette proposition.

» Alors on y va maintenant avant… »

Mais Jon@s ne peut finir sa phrase, des cris proviennent des blocs, des hommes et des femmes sont en pleine détresse pendant que d’autres semblent se réjouir. Rapidement il comprend que les extérieurs sont parvenus à forcer le passage et ont passé le portail.

« Trop tard, il faut se cacher dans la forêt. »

Il lui attrape la main et ils s’enfoncent rapidement entre les arbres, mettant le plus de distance possible avec les envahisseurs.

***

Il est tard, la nuit est tombée et les cris aux abords des blocs ont cessé. Jon@s n’ose imaginer ce qui a pu se passer. La fille s’est endormie contre lui. Il n’ose pas bouger pour ne pas la réveiller, mais il va devoir changer de position, il commence à ressentir une crispation dans sa jambe gauche. Doucement il tient la fille et la dépose sur le sol le plus doucement possible. Elle a besoin de dormir. Lui aussi d’ailleurs mais il sait qu’il ne trouvera pas le sommeil tellement il tourne leur situation en boucle dans sa tête. Il ne voit pas leur aventure se bien terminer.

Il part faire quelques pas pour se dégourdir les jambes autour de leur arbre.

« Où vas-tu, tu ne me laisses pas au moins ?

– Non, je fais quelques pas. Rendors-toi.

– C’est bon, il faut qu’on bouge de toute façon. »

Elle ramasse son sac et tend celui de Jon@s

« Au fait, je m’appelle Agathe, et toi?

– Jon@… Jonas.

– Le Jon@s ? Tu es codeur, non?

– Oui, je l’étais avant ce matin. Et toi, tu es … »

Il ne finit pas sa phrase et l’obscurité cache la brusque rougeur qui lui monte aux joues en revoyant l’avatar d’Ag@the. Finalement, il avait bien un de ses contacts dans son bloc.

« Une sirène, oui ! »

Ils rigolent doucement pour exorciser ce moment.

« Profitons de la nuit pour passer le portail, prête ?

– Je ne le serai jamais autant que maintenant.

– Alors on y va. »

Agathe et Jonas se mettent alors en marche vers les blocs en faisant attention à ne pas tomber sur les intrus. Mais ceux-ci semblent trop occupés à visiter ou piller les étages des blocs pour s’occuper d’un couple qui en sort. Même au portail, personne ne leur demande rien et ils s’enfoncent dans la nuit en quête d’un point de connexion pour reprendre contact avec leur monde virtuel.

***

Partout dans le monde cette scène se répète, des hommes et des femmes quittent leurs blocs quand les pilleurs leur en ont laissé la possibilité, ils se dirigent vers quelque-part, seul, en couple, en groupe vers l’unique espoir qui leur reste : retrouver leur univers virtuel.

La plupart n’y parviendra pas et d’autres succomberont aux changements du monde. Quelques-uns trouveront à se reconnecter pour s’apercevoir que leur monde a disparu.

Les années qui suivront ce jour funeste seront sombres et un âge d’obscurantisme, de croyances et de peurs irraisonnées engloutira la civilisation.

Mais quelque part, un groupe naitra, prospérera et n’aura qu’un but : Rétablir le monde tel que leurs parents l’ont connu, un monde connecté, un monde idéal.

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