Challenge d’écriture n°40 – Pömme


Pömme
14/20 ?????
2ème

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La défonce

Ils étaient arrivés au point de rencontre en avance. La soirée s’annonçait pleine de promesses et d’excitation. Eoly frétillait comme une puce. Arcus, lui, ne semblait pas à son aise. Il n’avait pas décroché un mot en chemin.

– L’angoisse monte ? le taquina Eoly sans une once de moquerie.

Arcus n’était pas du genre susceptible mais il prit cette remarque très à cœur, piqué au vif. Il se ferma comme une huître.

– Tu n’as plus envie de venir avec nous ? insista-t-elle.

– Je ne sais pas… se contenta –t-il de répondre.

Les yeux pendus au ciel, il voguait d’une étoile à l’autre, songeur. L’air piquant du soir emplissait ses poumons sans les scléroser ; il avait le cœur chaud aux côtés d’Eoly. S’il fallait en passer par cette expérience défendue pour briller au regard de son adorée, il était prêt à s’y résoudre.

– Si c’est nécessaire, je tenterai l’expérience… pour toi.

– La question n’est pas de savoir si c’est nécessaire, répondit Eoly d’un air passablement agacé. Et je ne veux surtout pas que tu le fasses pour mon bon plaisir ! Le tout est d’en ressentir le besoin ou l’envie. Eprouves-tu l’un ou l’autre ?

Arcus ne reprit pas la parole de suite, tiraillé entre la peur et le désir. L’interdit était séduisant, il ne pouvait le nier. Cependant, s’attirer les foudres de l’autorité parentale en valait-il vraiment la peine ? Il ne le saurait pas avant d’avoir essayé.

– Je crois, oui.

Elle lui fit les gros yeux.

– Tu crois ou tu en es sûr ?

– Je n’en sais rien ! s’emporta-t-il, agacé d’être ainsi poussé dans ses retranchements. Je suis en revanche certain d’une chose : si dans la vie je n’avançais que sur des certitudes, je m’arrêterais de vivre.

Il se détourna pour couper court à la conversation. Eoly n’insista pas. Le brusquer ne servirait à rien. Arcus n’était pas un trouillard, loin de là, mais elle connaissait son respect de l’autorité et de l’ordre établi, il abhorrait plus que tout enfreindre les règles et les lois. La décision devait venir de lui.

Arcus se fit violence dans son coin, les arguments d’Eoly tournaient en boucle dans son esprit : « Si c’était dangereux, tu crois qu’autant de jeunes s’y adonneraient ? », « On a qu’une vie, autant la vivre à fond ! », « Je te promets que tu te sentiras différent après ça, plus attirant, tu vas devenir un vrai piège à fille »… .

Tout à ses pensées, il fut bousculé sans égard :

– Alors le bleu, on veut en voir de toutes les couleurs ? l’apostropha le malotru qui s’éloigna en cancanant.

Quelques gloussements moqueurs s’élevèrent parmi la troupe qui se faisait plus importante à chaque minute.

Vexé, son sang-froid ne fit qu’un tour. Il se sentit persécuté, stigmatisé, vilain avant même d’avoir pratiqué ce que les jeunes de son âge pratiquaient pour se sentir plus grands, plus forts. Il n’avait pas sa place parmi ces énergumènes.

– Tu oses traîner avec ça ?! lança-t-il à Eoly dans le but de la blesser comme il venait de l’être.

Elle entrouvrit la bouche pour riposter puis se ravisa. Un petit à l’allure peu commode prit parole :

– Tout le monde est prêt pour le grand décollage ?

Les réponses festives jaillirent de toutes parts, prémices des réjouissances de la fête à venir.

– Alors c’est parti pour une folle soirée de défoooonce !

La petite assemblée fit corps pour se mettre en marche vers le point final de rassemblement, à coup de chants païens et de sautillages frénétiques. Très vite, il ne resta plus qu’Eoly et Arcus à la traîne.

– Bon alors, tu viens avec nous ou tu prends racine ici ? finit par s’impatienter Eoly.

Elle lui asséna un gentil coup dans les côtes, histoire de l’extirper de ses rêveries et de la contemplation de sa propre angoisse.

– Je viens, assura Arcus.

Son ton était déterminé, c’est tout ce qu’elle pouvait en dire. Et à vrai dire, cela lui suffisait.

Contre toute attente, l’inquiétude d’Arcus ne s’amplifia pas à l’approche du lieu de défonce. Il n’était pas serein, loin s’en fallait, mais disons que la curiosité grignotait peu à peu du terrain.

– Dis Eoly, tu aurais quelques conseils à me donner pour ne pas rater ma première fois ?

Elle s’arrêta pour lui faire face.

– Ça va bien se passer, ne t’inquiètes pas, dit-elle en lui adressant un clin d’œil complice. Tout d’abord, tu décolles direct et tu montes haut, très haut. Ne pars pas trop vite ni trop fort cela dit, sinon gare au retour sur la terre ferme. En plus, tu risquerais de mal prendre le produit. Une fois dans les hauteurs, tu planes, tranquillement, tu virevoltes… tu prends les doses qui te conviennent le mieux. Et puis quand c’est fini, tu peux admirer le résultat.

Arcus sentait son cœur cogner fort sous son thorax, un coup pour l’excitation, un coup pour l’appréhension. Etait-ce là l’adrénaline qui tord le ventre avant d’y coller des papillons ? Allait-il succomber à cette drogue des plaisirs, lui qui n’aimait guère les sensations inconnues et encore moins perdre le contrôle ?

– J’en ai envie ! annonça-t-il fièrement à son amie. Eoly, j’en ai envie !

S’il avait pu cracher du feu, des boules auraient fusées dans tous les sens. La métamorphose était telle qu’Eoly peinait à le croire, troublée de cet élan enflammé. On aurait dit un petit enfant au bord du précipice, prêt à s’y jeter par défi, sous la pression de l’euphorie collective.

Arcus se persuada que l’effet de groupe n’avait rien à voir là-dedans, que son amie avait eu les bons mots, une attitude teintée de patience pédagogique et de coercition sous-jacente. Le reste du groupe commençait à les distancer sérieusement, les deux amis hâtèrent le pas.

– Est-ce que ça fait mal ?

Chassez le naturel, il revient au galop, songea Eoly. Puis elle se remémora ses propres inquiétudes, son désir de tout savoir avant de tout goûter la première fois. Comment avait-elle pu oublier ce trouble, cet étranglement, cette pression dans les artères ? Elle en vint presque à l’envier ; on ne vit qu’une première fois, et la sienne lui semblait déjà loin.

– Alors non, ça ne fait pas vraiment mal.

Arcus déglutit bruyamment.

– Je veux dire par là que ça ne fait pas mal du tout, essaya-t-elle de rattraper la chose. Il faut prendre des doses assez fortes, enfin, selon ce que tu es prêt à encaisser mais il serait bête de ne se défoncer qu’à moitié. Il se peut que ça picote, voire brûle un peu, rien de bien méchant en somme. Le danger vient surtout des autres en fait. Prend garde à ne te cogner sur personne.

Il n’était plus temps de tergiverser, ils aperçurent enfin leurs fournisseurs de doses de l’autre côté de l’étang. Tous s’arrêtèrent sur la berge en un troupeau compact pour attendre le signal, impatients de décoller pour la meilleure défonce de l’année.

Le premier coup parti et Arcus se mêla à la nuée qui s’éleva dans le ciel. Il suivit Eoly de près, trop près… il se planta dans son derrière. Elle se retourna, les yeux en éclairs, avant de se radoucir en constatant que ce n’était que lui.

– Qu’est-ce que je t’ais dit ?

Elle ne voulait pas lui faire de sermon mais ce rappel était nécessaire s’il désirait bien vivre sa première expérience du genre.

– Excuse-moi, j’essayais juste de ne pas te perdre de vue… Promis, je ferai très attention aux autres.

A peine eut-il le temps de finir sa phrase que la deuxième dose s’éleva dans le ciel, tout droit sur eux. Arcus l’évita de justesse, il ne voulait pas de celle-ci. Eoly la reçue en plein sur son flanc droit, là où l’orange était le plus délavé. Elle en frémit des écailles.

– Que c’est bon !

Les coups partaient les uns après les autres, bombardement général de doses colorées. Arcus évita autant que possible les couleurs qui ne composaient pas sa robe, il ne voulait pas ressortir de cette défonce plus bariolé que jamais. Jusqu’au moment où se présenta une dose de vert, parfaite pour ses reflets émeraude. Elle ne monta pas assez haut, alors il plongea en flèche pour en récolter quelques miettes. Trop vite, il se rattrapa à la dernière seconde, une de ses ailes frôlant la surface de l’étang.

Eoly le rejoignit aussitôt.

– Gros bêta, un peu plus et tu créais un raz de marée. Ces pauvres humains se seraient encore demandé de quoi il retourne.

– Je me sens nul, je n’arrive pas à faire aussi bien que vous, se lamenta-t-il.

– Allez, erreur de débutant. Viens, je vais t’apprendre.

Le duo remonta au niveau intermédiaire et Eoly enseigna quelques rudiments de défonce supplémentaire. Elle fut une très bonne professeure car Arcus parvint enfin à attraper les éclats d’une dose parfaite pour sa parure. Encore fumant, il revint vers Eoly en virevoltant gaiement.

– C’est vrai que ça brûle un peu au début mais ensuite ça chatouille. C’est trop bon ! se réjouit-il.

Si les humains n’avaient pas été là, il aurait lâché des boules de feu de plaisir.

– Et puis si ça ne brûlait pas, la couleur serait encore plus éphémère. Là, tu es rafraîchi pour une bonne année, lui garantit Eoly.

En effet, un coup d’œil à sa queue lui permit d’admirer le travail de défonce.

Ces couleurs vives et claires te vont bien au teint, ajouta-t-elle avec des yeux de biche allumeuse.

Il éclata de rire.

– Qu’est-ce qui t’amuse tant ?

– La retombée de la pression sans doute.

Arcus pensa soudain à ses parents qui le confondraient au premier regard. Se faire punir pour un peu de couleur n’avait pas de sens mais il se sentait prêt à assumer ce plaisir. Au moins il n’avait plus sa robe terne et sale. Il rutilait comme un scarabée.

Les deux jeunes dragons jonglèrent entre les doses amoureusement, jusqu’à plus soif.

Les humains observaient le ciel les yeux brillants, inconscients qu’un autre spectacle magnifique, invisible à leurs yeux, prenait place au même endroit.

Les derniers feux d’artifice illuminèrent les toits de la ville encore un instant avant que la nuit ne reprenne ses droits.

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