Challenge d’écriture n°40 – Estée R


Estée R
13.1/20 ?????
4ème

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La fuite

Les lanternes s’éteignirent. Le roulement de tambour retentit. L’assemblée retint son souffle. Personne ne savait vraiment ce qui allait se passer. Ils étaient venus pour le spectacle. Ils avaient entendu parler d’Acady et de sa gamine. Ils ne les avaient pas encore vus pour autant. Cela dura… Juste quelques secondes, une minute tout au plus. Puis un éclair balaya la scène et la poursuite verte s’épanouit autour de la petite fille. Envoutante. Irréelle. Des cheveux sauvages et incandescents, comme une cascade mouvante autour de son visage de porcelaine. Des yeux verts émeraude, brillants tels deux pierres précieuses. Des joues roses, des lèvres pleines. Une parure de princesse Dgitallo’s et des souliers de satin. Elle ne bougeait pas. Figée devant le panneau de bois décoré. Concentrée. Sereine. Elle faisait face au saltimbanque, grimé comme un démon, qui la toisait, un couteau dans la bouche et un dans chaque main, cinq autres lames sur une tablette à côté de lui.

Au premier jet, la foule retint son souffle. Au second, elle étouffa un cri.

Bien sûr, les lanceurs de couteaux étaient connus à Abalonia. Mais d’habitude, les cibles étaient attachées au mur, ou tournaient lentement, accrochées à une roue. Il y avait un truc. Tout reposait sur le lanceur. Jamais la cible ne devait éviter elle-même la lame. Et jamais elle n’avait été une enfant de sept ans…

Le spectacle était époustouflant. La fillette esquivait chaque couperet avec grâce et désinvolture. Salto avant. Roue arrière. Saut perpendiculaire. Rétablissement, accroupissement. Elle ne laissait aux dagues que quelques mèches flamboyantes. Lorsque le démon n’eut plus d’arme à lui envoyer, il s’avança tranquillement vers elle, détachant un foulard de son cou. Elle lui tourna le dos en souriant. Il lui banda les yeux.

– Prête ? murmura-t-il.

– Oui…souffla-t-elle.

Alors, il retourna à sa place. Evanna avait déjà préparé le matériel : trois flèches sur la tablette, trois morceaux de chiffons, une auge remplie d’huile et une autre emplie de paille à laquelle elle avait mis le feu.

Il enroula le tissu autour de la pointe et enflamma sa flèche. L’enfant lui tournait le dos, aveuglée par le foulard. Il visa la tête. Tira…

 

*

– Je suis impressionné, vraiment. Le flegme avec lequel tu fais braver la mort chaque soir à cette petite. Et la facilité avec laquelle elle esquive la moindre de tes attaques. Quel est le truc ? Il doit y en avoir un. Tu ne sembles pourtant pas retenir tes coups. Tu ne sembles pas tricher, mais…

– Je ne triche pas. Shybéé a un don. Je lui ai juste appris à utiliser ses capacités, ses cinq sens et plus : la perception ultime, la troisième oreille, appelle cela comme tu veux. Et puis elle a une totale confiance en moi. Comme moi, en elle.

– Hum…

-Tu parais septique l’ami.

– C’est que je le suis. Mais laissons cela pour l’instant. Raconte-moi plutôt comment tu en es venu à faire ce métier ? Je subodore que tu n’es pas né saltimbanque, ou tout au moins Dgitallo’s.

Acady haussa les épaules, un rien agacé, comme s’il était devant une énigme insoluble.

– Tu pressens bien Lebedev, tu pressens bien. Mais que te dire ?

– Balin ! Balin !

L’enfant apparut et aussitôt le lanceur de couteaux n’eut plus d’yeux que pour elle. Une bouffée de chaleur lui envahit le cœur, une sorte de joie mêlée de fierté et d’adoration. Plus rien n’existait autour de lui et surtout pas le nain hirsute qui l’interrogeait depuis trop longtemps.

 

*

    Il l’avait trouvée, littéralement. Elle était cachée dans le creux d’un arbre centenaire, recroquevillée sur elle-même et tremblante, un Molosse gris des montagnes, blessé, pressé contre son flanc, pour lui tenir chaud dans la tourmente de neige qui s’abattait sur la région. Il ne la cherchait pourtant pas. Il ignorait jusqu’à son existence. Il errait juste dans les bois, anachorète itinérant, muni de son seul couteau, d’un nécessaire de survie et de ce qu’il portait sur le dos. La forêt était sa famille, la solitude sa seule compagne et il ressemblait plus à un klours qu’à un homme. Il n’approchait jamais les villes ni autres lieux d’habitations. Il n’avait parlé à personne depuis quatre saisons.

Cette nuit là, il cherchait à échapper aux soldats qui ratissaient son territoire d’une nuit avec de gros chiens affamés. La forêt était comme embrasée par les torches et il se sentait traqué comme un animal, sachant pourtant avec certitude qu’ils ne pouvaient pas en avoir après lui. Il avait vaguement compris qu’ils chassaient une fugitive ; qu’il leur fallait la trouver rapidement, saine et sauve ; que leur vie en dépendait car le maître qui la réclamait était dans une rage sans nom d’avoir perdu sa trace.

Pas un instant il n’envisagea de remettre la fillette à ces brutes. Elle ne devait pas avoir plus de cinq ans. Elle était magnifique malgré la terreur et l’eau dans ses prunelles vertes. Elle était magnifique dans sa détermination face à lui : ses lèvres pincées, ses cheveux jaune orangé, fous, tressautant comme animés d’une volonté propre. Elle lui traversa les entrailles et il sut tout de suite quel prix il serait prêt à payer pour la garder en vie, et l’avoir auprès de lui pour toujours.

– Qu’y a t-il ma belle ? demanda le saltimbanque au bout cet instant méditatif.

– Je me demandais si tu voulais bien m’emmener voir le feu d’artifice au cœur de ville. Le spectacle va bientôt commencer et tu sais comme j’aime les lumières dans le ciel.

– Je viens dans un instant Shybéé. Là je suis occupé avec Lebedev, tu sais de la troupe des Altralds. Préviens Evanna et prépare-nous un sac de provisions en attendant.

La petite disparut comme elle était venue, le sourire aux lèvres et le pas léger.

– Donc, tu étais en train de me dire comment tu es venu à faire ce métier.

– Moui… Disons qu’il s’est imposé à moi lorsque le moment est venu. Il m’a semblé une bonne façon de gagner ma vie et de me sentir libre et sans attache.

– Sans attache, tu fais partie des Dgitallo’s, c’est ce que j’appelle une famille ! Et on n’entre pas dans la fratrie d’un simple claquement de doigts.

Acady ne put s’empêcher un sourire désabusé. Faire équipe avec ces Dgitallo’s n’avait jamais fait partie de ses plans. C’était Shybéé qui les avait choisis, Estéban, Giovanni et Evanna, troupe de jeunes gens non respectueux des conventions, anarchistes et gueulards, qui jouaient une musique populaire, entrainante et terriblement contestataire. Et il s’était rangé à ses arguments sans discuter. Elle était douée pour saisir les bonnes opportunités et apprécier la valeur des gens. Cela ferait bientôt un an. Elle avait été subjuguée par la musique dès les premières notes et s’était mise à danser comme une Dgitallo’s de souche, attirant les passants et les Baltos dans le chapeau des musicos. Ils avaient été sous le charme en moins d’une soirée et avaient accepté le grand costaud et sa gosse à bras ouverts.

– Certes, mais si je fais partie de la troupe, je la quitterai sans doute un jour. Ils sont insoumis, peu fréquentables et outre jouer de la musique ils ne pensent qu’aux femmes, à boire ou remplir leur estomac.

– Tu n’aimes pas la compagnie, Acady. Tu es un solitaire.

– En quelque sorte. J’aime le calme et la tranquillité. Est-ce donc si choquant ?

– Pas le moins du monde, non ! Je respecte cela. Tiens, et si tu venais ce soir après le feu d’artifice pour participer à l’un de nos combats de nuits ? Cela te changerait des loufoqueries de tes Dgitallo’s immatures.

– Non merci, je n’ai pas de goût pour la bagarre et je ne sais pas bien me battre.

Le nain ne put retenir un rire nerveux. Il n’y croyait pas une minute. Cet homme était bâti comme un roc. Il était fait pour la guerre. Son aura était puissante, beaucoup trop pour un simple exhibitionniste de rue. Il se retint de tout commentaire cependant, respectant les secrets de son interlocuteur. De toute façon, ce qui l’intéressait le plus, c’était la gamine. Elle avait tapé dans l’œil de la vieille Nénéé qui l’avait dépêché sur place. Ils avaient encore quelques économies chez les Altralds et elle ne doutait pas de faire l’affaire du siècle pour peu que Lebedev manœuvre bien.

Encore que rien n’était gagné. Un lien semblait unir le lanceur de couteau à la gamine et il redoutait sa réaction.

– Oui, bon… Et comment es-tu venu à travailler avec la gamine ?

– Tu es bien curieux Lebedev. Que t’importe de savoir tout cela ?

– C’est que, vois-tu, je cherche du sang neuf pour ma troupe. Les combats de nuits, les paris, tout ça c’est bien beau, mais ce n’est plus assez. Les gosses rapportent beaucoup sans trop d’effort et ça ne mange pas autant que les adultes. Nous cherchons donc à nous diversifier. Nous avons enrôlé Timgads, un acrobate de cinq ans qui tire à l’arc mieux que moi. La vieille Nénéé nous a dégoté de charmantes triplettes de neuf ans qui dansent, jonglent et marchent sur un fil. Il ne me manque qu’un numéro de couteaux et ce serait parfait. La gamine ferait un malheur avec Timgads. Ça nous rapporterait un paquet.

Acady serra imperceptiblement les mâchoires et réprima un tremblement.

– Tu as des vues sur Shybéé ? demanda-t-il le plus détaché possible.

– Effectivement. Crois-tu que tes compères me la cèderaient un bon prix ?

– Tu te rends bien compte, puisque tu la veux, qu’elle représenterait un manque à gagner considérable pour la troupe. Elle vaut cher, Lebedev, très cher !

– Je sais bien, mais j’ai un atout dans ma manche, tu t’en doutes. Ne cherchez-vous pas un mâle pour féconder votre femelle Molosse ? Il se trouve que nous en possédons un très vigoureux et gigantesque. Je le cèderai en plus de la somme de trois mille Baltos contre cette petite. Je crois que cela couvrira largement les frais !

– Sauf Lebedev, que Shybéé n’est pas à vendre. Ce n’est pas une marchandise.

– Mais ne viens-tu pas de dire qu’elle valait cher ?

– Parce qu’elle vaut bien plus que ta propre vie !

Acady venait de se lever, la rage brillait dans ses prunelles bleues et chacun des muscles de son visage tressautait. Il toisait le nain de son mètre quatre-vingt-dix et le petit homme saisit au passage la puissance de celui qui n’avait pas de goût pour la violence. Ils se jaugèrent un moment, puis Lebedev se décida :

– Ce n’est donc pas aux Dgitallo’s que revient la décision ? Qui es-tu pour passer au dessus de l’autorité ancestrale de ce peuple jaloux de son sang et de ses enfants ?

– Je suis un électron libre, je te l’ai déjà dis. Je suis parmi eux en tant qu’ami et invité. Je suis libre de les quitter à tout moment et ne dépends pas de leurs lois même si je les respecte. Ils gagnent suffisamment de Baltos sur mon dos d’ailleurs, pour ne rien avoir envie de me refuser. Et puis, Shybéé n’est pas à eux. Elle n’est pas une des leur non plus. Si je refuse qu’elle te suive, telle sera la décision prise, aujourd’hui et pour toujours. Tu peux partir Lebedev. Nous n’avons plus rien à nous dire et la petite désirait aller s’amuser en ville. Adieu.

Il avait parlé avec calme et assurance. Le nain ne trouva rien à ajouter. Il était déçu mais savait ne rien pouvoir faire. Quel étrange individu !

 

*

        Le feu d’artifice… D’aussi loin qu’il se souvienne, cela avait toujours fasciné la gamine. Perchée sur ses épaules, le cou tendu vers le ciel, elle attendait, petite déesse innocente que claquent les premiers pétards. La foule était fébrile. Pressés contre eux, les badauds commençaient à s’échauffer. Le brouhaha des voix impatientes était assourdissant, tout ce qu’il détestait le plus. Acady était nerveux, l’attente n’était pas son fort non plus.

Alors, il eut la sensation diffuse d’être encerclé. L’ambiance avait changé. Imperceptiblement. Ce n’était plus la promiscuité mais une espèce de zone de distance qui s’était insinuée entre les spectateurs et eux. Tout suintait le complot et la couardise. Un frisson lui transperça la nuque, et Shybéé sentit aussitôt la tension. Elle lui pressa les tempes de ses petites mains chaudes. Le saltimbanque lança un regard circulaire autour de lui, l’air aussi détaché que possible et évalua le danger. Parmi les simples fêtards, il reconnu un couple androgyne aux cheveux verts et aux membres interminables, originaire de la province de Dinarus, trois costauds hirsutes à la stature imposante de gladiateurs ainsi qu’une lutteuse à la moustache fleurie : des Altralds. Tous portaient un long manteau trop chaud pour la saison qui cachait certainement quelques armes prohibées.

Shybéé. Ils étaient là pour elle.

Une fusée scinda le ciel en deux et le pétard éclata au dessus de leur tête. La foule entra en transe et le cercle de sécurité, autour d’eux, se resserra dangereusement.

– Accroche-toi ma douce… murmura le protecteur à sa « cavalière ».

Lui aussi cachait des armes aux autorités de la ville. Une dague double lame auto-rétractable liée à chaque avant bras, et encore un couteau attaché à la cheville droite. Il était entraîné, il avait la motivation ainsi qu’une volonté infaillible. Il aurait fait un carnage avant que la moindre alarme ne soit donnée.

Shybéé n’avait pas peur. Accrochée aux épaules de son tuteur, les yeux grands ouverts dans la nuit illuminée de mille lanternes volantes, elle suivait la scène improbable qui se jouait au centre du cœur  de la cité. Les déflagrations retentissaient, suivies par des éclats de couleur qui transformaient les visages et résonnaient de « ah ! » et de « oh ! » enthousiastes. Et les corps s’écroulaient, un par un, sans que personne ne semble s’en soucier. Lorsque la lutteuse tomba à genou, la poitrine aussi rouge que les flambeaux de la féérie géante, Shybéé aperçut le nain qui discutait avec Balin Acady quelques heures plus tôt. Il s’appelait Lebedev si elle se souvenait bien. Elle  lui adressa un signe de la main. Il était blanc comme la mort, observant ses camarades se tordre de douleur à ses pieds. La terreur le paralysait et lorsque son regard croisa celui de la fillette, il reçut le message : «  Il ne fallait pas s’en prendre à elle ! ». Dans un sursaut il se signa et s’enfuit à toutes jambes, renversant quelques enfants sur son passage. Profitant des détonations du bouquet final, Acady s’éloigna avec son précieux fardeau, comme si de rien n’était. Il l’entraina vivement sous le couvert des étals du marché qui bordent la place centrale.

– Balin…

– Plus tard Shybéé. Je suis désolé pour le feu d’artifice, mais nous ne pouvons pas nous attarder.

– Bien.

Docile, confiante. Comme toujours.

Les pétards fusaient derrières eux à mesure qu’ils s’éloignaient du cœur de ville. Shybéé avait la gorge nouée. Elle ne savait pas quand elle reverrait ses amis mais elle savait qu’il n’y avait pas d’autre issue.

– Alors nous quittons Abalonia dès ce soir ? Et les Dgitallo’s ? Les laissons-nous derrière nous, eux aussi ?

– Oui Shybéé.

– Alors avec qui allons-nous voyager ?

– J’aviserai Shybéé, j’aviserai. Le plus important pour l’heure est de nous éloigner d’ici.

– Evanna me manquera… Mais on reviendra, promis ?

– Promis.

– Et il y aura d’autres feux d’artifices.

Balin avait le cœur gonflé de fierté. Shybéé était avec lui et elle rayonnait, comme toujours. Une fois de plus, il l’avait protégée. C’était là son quotidien, son unique raison d’être. Et alors grâce à lui elle grandirait et serait épargnée.

– Regarde cette fusée Balin ! Elle va aller plus haut que toutes les autres, j’en suis certaine !

– L’éclair rouge morcela le ciel en direction de la lune et resta un instant suspendu dans l’immensité. Au loin, la foule retint son souffle. Le projectile allait-il exploser en gerbe de lumières multicolores ou en filets stroboscopiques ? Enfin, il s’épanouit, sous la clameur des spectateurs éblouis et Balin sentit son sang se figer dans ses veines. Une forme ovale se dessinait, encadrée par une masse de lianes orange et flamboyantes : un visage, qu’il aurait reconnu entre mille…

– Balin, regarde comme c’est beau !  Mais… c’est moi ! Ça me ressemble, non ? Comment est-ce possible ?

Quelle espèce de sortilège était-ce là, en effet ? Balin ne prit pas le temps de s’y attarder. Ils devaient fuir. Le destin de sa protégée était en marche. Et il avançait vite. Ils devaient continuer à le distancer.

Les derniers feux d’artifice illuminèrent les toits de la ville encore un instant avant que la nuit ne reprenne ses droits.

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