Challenge d’écriture n°26 – Texte n°3

Baal-Moloch

Demeter

Le serviteur assujetti à la timonerie ne fonctionnait plus. Il demeurait là, figé, ses prothèses mécaniques encore suspendues au-dessus de la console de pilotage dont les voyants clignotaient par rare intermittence. L’auspex était en panne lui aussi, tout comme les senseurs, tandis que le gyrocompas s’affolait. Les nerfs à fleur de peau, le capitaine du vaisseau de transport Demeter, Nathan Creek, avait donc repris les commandes manuelles non sans difficulté.

À ses côtés, le cuistot était en nage et s’épongeait régulièrement le visage rougeaud à l’aide de son tablier. Creek pensa d’abord que ce geste allait à l’encontre des règles d’hygiène les plus élémentaires. Mais à la réflexion, ça n’avait guère plus d’importance maintenant. Il ne faisait pas chaud dans le compartiment ; si le gros Panta suait à grosses gouttes, c’est parce qu’il crevait de trouille. Et pour cause…

Ainsi, ils avaient quitté le système de Varna deux semaines plus tôt et devaient rallier la Ceinture de Whitby le plus rapidement et discrètement possible. Comme à l’accoutumée, ils ignoraient totalement la nature de leur cargaison ou l’identité de leur client. En effet, dans ce genre de business, il n’y a jamais de pourquoi ni de comment. L’unique mot-clé est combien et la réponse se fait toujours en liquide.

Le premier incident eut lieu trois jours après leur appareillage : un des matelots, qui était de quart la veille, manquait à l’appel. Malgré des recherches systématiques, on n’en retrouva pas la moindre trace. Inexplicablement, il s’était bel et bien évaporé.

Nathan, contre l’avis de son second, le contremaître Shef Bosco, tenta d’apaiser les esprits et de remonter un peu le moral de l’équipage en ouvrant un tonnelet de vin bleu qui fut très vite éclusé.

Hélas, ce fut le tour de l’intendant Accon à peine un cycle plus tard. Il était en effet descendu à la cambuse pour son inspection quotidienne du fret et ne remonta pas. Bien que les fouilles furent plus intensives et minutieuses ce coup-ci, on ne remit pas la main sur lui. Une fois encore, pas la plus petit piste quant à ce qu’il était advenu de lui.

Évidemment, la tension et l’inquiétude grimpèrent d’un cran. L’idée du passager clandestin ayant été très vite écartée, tout le monde soupçonnait tout le monde. Les contrebandiers sont comme ça : à force de vivre dans l’illégalité, ils ont toujours quelque chose à se reprocher.

Par principe mais sans conviction, le capitaine revérifia le journal de bord technique du Demeter : signatures thermiques, nombre de combinaisons de survie, étanchéité des écoutilles, utilisation des pass. Rien à signaler. C’en était rageant. D’autant plus que la mutinerie couvait telles des braises sous la cendre. Creek n’eut donc d’autre choix que d’autoriser l’ensemble du groupe à accéder à la sainte-barbe et de s’armer en conséquence.

Néanmoins, deux autres hommes se volatilisèrent la nuit suivante, Jonas et son jeune fils Achab. Dans leur cabine commune, dont il fallut forcer la porte, on découvrit leurs tasses de capheum encore fumantes. Aucun indice de lutte, personne n’avait rien entendu.

Quoique que passablement anxieux, ils se consacrèrent tous entièrement à leurs tâches habituelles, préférant travailler plutôt que de cogiter et se laisser dévorer par l’angoisse.

Il n’y eu plus rien d’alarmant durant une semaine pleine. L’équipage se surprit même parfois à plaisanter, comme si de rien n’était, comme si tout cela n’avait été qu’un mauvais rêve. Pourtant, leur vigilance n’avait pas faibli d’un iota : personne ne restait jamais isolé plus que nécessaire, tous étaient armés jusqu’aux dents et sur le qui-vive.

Le danger refit finalement surface alors que Creek et Bosco étaient de faction au poste de pilotage qui subissait plusieurs baisses de tension inexpliquées. En dépit d’appels répétés sur l’intercom, le chef-mécano Caflat et ses aides ne donnaient plus signe de vie.

Cependant que Shef allait s’enquérir de la situation à la salle des machines, le capitaine se décida finalement à enclencher le transpondeur et la balise de détresse. Sans résultat, bien sûr… Il craignait un sabotage.

Soudain, sur les vieux moniteurs en noir et blanc, il vit son contremaître resurgir de la soute comme si le diable en personne lui courrait après. Avec horreur, Nathan contempla impuissant Bosco se précipiter dans le sas d’arrimage le plus proche. Il hurla quelques mots incompréhensibles à l’optique de la caméra et s’éjecta alors délibérément dans le vide froid de l’espace.

Creek fut rejoint sur les lieux du drame par les derniers membres d’équipage alertés par les cris. La giclée d’humeurs visqueuses et écarlates sur le hublot du sas ne laissait planer aucun doute quant aux chances de survie de Shef.

C’est alors qu’il apparut, à l’autre bout du corridor mal éclairé. L’inconnu était grand, pâle et émacié, sa bouche et son menton maculés de sang. D’où venait-il et où avait-il bien pu se cacher durant tout ce temps ?

C’était lui ! Tout était de sa faute !

Ni une, ni deux, les matelots se jetèrent sur lui pour lui faire payer ses exactions. Il les réduisit en charpie en clin d’oeil. Seuls le capitaine et le cuisinier, restés prudemment et instinctivement en retrait, rebroussèrent chemin afin de se barricader dans le cockpit.

Telle était la situation, Creek s’acharnait sur la gouverne tout en essayant d’ignorer la voix, tantôt implorante, tantôt séduisante, derrière la fermeture et qui les invitait à le laisser entrer.

Combien d’heures s’étaient écoulées ? Nathan n’aurait pas su le dire. L’étranger continuait encore et toujours de leur parler, passant régulièrement des promesses aux menaces. Puis brusquement, après un très long mutisme angoissant, Panta poussa un long hululement navrant et pathétique, fit pivoter son siège et se lança d’un bond vers le bouton de déverrouillage.

NON !

Le capitaine pointa en hâte son pistolet-laser sur le dos du chef et ouvrit le feu sans hésiter. Malgré le geste désespéré de Creek, Panta avait déjà ouvert la porte métallique, scellant ainsi leur sort à tous les deux.

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