La croisée des destins

Il est un lieu sur ce monde que peu de gens connaissent et parmi ceux à le connaitre, peu s’en souviennent longtemps, pour ne pas dire aucun. Son nom est une légende, un mythe, sa grandiloquence en dit long sans rien en révéler, comme tout bon lieu mythique qui se respecte. Il porte plusieurs noms, il est nommé « la croisée des destins » par les hommes, « le centre des influences » par les elfes, « le trou de la chope » par les nains et « Gruntak » par les orques (selon les dernières estimations linguistiques en vigueur, à défaut de pouvoir parler de traduction, la compréhension du langage orque restant encore à l’état d’expérimentation). Mon propos se portera sur la vision humaine car toute autre angle de considération rendrait mon exposé bien plus compliqué et nécessiterait une bonne journée. Ce qui n’est pas possible vu les conditions drastiques imposée par votre quête de gloire.

La croisée des destins donc, lieu mythique, on l’a dit mais il n’est jamais inutile de replacer les choses là où elles doivent être surtout quand on les a déplacées de la droite ligne du récit. Lieu mythique donc, mais lieu bien réel. Car oui il existe un tel endroit qui ne soit pas dans une dimension parallèle ou je ne sais quelle incongruité métaphysico-psychique sortie de l’esprit d’un érudit en mal de reconnaissance par ses pairs, et qui aurait inventé je ne sais quelle fumisterie pour se faire bien voir et faire son intéressant. Des hommes ont foulé son sol, quelques-uns y ont dormi une nuit voire deux pour les plus fatigués, certains y sont mort et aucun n’y est né. Ne me demandez pas pourquoi, mais j’imagine que, statistiquement parlant, les probabilités qu’une femme enceinte passe à cet endroit au bon moment ne doivent pas être énormes, énormes. Donc aux dernières nouvelles personne n’y est encore né. Mais les statistiques étant ce qu’elles sont, il n’est pas impossible qu’un tel évènement se produise un jour ou l’autre.

Paradoxalement, la plupart des hommes (qui doit être pris au sens large, nous parlons de l’humanité telle qu’on la rencontre dans nos contrées, vous l’aurez compris maintenant puisque nous venons d’évoquer une femme enceinte, il est donc clair que hommes et femmes sont englobés dans notre propos) ne se souviennent pas y être passé. Comment tout cela est-il possible ? On n’en sait rien car toutes les études un peu sérieuses n’ont pu apporter de réponses satisfaisantes. Alors, je vois d’ici quelques objections se lever en me citant telle ou telle étude donnant, elle, des résultats et des conclusions. Mais rappelez-vous que je parlais d’études sérieuses. Comment les reconnaitre ? C’est très simple, les études farfelues trouvent des réponses à tout, pas les études sérieuses. Fin de la démonstration.

Comment ne pas se souvenir d’un lieu fréquenté par des dizaines, que dis-je, des centaines de personnes sans qu’une description complète et précise puisse en être donnée. Cela tient à la nature magique de l’endroit et à sa fonction même : celui de présider à la destinée des gens  s’y rendant. Je me rends bien compte que cette explication magique peu sembler un peu cavalière quand quelques instants plus tôt je vous affirmais que rien ne permettait de statuer sur la nature de cet endroit faute d’étude satisfaisante. La magie est pourtant le seul point communément accepté par tous les chercheurs quant à la nature intrinsèque de la croisée des destins. Partons donc sur ce postulat qui ne rendra pas la chose plus simple à appréhender par ailleurs.

Revenons sur le nom même : la croisée des destins. Qu’est-ce que cela indique de manière indiscutable ? Il s’agit d’un endroit tel que celui où nous nous trouvons, formé de la rencontre de diverses routes ou chemins menant vers autant de destinations bien précises. D’ici par exemple, vous pourriez vous rendre à la citadelle de la peur en prenant la route nord, tandis qu’au sud vous aboutiriez directement sur le gouffre du néant. L’ouest vous mènera dans le grand désert de la soif quand l’est vous conduira à la grande cité des vices. Mais vous le saviez déjà pour l’est puisque vous en venez. Voila donc pour le premier terme. Le second peut apparaitre plus énigmatique même si tout le monde peut le comprendre, enfin presque tout le monde à en juger par un ou deux regards creux que je peux observer d’ici. Le destin. A l’énoncé des différentes destinations, vous aviez déjà compris que selon votre choix, vos aventures seront bien différentes. Là réside votre destin. Destin et destination ne sont-ils d’ailleurs pas de la même famille sémantique ? Troublant, non ?

La dernière question qui commencent à poindre chez certains d’entre vous est la suivante : Qui suis-je pour en connaitre autant sur ce mythe ? Je suis le gardien, tout simplement. Et là je vois que vous commencez à ne pas me croire et à ne voir en moi qu’un vieil homme assommé par la chaleur de cette belle journée et qui a trop forcé sur la bibine. Je ne vous en veux pas de cette conclusion hâtive, rien ne vous permet d’en imaginer une autre mais si le soleil tape effectivement assez fort aujourd’hui, sachez que cette outre à mon côté ne contient que de l’eau.

Telle est pourtant la vérité, je suis ici pour guider vos premiers pas d’aventuriers en herbe car je vois bien qu’avec vos armes rutilantes et vos sacs en parfait état, s’est formé il y a peu un groupe téméraire, certes mais bien inexpérimenté. Toutes vos attitudes arrogantes ne cachent que votre peur de l’inconnu, mais soyez rassurés, la croisée des destins est là pour vous comme pour tous ceux qui, avant vous, sont partis sur les chemins de l’aventure, de la gloire et des richesses. Ici sera votre premier choix quant à la suite de vos vies. Où aller ? Tenter l’exploration de la citadelle aux innombrables horreurs revenues à la vie ? Défier les dragons des gouffres ? Affronter les nomades cannibales du désert ? Retourner vous perdre dans la cité des vices, dont vous n’avez rien vu soit dit en passant. Nombreux sont ceux qui ont été confrontés à ce choix et qui se sont plantés, trop sûr d’eux et de leur capacités.

Et avant que vous ne m’interrompiez, ce qui vous est impossible d’ailleurs comme vous avez pu le remarquer, je vous précise que rien de tout ce que j’ai pu vous dire ne vous restera en mémoire, telle est la nature de la croisée des destins, vous conduire vers votre destin, pas de vous rappeler comment vous l’avez choisi. Vous pouvez entrer dans la croisée librement et choisir de discuter avec le vieil homme qui vous a interpellé comme je l’ai fait à l’approche de votre groupe, mais vous ne pourrez pas vous rappeler tout le discours que je viens de vous faire, c’est ainsi. Vous auriez pu aussi m’ignorer voire me jeter des cailloux comme certains ont pu le faire, mais alors votre destin aurait été bien différent. Entrer dans la croisée des destins modifie le vôtre de manière systématique. Par contre en sortant d’ici, la magie qui régente la croisée vous fera oublier tout ce qui s’y est passé. On en revient à cette fameuse nature magique de l‘endroit. La seule manière de se souvenir de quelque chose est de rester là comme je le fais depuis quelques lustres maintenant. Mais je doute que quelqu’un parmi vous veuille prendre ma place et c’est aussi bien parce que je ne suis pas encore prêt à partir.

Voila tout ce que je peux vous révéler sur cet endroit, je sais que je n’ai sûrement pas répondu à toutes vos questions et que vous risquez de vous en poser d’autres après cette rencontre, même si cela ne durera pas. Mais tel est mon devoir : vous informer le plus précisément possible, libre à vous de choisir maintenant.

***

Les membres du petit groupe hétéroclite qui avaient pris place sur l’herbe devant le vieil homme se tinrent conciliabule et décidèrent : ce serait donc plein nord, vers la citadelle de la peur, décision remportée à la majorité moins une voix et une abstention ce qui ne manqua pas de soulever quelques récriminations vite balayées par la grosse voix du guerrier.

Les aventuriers finirent par ramasser leurs affaires et quitter la croisée des destins, le vieil homme qui n’en avait que l’apparence les entendit encore quelques instants disserter entre eux de tout ce qu’il venait de leur révéler.

Ainsi, l’elfe le prenait pour un vieux fou sénile que tous les humains finissaient par devenir si on leur en laissait le temps, ceci démontrant ses affirmations que seuls les elfes méritaient d’occuper le monde. Le magicien finissait de noircir les pages de son grimoire croyant tenir là le secret extraordinaire d’un sort de confusion. S’il avait raison sur ce point, il n’y avait aucune chance qu’il finisse de tout retranscrire avant de quitter la croisée et de tout oublier. Le guerrier quant à lui ne se posait qu’une question : Est-ce que la prochaine auberge était encore loin, parce qu’il commençait à avoir une petite faim. Le demi-orque entreprit de gratter la partie droite de son large postérieur après avoir passé son temps à se gratter consciencieusement la partie gauche durant tout le temps qu’avait duré l’exposé. Le nain qui était resté muet durant toute l’explication jeta un regard dubitatif et interrogateur, voire suspicieux,  par-dessus son épaule pour être bien sûr de ne pas avoir rêvé. Le vieil homme se permit un petit geste d’au-revoir quelque peu malicieux, la résistance à la magie des nains le surprenait à chaque fois mais il savait que l’oubli viendrait aussi pour celui-ci, même si cela prendrait un peu plus de temps que pour les autres membres du groupe. Le nain se renfrogna comme les nains savent si bien le faire et repartit d’un bon pas pour rattraper ses compagnons qui ne l’avaient pas attendu. Les autres membres minoritaires, à savoir la voleuse et le clerc, suivaient sans rien penser de particulier, tout minoritaire qu’ils étaient.

Satisfait de son petit exposé et avec rasséréné par la satisfaction du devoir accompli, le vieil homme savait que ce groupe, comme des dizaines d’autres précédemment, se dirigeait droit vers son destin quel qu’il puisse être. Étonnamment cela ne l’intéressait pas vraiment seul importait que sa mission soit remplie car tel était son destin à lui.

Il reprit alors sa position favorite : allongé en partie dans l’herbe verte et grasse, adossé sur les larges racines de l’arbre séculaire. Une dernière fois, tournant la tête, le vieil homme les regarda partir, un sourire illuminait doucement son visage.

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