Le combat des Maîtres

Le temps avait eu raison de ses dernières réticences. Il ne pouvait de toute façon rester ainsi à ne rien faire. Outre le destin de Son Roi, maître Chuen tenait dans ses prochaines décisions le sort de toutes les troupes sous son contrôle.

La situation demandait une action d’éclat aussi vigoureuse qu’audacieuse, exactement le genre de cas qu’il affectionnait particulièrement. Il lui arrivait d’ailleurs souvent de se demander si, inconsciemment, il ne se mettait pas en mauvaise posture rien que pour le plaisir de s’en sortir. Maître Chuen savait être un redoutable tacticien, et il savait également que les adversaires rencontrés au fil des ans en étaient parfaitement conscients. Ils ne redoutaient rien de plus que d’avoir l’avantage face à maître Chuen, avantage souvent annonciateur d’une prochaine déroute.

Une dernière fois, maître Chuen passa mentalement en revue toutes les options possibles et tous les prochains mouvements de ses troupes et de ceux de son adversaire, en tout cas tels qu’il se les imaginait.

Au centre, son infanterie tenait in-extremis le terrain depuis le début des engagements, mais elle risquait d’être sérieusement menacée par la cavalerie adverse qui venait de terminer ses mouvement d’approches et se positionner à bonne distance, à l’image une meute de loups se positionnant autour d’une proie affaiblie. Les vaillants éclaireurs de maître Chuen tenaient cependant courageusement leurs positions. Leur rôle allait être primordial d’ici à ce que la bataille s’achève.

La tactique standard dans des cas comme celui-ci était de venir renforcer son centre afin de le soutenir et d’éviter qu’il ne tombe. Mais maître Chuen n’était pas passé maître sans déroger aux règles établies par ses ancêtres. Non, ses prochains mouvements allaient se porter sur le flanc droit du terrain, directement en face des retranchements de l’état-major adverse.

Cette manœuvre audacieuse allait être confiée à deux unités de cavalerie ainsi qu’à une unité d’appui lourd. Elle était principalement destinée à mettre à mal les certitudes du maître tacticien adverse. Ce dernier ne disposait pas de toute l’expérience de maître Chuen, de dix ans son ainé. Ayant atteint le rang de maître depuis peu de temps, il lui manquait toute la roublardise de son adversaire. Un avantage que maître Chuen n’allait pas laisser passer.

Hors, cette manœuvre sur le flanc n’était que poudre aux yeux destinée à détourner l’attention des véritables plans de maitre Chuen, car la véritable offensive allait se dérouler au centre, là où les troupes de maître Chuen semblaient être en difficulté, ce qui était lion d’être le cas.

Le coût allait être élevé cependant et les unités engagées dans cette diversion allaient y laisser leur peau à coup sûr, leurs sacrifices ne seraient pas vains et la victoire serait le plus bel hommage possible qui puisse leur être rendu.

Maître Chuen allait enfin passer ses ordres. Dans un ultime moment de recueillement, il ferma les yeux pour respirer lentement, puis il porta sa main à la tasse de thé fumant à ses côtés pour en boire une gorgée. Un thé délicieusement préparé avec les herbes de la vallée qu’il voyait depuis la petite fenêtre de la pièce. Le breuvage lui brula délicieusement la gorge, sa chaleur ralluma sa combativité un instant mise en sommeil par sa longue réflexion. Il reposa doucement la délicate tasse de porcelaine et fit un rapide mouvement de tête pour remercier la jeune fille qui lui avait préparé cette boisson. Cette dernière sembla rougir de plaisir à l’idée d’avoir contenté maître Chuen. L’honneur qu’il venait de lui conférer resterait gravé en elle de longues années.

Maîrte Chuen reporta alors toute son attention vers la bataille et, fixant son adversaire dans les yeux il avança le cavalier en G5 protégeant ainsi son pion en E4 et menaçant les pions devant le roi de son adversaire. Puis tout aussi tranquillement qu’il avait bu son thé il annonça :

« Mat en dix coup si je ne me trompe. »

Maitre Chuen aimait bien mettre la pression et, encore une fois, cela fonctionna. Maître Yuhe se focalisa immédiatement sur cette attaque aussi inattendue que terriblement téméraire. Alors qu’il s’apprêtait à enfoncer le centre il se vit menacé bien plus dangereusement que prévu.

Maître Chuen regarda son jeune adversaire et compris que ses paroles avaient fait mouche. Les dix coups annoncés n’étaient valables que si son attaque de flanc s’avérait être le véritable danger, en réalité, il ne lui en faudrait que huit si son centre était dégagé de toute pression comme il s’y attendait dans les prochains coups.

Le regard de maître Yuhe passa d’une pièce à l’autre et se focalisa sur son côté gauche là où il avait retranché son roi par un petit roque. Le plan avait parfaitement fonctionné et maître Chuen sut qu’il avait gagné cette partie. Voila encore un point que son adversaire allait apprendre au fil des batailles qu’il ne manquerait pas de livrer : ne jamais regarder l’échiquier, toujours en avoir une représentation mentale précise afin d’éviter de balayer du regard les cases et les pièces. Cela donnait trop d’indications à la partie d’en face si elle savait en profiter. Et maître Chuen le savait parfaitement.

Au bout de longues minutes, maître Yuhe se cala bien au fond de son siège de cuir matelassé, plongé dans une intense réflexion. Maître Chuen l’imita, profitant de cet instant où son adversaire voyait toutes ses parades contrées; délectable à souhait. Car le vieux maître aimait la confrontation, non pour le beau geste ou la satisfaction intellectuelle qu’elle pouvait apporter, mais bien pour la victoire sur l’autre. Dans le même temps, il avait suffisamment perdu au début de sa carrière pour accepter humblement toute déconvenue. Fragile schizophrénie typique du joueur assidu.

« Avec tout le respect que je vous dois maître, il me semble que vous avez fait une erreur quant au nombre de coups qu’il me resterait. »

Maître Yuhe avait dit cela d’un ton égal sans aucune trace de vanité ni d’ironie, maître Chuen reconnu là la marque d’un futur grand maitre.

« Montrez-moi cela si vous voulez bien. »

Maître Yuhe entreprit alors de bouger sa dame sur le bord gauche de maître Chuen, délaissant ainsi le centre et son bord menacé mais portant par là même une grave menace immédiate sur le côté gauche de son adversaire.

« Intéressant en effet, la partie sera sans doute plus longue que prévue et je vous remercie de me proposer un tel challenge. »

Une intense réflexion recommença alors pour maître Chuen qui, trop confiant en ses préparatifs d’approches habituels, avait fortement sous-estimé son adversaire. Voila qui devenait motivant, vraiment motivant.

Par la fenêtre fermée, les sons rassurants de l’extérieur bercèrent sa concentration, tout n’était pas perdu pour autant.

***

« Escadron un, escadron deux, à mon commandement, en avant ! »

A cet ordre, des dizaines de sabot martelèrent la terre dans une charge implacable directement sur le camp retranché des forces adverses où se trouvait le quartier général ennemi. Dans le même temps, une unité blindée entama une lente approche dans la même direction. Il était temps de porter le coup fatal et conclure cette bataille. La charge de l’armée à la livrée d’Argent et de Gueule était belle à voir si elle n’était pas si meurtrière. Ce soir, nombre de soldats ne retourneraient pas dans leurs casernements.

Au centre du champ de bataille, les unités d’éclaireurs observaient les mouvements des deux camps qui semblaient tout faire sauf se diriger vers eux. Voila bien une situation que les sergents eurent du mal à expliquer à leurs troupes. Mais leurs missions étaient de tenir, et ils tenaient. Seules quelques flèches sporadiques lancées des deux côtés des belligérants rappelaient que la bataille était toujours en cours.

De l’autre côté du champ de bataille, le commandant en chef des forces ennemies relu la dépêche par deux fois avant d’en comprendre toutes les implications et d’en accepter toutes les conséquences. Mais ses ordres étaient on ne pouvait plus clairs, il allait devoir céder du terrain et une partie de ses forces sans réagir, la bataille allait se jouer sur le flanc opposé au sien.

« Engagez les force d’élite sur le cadran B5, on passe à l’offensive. »

Aussitôt les estafettes prirent les ordres écrits et foncèrent en directions des unités impliquées pour leur annoncer leurs prochains mouvements. La bataille prenait une tournure totalement inattendue.

Dans sa tenue de Sable et d’Azur, le commandant en chef se pencha sur la carte représentant la vallée où se tenait la bataille. Ce n’était pas la première fois qu’il livrait un combat sous les ordres de maître Yuhe et jamais il n’avait été mis dans une telle situation. Il imagina que, confronté à un maître tacticien comme maître Chuen, le jeune tacticien devait déployer des trésors d’imagination et de hardiesse pour se sortir des pièges tendus par son adversaire.

« J’espère qu’il sait ce qu’il fait en tout cas, pensa le commandant en chef en levant la tête dans la direction approximative du Pavillon de Tactique où se tenaient les deux maîtres, sinon je risque fort de livrer ma dernière bataille ici-même. »

Pour se consoler, il se dit que sa dernière manœuvre devait susciter bien des interrogations dans le camp d’en face, lui-même ne comprenait encore pas toute la portée de ses ordres.

Mais, depuis la faillite de l’ancien système, telles étaient les nouvelles lois de la guerre pour trancher un point de discorde entre deux Rois ou deux provinces : deux maîtres tacticiens devant un échiquier et deux armées sur le champ de bataille qui suivaient les instructions des maîtres à la lettre.

Et malheur au commandant en chef qui serait tenté d’y déroger un seul instant.


Texte écrit pour le challenge d’écriture n°36

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