Challenge Flash n°6 – Métatron

Entretien Vétuste

L’agent Dopple et le Scythe progressaient dans un méandre de poutres moisies et d’arches à demi effondrées. Ils devaient fréquemment enjamber des plans de champignons suspects. Ce paysage désolé était éclairé par les raies de lumière qui filtraient des planches du plafond, à une dizaine de mètres au-dessus d’eux. Le brouhaha et les bruits de pas laissaient deviner l’activité d’une rue passante.

« Nous sommes dans la Fange, juste sous la rue des Petits Pendus », expliqua Dopple.

Etonné, le Scythe observait le passage encadré de bicoques humides aux fenêtres aveugles. Seuls quelques clous récalcitrants et les différentes couches de mousses maintenaient ces assemblages debout.

Soudain, entre les remugles d’eau croupie et de bois pourri, le Scythe fut saisi par un puissant fumet de saucisses grillées.

L’odeur saisit l’agent aux tripes, faisant ruer son estomac qui n’avait pas vu de nourriture depuis la veille au soir.

Hagard, la barbe hérissée par la gourmandise, il pressa le pas, pour atteindre un bâtiment qui accusait son âge, mais dont les flancs vacillant avaient été étayés par des planches récentes.

L’agent Dopple le retint par le bras.

« Une seconde, mon vieux. Il faut montrer patte blanche si vous ne voulez pas vous faire émietter par les dispositifs anti-intrusion. »

Venant de la fenêtre vermoulue du premier étage, une voix s’éleva :

« Le code je vous prie ? »

D’un pas assuré, Dopple s’avança et poussa la porte épaisse.

Il pénétra dans une petite entrée retapissée de toile de verre.

« Et le code ? s’étonna le Scythe.

— C’est ça la ruse : il n’y en a pas. Ceux qui hésitent déclenchent les glyphes explosifs du perron. »

La petite maison était délabrée, mais cossue. Dans la pénombre, on distinguait la silhouette d’un sofa et des étagères peuplées de livres épars. Une lumière accompagnée d’une puissante odeur de saucisses filtrait de l’embrasure d’une porte.

« Nous voici dans l’antenne du Bureau Invisible de la Fange. Je préfère vous prévenir : le type qui s’en occupe a son caractère.

— Je sens comme des gravats par terre, constata le Scythe. Ca craque sous les chaussures.

— C’est une planque dans les bas quartiers. Vous ne vous attendiez pas à un quatre étoiles ? A présent, allons-y. »

Les deux agents pénétrèrent dans une petite cuisine carrelée fleurant bon le graillon. Les murs étaient empoissés d’une couche de graisse brunâtre et de poussière. Sur la table, une bassine en plastique accueillait un fagot de saucisses de francfort fumantes.

Débordant d’une chaise de jardin au supplice, un homme se préparait un hot dog. Et quel homme ! Ombragé d’une moustache en bataille et d’une casquette de chasse verte, le visage rubicond tressautait au rythme de la mastication éléphantesque.

Sourcils et moustaches se froncèrent subitement lorsque les yeux jaunes se posèrent sur Dopple et l’agent Scythe.

« Voilà bien des manières de pénétrer chez moi ! Quelle impudence ! »

— Bonjour Ignatus.

— Faites-vous partie de ce pandémonium que l’on appelle Bureau Invisible ? La dernière fois que ces locaux ont reçu de la visite, mon anneau pylorique s’est fermé durant une après-midi entière.

— Justement ! fit Dopple en sautant sur l’occasion. Nous cherchons à savoir si cet homme est venu ici ? »

Il tira de son portefeuille la photo de Deter et la présenta à Ignatus.

Celui-ci ne daigna même pas poser les yeux dessus.

« S’agirait-il de quelques déviants ? Comment osez-vous me présenter de telles obscénités durant mon repas ? Est-ce une manœuvre pour m’intimider ? Sachez que je tiens ferme le cap pour redonner un sens à ce monde. Vous aurez pu admirer mon projet dans le grand salon…

— Le grand salon ? » murmura le Scythe. La bicoque pouvait tout au plus abriter du petit voir du moyen… Mais le « grand » n’avait définitivement pas sa place ici.

« Hommes de peu de foi », grommela Ignatus.

Comme un titan émergeant de la glaise, il s’extirpa de sa chaise.

Equipe d’une bougie et d’une saucisse, il contourna les deux agents pour regagner le salon. La bougie repoussa les ténèbres, révélant l’improbable vert pustule du sofa et des murs couverts de crucifix. Des bouts de plâtre jonchaient le sol de terre battue.

« Mon chef d’œuvre ! »

Ignatus tomba à genoux, regroupant de ses grosses pattes maladroites les débris d’une sorte de moulage à moitié peint.

« Mon génie anéanti en quelques minutes ! Un bas-relief à la gloire de Job ! Le saint homme de la Genèse ! Lui qui ne s’est pas retourné sur Sodome réduite en cendre ! Car voilà ce qui attend Conflux ! Ah, mes forces m’abandonnent. »

Pantelant, Ignatus s’affaissa dans les bras du Scythe.

« A l’aide ! Il pèse une tonne ! »

Dopple se précipita pour aider son collègue. Un instant, ils titubèrent dans une improbable valse à trois. Mais l’inertie eut raison de la ronde éphémère. Dans un bruit de chaire molle, Ignatus et les agents s’affalèrent sur le sol.

« A moi ! Mon anneau pylorique demande grâce ! »

Le Scythe roula sur le côté en se tenant les hanches.

« Mais qui c’est ce type ? En quoi peut-il nous aider ? »

L’agent Dopple se laissa tomber dans le sofa. Un épais nuage de poussière emplit le salon. Il fut saisi d’une interminable crise d’éternuement.

« Ignatus vient d’une ville appelée la Nouvelle Orléans, fit une voix douce. Il y a vécu quelques déboires, lié à son caractère… particulier. »

De la pénombre émergea un petit homme chenu au regard bon. Il devait bien avoir soixante-dix ans et portait une robe de chambre qui ne dissimulait pas sa maigreur. Il était entouré d’un étrange halo brillant, comme s’il s’agissait d’un hologramme.

« Bonjour messieurs, je suis l’agent Vétuste. Que puis-je pour vous ? »

Dopple se leva pour saluer, mais la crise d’éternuement ne lui laissa pas une seconde de répit.

Le Scythe prit le relais et s’approcha pour saluer le nouveau venu. A sa grande terreur, sa main passa au travers de l’agent Vétuste. Le Scythe fit un bond en arrière, blanc comme un linge.

« Encore lui ! gémit Ignatus. Cet esprit frappeur ne me laissera donc jamais en paix ! Depuis mon arrivée, j’ai tout essayé pour conjurer ce spectre. » D’un doigt boudiné, il désigna les croix de toutes sortes clouées au mur. « Mon seul espoir, c’est un seau d’eau bénite. J’attends ma livraison avec impatience.

— L’agent Vétuste est officiellement mort il y a quinze ans, expliqua l’apparition. Ne parvenant pas à trouver le repos, le Bureau Invisible m’a maintenu en service actif. Ignatus veille sur mon cercueil.

— Enchanté, bredouilla le Scythe… Nous souhaiterions savoir si… » Pris d’un doute, il se tourna vers son collègue. « Que veut-on en fait ?

— L’agent Deter… tcha…est-il… tchoum… venu ici ?

— Je reçois peu de visite. Maintenant, vous voudrez bien m’excuser, mais le soulèvement de ce matin demande toute mon attention.

— De quel soulèvement… Atchi… parlez-vous?

— Les échevins ont investi le palais ducal pour s’enfermer dans la salle de Squash. Des agitateurs ont écumé les marchés. Les cuirassiers ont tenté de prendre d’assaut le palais… » L’apparition soupira. « Une belle tuerie et un joli foutoir.

— C’est pour demain… » murmura Dopple, se rappelant les paroles de Deter. Il se moucha bruyamment. « Voilà ce qu’il tentait de révéler ! Et voici donc nos suspects ! »  Il jeta un regard de connivence au Scythe. Celui-ci avait subtilisé une francfort à la cuisine et s’échinait à mâcher le caoutchouc orange. Il n’était manifestement pas en état de conniver grand-chose.

« Que cherchent les échevins ? reprit Dopple. Faire chuter le duc ? »

L’apparition s’assit dans le vide et croisa les jambes. On aurait dit une marionnette commandée par des fils invisibles.

« Tout au moins, mettre un terme à la conquête de l’Axlande. Depuis que le duc s’est mis en tête de briguer le trône de ce royaume, l’économie de la Fange ne sert plus qu’à supporter l’effort de guerre. Une nouvelle taxe est inventée tous les six mois, les mercenaires affluent de toutes les dimensions…. Il n’y a rien de pire qu’une armée qui attend de partir à la guerre. Ça boit, ça rapine, ça se bat… une vraie malédiction.

— Juste ciel ! intervint Ignatus. La violence frapperait à notre porte ? Alors même que me voici alité ! Appelez un médecin ! Et un prêtre. Je verrai s’il s’agit d’un abbé respectable.

— Ignatus, coupa Vétuste sans se départir de sa voix douce, votre cas peut attendre. Nous parlions de la misère de la Fange.

cÇa ne date pas d’hier, fit remarquer Dopple…

— Les vue de Bâgon sur la couronne d’Axlande datent d’il y a dix ans, quand le vieux roi Axel a passé l’arme à gauche sans enfant. C’est là qu’il s’est mis à régner comme si le sort de ses sujets n’avait plus aucune importance. Oh, il n’avait jamais été philanthrope, mais il gardait quelques attentions qui donnaient le change.

— Le duc était alors un l’incarnation de la justice et devrait inspirer tous nos politiques, gronda Ignatus avec emphase. Il y a quinze ans, n’importe quel vilain pouvait faire appel à sa sagacité.

— C’était expéditif, violent, mais mine de rien équitable[1]. »

Le Scythe mâchonnait bruyamment sa saucisse :

« Vous n’avez donc jamais rencontré l’agent Deter ? » parvint-il à articuler entre deux bouchées.

Vétuste secoua sa tête intangible.

« Pourtant, on nous a dit qu’il faisait une étude sur les mouvements révolutionnaires de la Fange, fit Dopple, pensif. Un boulot peinard… »

Ignatus se redressa subitement :

« Sachez monsieur l’agent que nous n’avons pas la vie facile… Les coupe-jarrets se chargent de corser la moindre sortie familiale. Je conseille à tous ceux qui mettent un pied dans la Fange de bien recompter leurs orteils à la fin du séjour.

— De toute manière, si Deter avait fait une étude sur les révolutionnaires, il aurait forcément séjourné dans nos locaux : l’étude précédente date d’il y a un an et toutes les données sont stockées ici. »

Le Scythe se gratta la tête, et manqua se percer un tympan avec sa fourchette :

« Mais si Deter ne faisait pas son étude, sur quoi travaillait-il ?

— Et surtout, pourquoi l’agent Plomb nous a-t-il mis sur une fausse piste ? »

Voilà le moment que choisit un ange pour passer. Il vadrouilla quelques instants dans le salon, gratta sa lyre, fit un looping au-dessus du sofa avant de se faire croquer par un démon qui prenait son quart de damnation. Les niveaux inférieurs de la Fange étaient irrécupérables.

« Il est temps pour l’agent Scythe et moi-même de vous laisser. Nous allons interroger quelques-uns de ces échevins. J’ai l’impression que d’une manière ou d’une autre, Deter les a côtoyés.

— Attention aux consignes du Bureau Invisible, rappela Vétuste dont les contours s’estompaient. Pas d’ingérence dans les affaires des quartiers. Le duc est maître chez lui : si révolution il y a, elle ne nous concerne pas.

— Nous saurons nous faire tout petits ! A très bientôt. »


[1] Le duc rendait sa justice sous un gigantesque prunier, dont les racines couraient dans les niveaux inférieurs de la fange. D’aucun médisaient comme quoi le verdict était fonction de la couleur des fruits, qui changeait d’un jour sur l’autre au gré des vents magiques. Dans tous les cas, l’expression « se prendre une prune » est passée dans le vocabulaire courant.

Note finale : 2.7/5

Une réponse le “Challenge Flash n°6 – Métatron

  1. Atorgael dans

    Ils ont commenté :


    Retrouver nos agents en pleine enquête est toujours aussi agréable. Cependant, je ne vois pas trop le lien avec le sujet du challenge…


    Une histoire amusante mais qui s’inscrit dans un contexte particulier. Qui ne connait pas Conflux risque d’être perdu. D’autant que le récit fait appel à des faits récents non expliqués.
    Pour qui connait Conflux, c’est du bon, du coup on a hâte d’en savoir plus.


    Retour a Conflux, un plaisir de suivre l’évolution de l’histoire au travers des challenge flash.
    Toujours foisonnant d’imagination, un peu trop peut être, j’ai l’impression que ça part dans tous les sens et j’ai trouvé les dialogues peu clairs.
    Mais cet univers où tout est possible est toujours aussi plaisant à arpenter.