Challenge d’écriture n°42 – Métatron

Bug Fixing

« Suivez cette route, traversez le pont et vous atteindrez le cœur de l’IA. »

Le mouchard avait pris la forme d’un épouvantail de chrome. Une fois son message transmis, il retomba, inerte.

Kathir ne prit pas la peine de remercier et activa la fonction Fast.

En un clin d’œil, il avait quitté le paysage de rizières pour atteindre le pont. Dans la lumière diffuse du petit matin, l’édifice méticuleusement détaillé  tranchait avec la faible résolution des parcelles. Le tablier de pierre luisait comme s’il avait plu, enjambant une faille large de plusieurs dizaines de mètres.

« Voici l’Entry Point », murmura Kathir. Il lissa ses cheveux noirs et fit craquer ses doigts graciles. La mission du jour était un sacré défi pour le jeune informaticien. Son  diplôme de l’institut of Science de Bangalore et sa spécialisation dans le domaine de la performance informatique seraient ses seules armes.

Il manipula son moniteur de poignet.

« Je vais pénétrer les couches basses du programme, annonça-t-il à l’équipe de contrôle.

__ Parfait. On active tes logs au niveau maximum. »

La voix grave de Johnny, responsable de l’équipe de développement, était son seul lien avec le monde réel. Ce Belge débonnaire, expatrié en Inde depuis deux ans, apportait une certaine humanité là où les Indiens cherchaient systématiquement l’efficacité.  Dans la salle blanche, le corps bardé d’électrodes de Kathir était plongé dans un coma artificiel pendant que son esprit vadrouillait dans la conscience de l’IA. Il avait toute confiance dans les instructions de Johnny et ses vingt ans d’expérience.

Les premières Intelligences artificielles avaient vu le jour dix ans plus tôt. A l’époque, on avait parlé de miracle de la vie informatique, jaillie de millions de lignes de codes. Aujourd’hui, ces consciences étaient à la barre de départements entiers de certaines multinationales. Par exemple, l’I-Athéna avait fermé de sa propre initiative les trente-neuf usines Nike installées en Indonésie. Elle les avait réimplantées au Nigeria pour s’implanter durablement en Afrique.

« Je persiste à croire que cette intervention n’est pas indispensable, fit une voix en arrière plan dans l’oreillette de Kathir. Ca coûte cher et ça décale le PV de livraison. »

Pasha Sarajan, le responsable de programme, avait toujours été obnubilé par les échéances.

« …Et Kathir s’expose à des dommages cérébraux, compléta Johnny. On en a déjà discuté en copil : qui oserait confier la gestion de la bourse de Tokyo à une IA en perpétuelle surchauffe ?

__ Maudites intelligences artificielles. Est-ce que je rêve moi ? »

Pasha était réputé pour sa faculté à envoyer des mails à cinq heures du matin. Avec réponse attendue dans l’heure.

Les IAs présentaient des facultés cognitives qui défiaient l’imagination. L’imagination justement. Les IAs en avait à revendre. Elles extrapolaient à partir d’un rien, parfois pour leur simple loisir. Cela se traduisait par d’étonnantes simulations d’univers virtuels : les IAs rêvaient. Si on ne régulait pas cette activité onirique, elles pouvaient brûler jusqu’à leur dernière barrette mémoire pour affiner leurs mondes. La première IA n’avait survécu que quelques semaines à ce phénomène inattendu, qu’aucun informaticien n’avait anticipé.

Kathir avait été recruté dans l’équipe de développement de l’IA S?t?. Cet énorme programme occupait des équipes dans le monde entier. Il faut dire qu’à terme, S?t? gérerait l’ensemble des flux financiers de la bourse de Tokyo : on ne rigolait pas avec l’argent.

« Dépose une balise de sauvegarde, rappela Johnny. En cas de mascot, ça te donnera une chance de te joindre au pot de ce soir.

__ Au pire, tu feras un bisou de ma part à la serveuse du Sea Spice. »

Repoussant les images de crabe épicé, Kathir pianota sur son clavier et une borne lumineuse se matérialisa au pied du pont.

« C’est parti. »

Il s’élança sur la structure. Au font de la crevasse  bouillonnait un torrent puissant dont les embruns fouettaient les parois rocheuses.

« Le design est déjà sacrément élaboré, remarqua Kathir.

__ Tu es sur la zone d’interface. Le rêve commence. A toi de trouver ce qui affecte les performances de S?t?. »

Kathir arriva au bout du pont. La brume qui nimbait l’horizon se leva d’un coup, arrachant un cri de surprise au jeune technicien.

La campagne avait cédé la place à une métropole médiévale aux forts relents orientaux. Des maisons basses formaient un enchevêtrement de ruelles que dominaient palais et pagodes. Banderoles et fanions flottaient au vent, colorant encore un peu plus ce panorama de tuiles rouge et vertes.

Les rues étaient le théâtre de scènes déchirantes. Des femmes éplorées aidaient leurs hommes à enfiler leurs armures de plates de cuir. Les soldats équipés de hallebardes et d’arbalètes se précipitaient à l’opposé du pont, vers des remparts démesurés d’où montaient des volutes de fumée.

« Ca chauffe ici, annonça Kathir. L’IA s’est créée une cité dans laquelle elle anime une flopée d’avatars. Notre problème de performance pourrait venir de là…

__ On va vérifier. Active les traces Introscope qu’on fouille le code. Poursuis la visite pendant qu’on uploade. »

Introscope, l’outil indispensable à tout test de performance. Kathir se téléchargea une couverture et en un clin d’œil, il se métamorphosa en un archer chinois.

Il suivi le flot des avatars. Il ne se lassait pas de découvrir ces univers virtuels. Peintres, sculpteurs, metteurs en scènes… Voila ce que voyait Kathir lorsqu’on lui parlait d’IA. La terre avait été domestiquée, explorée dans ses moindres recoins. Les tigres qui faisaient rêver Kathir lorsqu’il était petit ne vivaient plus que dans des zoos. Les IAs offraient au contraire des mondes inexplorés, où le danger guettait à chaque instant. Car il était un intrus. S’il était découvert, l’IA lui grillerait les neurones d’une volée de bits.

« Ca barde par ici », annonça-t-il.

Il approchait des remparts crénelés. Blanchis à la chaux, ils s’élevaient à des hauteurs vertigineuses, inenvisageables dans le monde réel. Ils reliaient entre elles des tours de guet  aux structures défiant la gravité. Partout, archers et arbalétriers faisaient pleuvoir la mort. L’ennemi ne faisait  pas semblant. Des feux grégeois passaient en vrombissant comme de gros hannetons au dessus des défenseurs. Ils finissaient leur course au hasard de la ville dans des explosions poisseuses.

L’un d’eux frappa la tour juste au dessus de Kathir.

Ce fut la panique.

Les soldats s’égaillèrent en tout sens, abandonnant leurs armes. Kathir fut jeté au sol par cette marée humaine. Avec horreur, il vit la construction vaciller, avant de s’affaisser comme une pile de vaisselle instable.

D’une commande, il bascula en temps ralenti. L’image vacilla, se brouilla par endroit jusqu’à faire apparaître le code brut, caractères de couleur sur fond noir. La tour paraissait suspendue dans le vide, comme si l’air était devenu aussi épais que de l’huile. Kathir roula sur lui-même et s’éclipsa de la zone de danger.

« Que se passe-t-il, appela Johnny ? Les moniteurs de l’IA s’affolent ! Elle est en train de chercher l’origine de la perturbation ! Tu t’es grillé !

__ Pas le choix ! C’était ça ou finir en chapati.

__ Il va falloir écourter la mission, annonça Johnny.

__ Pas question, ordonna Pasha en arrière plan. On doit finir de récupérer les traces Introscope du rêve. On ne peut y arriver que s’il reste sur place. »

Johnny soupira :

« Tu as entendu, Kathir ? Il faut que tu tiennes encore quelques minutes. Avec ces fichiers, on aura de quoi corriger le bug de performance. »

Facile à dire, songea le jeune informaticien. Maintenant qu’il s’était révélé, le moindre caillou pouvait bondir pour lui crever un œil. Heureusement, l’IA peinait à sortir du temps ralenti. Kathir se rua vers l’escalier qui menait au sommet des remparts. Au milieu des guerriers à demi paralysés, il paraissait aller plus vite que le son. Il atteignit le sommet des murailles et jeta un coup d’œil aux assiégeants. Des nuées de flèches et de carreaux  stoppées en pleine course plongeaient sur les hordes de fantassins mécaniques.  Simulacres de samouraïs constitués d’acier et de ressorts étincelant, ils grinçaient et cliquetaient jusqu’aux échelles télescopiques pour monter à l’assaut. Les défenseurs tentaient de les faire basculer dans les larges douves où ils sombraient comme des pierres.

Kathir mit sa main en visière et scruta la plaine.

« Il en arrive de partout », murmura-t-il en apercevant des bataillons entiers qui surgissaient de l’horizon indistinct.

Le décor fut saisi d’un puissant soubresaut alors que l’IA tentait de relancer le cours du temps. Déséquilibré, Kathir tenta de maintenir son équilibre mais il ne put éviter de bousculer un porte-enseigne. Celui-ci bascula dans le vide, aussi raide qu’une statue.

Il y eut comme un flottement dans l’atmosphère. Les figurants, toujours immobiles,  tournèrent doucement leur tête vers Kathir. De la ville et du champ de bataille, des milliers de regard convergèrent vers l’informaticien.

« Cette fois, j’ai vraiment un problème. »

Le temps reprit soudainement son court.

Archers, porte-faits et lanciers se ruèrent sur Kathir. Celui se plaqua aux créneaux pour couvrir ses arrières. Il repoussa un premier assaut d’une salve d’inhibiteurs bleutés. Enveloppé d’arcs électriques, un premier rang s’écroula.

Un chuintement métallique fit lever la tête de Kathir. Les abominations mécaniques bondissaient de leurs échelles. Dans les interstices de leurs kabutos grimaçants rougeoyaient des diodes inflexibles. Encerclé ! Kathir esquiva de justesse un katana qui entama la muraille.

Une hallebarde frappa le sol à quelques centimètres de son pied. Une parmi les centaines qui accouraient de partout. Les assaillants étaient si nombreux qu’ils s’emmêlaient, se bousculant les uns les autres, bloquant mutuellement leurs assauts. Mais comment tenir face à deux armées entières ?

Ecrasés par la masse des orientaux et des pantins, Kathir suffoquait. Du bout des doigts, il activa une commande.

Il disparut pour réapparaître à l’aplomb de ses assaillants. Prenant appui sur les casques et les chapeaux, il détala à toute jambe. Bondissant comme des sauterelles, les samouraïs s’élancèrent à sa poursuite. Ils frappaient l’air de leurs katanas effilés, tranchant les hampes de hallebardes et fendant les crânes.

« Johnny, sors moi de là ! Je vais y passer !

__ Trente secondes, avant la fin de l’upload, gronda Pasha. Encore trente secondes ! »

Une flèche atteignit Kathir au bras. Puis une autre. Il hurla.

« Je ne tiendrai pas ! »

__ Vingt-cinq secondes ! »

Une nouvelle horde de samouraïs surgit pour lui couper la route.

Kathir bifurqua vers les créneaux.

Face à lui le vide.

Sans hésiter, il plongea.

Sa chute fut accompagnée d’une pluie de flèches, carreaux et hallebardes lancées à toute volée.

Le corps de Kathir n’était plus qu’une masse de douleur percée d’épingles.

Les douves l’accueillirent d’une décharge d’eau glacée.

Dans son oreillette, le décompte se poursuivait.

« Quinze secondes. »

Inerte, il  se laissa couler vers les profondeurs. Un point rouge attira l’œil du jeune informaticien. Puis un autre. Au travers des  volutes de vase, c’était des milliers de pairs de diodes qui le fixaient.

Au fond de l’eau, une nuée de samouraïs mécaniques l’attendait. Affolé, Kathir battit des bras pour rejoindre la surface.

Trop tard.

Son corps fut lardé de coups de sabres et l’eau s’emplit de son sang virtuel.

« 5 secondes. »

 ***

 La salle blanche était le siège d’une activité fébrile.

« Choquez ! »

Le corps de Kathir s’arcbouta sous la décharge du défibrillateur.

« On était à deux doigts, maudissait Pasha en tirant de rage sur sa cigarette.

__ Il fallait le déconnecter, rugissait Johnny en se tordant les mains !

__ Taisez-vous, ordonna l’infirmier ! Nous avons un pouls ! »

Kathir roula des yeux hagards sur les visages qui l’encadraient. Blême, il parvint à sourire.

« Qu’est ce que vous regardez comme ça ?

__ Mon vieux, tu reviens de loin, souffla Johnny. La balise de sauvegarde t’a rapatrié in extremis. » Le soulagement était palpable dans l’équipe. On applaudissait, on acclamait.

« Il est trop tôt pour crier victoire, interrompit Pasha ! Nous n’avons pas les traces Introscope. Le problème de performance n’est pas diagnostiqué. Impossible d’y apporter une correction. Sans correction, pas de PV de livraison. Sans PV de livraison, pas de facturation.

__ Allons en discuter et laissons Kathir se faire soigner, proposa Johnny.

__Inutile, j’ai vos réponses », intervint le blessé que l’on chargeait sur un brancard.

Les informaticiens échangèrent des regards étonnés. Dans cette discipline, pas de place pour l’extrapolation. Il fallait des faits.

« L’IA rêve d’une ville assiégée, expliqua Kathir d’une voix faible. Des défenseurs chinois assaillis par des guerriers mécaniques.

__Alors, c’est ça, fit Pasha ? Trop d’avatars à animer simultanément ? Il faut faire le ménage !

__Oui, mais pas là où vous pensez. Les douves qui encerclent la ville sont pleines des samouraïs de fer. Ils tombent en grimpant aux échelles. Une fois dans l’eau, ils ne meurent pas. L’IA continue à les animer. Ils sont des milliers piégés au fond. Et S?t? en génère de nouveaux. Leur nombre ne cesse d’augmenter. C’est ça qui bouffe la puissance machine petit à petit. »

Epuisé, Kathir se laissa retomber sur son brancard. Les infirmiers lui posèrent un masque à oxygène et l’emmenèrent.

Johnny et Pasha échangèrent un regard. Ils avaient compris.

« On pourrait introduire un paramètre de température, suggéra Johnny.

__ L’eau gèlerait…

__ Les robots seraient immobilisés : impossibles de les animer…

__Ceux qui tomberaient se fracasseraient… »

Jonnhy se tourna vers son équipe.

« Allez les gars, au boulot ! Il va falloir faire comprendre  à l’IA de rêver par moins vingt degrés. »

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