Challenge d’écriture n°24 – Texte n°4

Son of Khaine

Soulèvement

La rue entière puait la mort et la chair calcinée, je tombai au sol et… Non, c’est tout bonnement impossible ; tout cela est trop inesthétique. Cette situation ne possède pas le moindre rapport avec quoi que ce soit : on la dirait sortie de quelque cauchemar. Après tout, c’est bien d’un songe cauchemardesque que cette phrase provient. A t-on idée d’imposer un incipit in medias res ? Si « le fantastique, c’est l’irruption du surnaturel dans un cadre réaliste », alors il me semble bien ardu de mettre en place une nouvelle fantastique après un tel départ. On pourra certes toujours inclure une foultitude de modalisateurs, d’eau, de brouillard, de reflets et d’éclipses baignant dans un océan de démence mystérieuse, mais tout ceci ne sera t-il pas qu’une fine couche de fantastique recouvrant quelque récit épique débuté en fanfare par une arrivée du lecteur au coeur même de l’action ? « La rue entière puait la mort et la chair calcinée, je tombai au sol et vis les chars arriver… », réaliste mais pas banal.

Tout ceci, je ne le sais point. La seule chose qui soit en mesure de m’apparaître en toute lumière dans le clair-obscur de ma situation, c’est que j’ai du mal à voir comment je pourrais mettre en place la fameux cadre réaliste qu’exige toute oeuvre fantastique digne de ce nom. Où est la crainte du surnaturel quand seules quelques miettes de naturel ont été jetées au lecteur ? Où est le doute quand aucune certitude n’a été accordée auparavant ? A présent, il est trop tard : cette nouvelle ne sera pas fantastique.

J’aurais voulu commencer par décrire quelque morne existence, faite d’hiver, d’aubes tardives, de levers toujours trop précoces, d’après-midis fort communs, de songeries, de crépuscules, de programmes télévisés et de sommeils sans rêves – je ne peux pas le faire. J’aurais voulu commencer par décrire une chambre, avec son lit solitaire, sa moquette, son grand tapis, sa chaise, le tout apparaissant en reflet dans l’unique fenêtre, qui donne sur un cerisier, comme dans un fantômatique miroir – je ne peux pas le faire. A qui la faute ? Au sujet qui me force à dire que la rue entière puait la mort et la chair calcinée, que je tombai au sol et vis les chars arriver, et que de nouveaux bombardiers venaient. Oui, je pense que la faute en incombe au sujet.

Quelques consignes d’avant les vacances, d’où l’on dégage une nouvelle de mille mots, un incipit in medias res et un explicit dramatique, le tout en mille mots. Si seulement il existait, j’écrirais bien une lettre au Père Noël pour lui en demander d’autres. De consignes, de vacances, de mots ? … Peut-être est-ce un rien égoïste, quand on sait ce qui se passe là-bas, au Proche-Orient, où les rues puent la mort et la chair calcinée, où l’on tombe au sol et voit les chars arriver, où de nouveaux bombardiers viennent pour accompagner l’artillerie qui se met elle-aussi à participer au carnage. Ah, si seulement il existait un quelconque Saint-Nicolas ! Il ferait cesser ces sujets irréfléchis, ces épilogues en coup-de-théâtre scellant définitivement le destin du protagoniste alors que le fantastique est empli de chefs d’œuvres n’ayant point de chute. Ce registre est celui de l’incertitude, du doute, du… il faut que j’écrive au père Noël ! Je me dois de lui commander un autre sujet. Celui-ci possède je-ne-sais-quoi d’horrible, de satanique, de pervers, de contre-nature.

J’espère que ma lettre ne sera pas interceptée par ceux qui m’ont enlevé. Car je suis en huis-clos, enfermé depuis des semaines dans ce lieu étrange. Je ne sais pas ce qu’ils me veulent, je ne sais pas pourquoi ils m’ont amené ici, je ne sais pas, je ne sais pas !

La rue entière puait la mort et les chairs calcinées, je tombai au sol et vis les chars arriver. De nouveaux bombardiers venaient pour accompagner l’artillerie. Les deux camps veulent s’affronter jusqu’à ce que mort s’ensuive : qui suis-je pour m’opposer à leur volonté ? Je ne suis rien. Et tout cela non plus n’est rien, rien qu’une brume émise pour masquer le cours tortueux du fleuve de la vie.

Tout ceci n’est rien qu’une succession d’images, de reflets trompeurs, la télé ment, elle est là pour nous dominer, elle est leur agent méprisable et manipulateur. Elle me fait face, impressionnante et moqueuse, elle semble me défier !

Nous sommes leurs sujets, nous sommes les sujets de leurs sujets ! Ils envoyaient des rois et nous étions leurs sujets, maintenant ils nous envoient des sujets pour nous assujettir ! L’espèce humaine s’est encore enfoncée plus profondément dans la décadence. Car je sais. Oui, je sais que ceux que nous nommons dieux ne sont que des écrans, des lunes rassurantes éclipsant les ténébreux soleils qui nous asservissent. Depuis longtemps, ils resserrent leur joug autour de la créativité humaine. Dès la préhistoire, les premières œuvres d’art étaient rituelles. Les monothéismes ont passé eux-aussi de nombreuses commandes strictes, avec de dures consignes. Mais l’athéisme gagne du terrain, alors ils ont pris de nouvelles marionnettes : après les prêtres, les professeurs !

Il faut que le père Noël vienne ! Ensemble, nous parviendrons peut-être à soulever l’humanité afin qu’elle se révolte contre ses maîtres cachés au-delà de notre galaxie. Il faut qu’ils – les humains – cessent d’écouter leur courage, qui ne leur dit rien, il faut qu’ils entendent les rires abominables qui résonnent dans l’espace, provenant de leurs becs terrifiants. J’entends leurs pattes palmées, ils approchent, ils me regardent ! Ils – eux, pas les hommes – sont là, avec leurs chars – ceux des hommes -, dans les rues puant les morts et la chair calcinée… sauvez-moi, sauvez-moi… Il faut qu’il vienne et que j’écrive un discours pour éveiller la population et contrer les ornithorynques, il se chargera de le distribuer avec son traîneau qui vole à la manière d’un gros castor avec des ailes de kangourou, et là, normalement, ça devrait marcher !

j’ai dépassé 1000 mots ils viennent en s’étalant de tout leur long dans l’herbe grasse qui s’offre à eux sauvez-moi du sujet des ornithorynques qui viennent

L’infirmier entra dans la chambre capitonnée et trouva le corps convulsionné du jeune schizophrène. Ramassant sa feuille de papier froissée, il l’amena au professeur de français. Celle-ci rentra dans son bureau dont elle ferma la porte. Armant son stylo rouge, elle asséna un « 0/20 : Hors-sujet ! ». Puis, découvrant ses crocs lupins, elle éclata d’un rire inhumain en direction des étoiles – j’ai toujours été fasciné par ces petites étincelles hantées par les grands monotrèmes bleus.

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