Challenge n°23 – Texte n°1

Metatron

Le Lecteur

Cher Père Noël,

C’est la 16e fois que je t’écris.
Une lettre par an.
Ma lettre restera-t-elle une nouvelle fois sans réponse.
Père Noël, as-tu gardé celle que j’avais écrite sur un parchemin ?
Et celle écrite en rouge ?
Toutes sans réponses.
Toujours cette fin d’année morose.
Toujours ces électrochocs, trois fois par semaine.
Voila mon mal de tête qui revient.
Le docteur m’a laissé ces grosses pilules qui ressemblent à des morceaux de ciment, à prendre sans faute tous les matins.
Parfois, je les cache dans mon oreiller : alors j’arrive à lire. C’est mon secret.
Personne n’a jamais voulu me croire.
Ils n’ont plus que les électrochocs pour se persuader que tout ça n’existe que dans ma tête.
Pour mon cerveau malade, dit le docteur Hauber. C’est lui qui le premier m’a rasé la tête pour me poser les électrodes.
Mon mal de crâne devient insupportable et la lumière m’incommode : je reprendrai plus tard.

+++

Lire, lire…
Je n’aime pas les livres. Quand j’habitais encore chez Mutti und Vati, on m’offrait des livres à Noël.
Je les trouvais ennuyeux.
De petits caractères couchés sur du papier par une machine. Les lettres gothiques se suivent et se ressemblent. Les personnages ne sont rien que des amalgames de paragraphes, du papier sans âme ni couleurs.
Cela fait bien longtemps que je n’ai plus de livres dans ma cellule.
Cela fait bien longtemps que je n’ai plus rien : un lit en fer, une table en fer, une chaise en fer, et des barreaux aux fenêtres.
Avec une plume et du papier pour écrire quelques lettres de temps en temps, surtout à toi, Père Noël.
Pourtant, ils pensent que je coûte encore trop cher.
“Un malade coûte quotidiennement 4 Reichsmarks, un infirme 5,5 RM, un criminel 3,5 RM. Il y a en Allemagne 300.000 malades mentaux, épileptiques, … qui reçoivent des soins permanents. Calculez combien coûtent annuellement ces 300.000 malades mentaux et épileptiques. Combien de prêts non remboursables aux jeunes ménages à 1.000 RM pourrait-on faire si cet argent pouvait être économisé ?”.
Voila les exercices mathématiques qui sont à présent proposés dans les écoles.
Suis-je malade mental ?
C’est ce qu’ils ont dit lors du procès.
Tristes souvenirs…
L’inspecteur d’hygiène raciale qui passe la classe en revue. Son froncement de sourcils lorsqu’il constate mon strabisme et ma jambe tordue. Et le coup de tampon fatidique sur mon formulaire, comme une condamnation à mort : stérilisation par vasectomie.
J’imagine que c’est le choc de l’opération qui m’a fait dérapé quelques jours plus tard. Sur le chemin de l’école, j’avais croisé ce jeune homme : Odbart. Il était au courant du traitement que je venais de subir. Ça le rendait heureux et il y voyait comme un signe annonçant l’age d’or de l’humanité. Ou plutôt de la race humaine, à laquelle je ne faisais pas partie. Sa méchanceté m’avait blessé, mais plus que tout, j’avais lu en lui le destin qu’il souhaitait pour les Untermensch : des carcasses décharnées, jetées par les SS Totenkopf dans des fosses communes emplies de chaux vive pour dissoudre les chaires. Tsiganes, Juden, … et les gens comme moi.
Je me souviens de cette litanie qui sifflait comme un serpent dans son esprit : la nature ne destine à vivre que les meilleurs et anéantit les faibles.
Pour la première fois, le don qui m’avait toujours habité devenait une arme. Je lisais en lui, et j’arrachais au fur et à mesure les pages du livre de son âme. Une par une, jusqu’à ce qu’il s’écroule, réduit à l’état de légume.
Père Noël, peut-être sais-tu déjà tout ça.
C’est sans doute pourquoi tu ne m’as jamais répondu : suis-je finalement du même bois que ceux qui prônent l’épuration ethnique ? Pourtant, cher Père Noël, comme chaque année, je te demande de faire quelque chose pour moi.
Une journée comme une personne normale.
Que les gens cessent de détourner le regard en croisant mes yeux bigleux ; que les infirmiers ne craignent pas de s’approcher de moi lorsque leur revient en mémoire le souvenir de Odbart ; qu’on me laisse marcher sans craindre que ma jambe ne se dérobe sous moi. Je sens que le docteur Hauber arrive. Il entre dans le couloir, avec mon dossier à la main. Les médecins sont faciles à lire : sans doute la rigueur à laquelle ils ont été formé.
Le docteur Hauber n’est pas mauvais : il est simplement persuadé que ma folie est incurable. Les électrochocs et les pilules ne sont qu’un moyen de me tenir tranquille. Et de justifier l’argent que versent chaque mois Mutti und Vati.
En tout cas, voici l’heure de mon traitement.

+++

Au travers des barreaux de ma fenêtre, je les vois qui entrent dans la cours. Pistolets, Gummi, brassards.
Le dos droit, la casquette vissée sur leurs cheveux blonds… On croirait une brochure du parti.
Ils entrent en courant dans le hall. La réceptionniste ne fera rien pour les retenir. Voila trop longtemps que je suis ici : ses pensées n’ont plus de secrets pour moi.
J’entends des bruits dans les escaliers. Je sens leurs esprits qui approchent.
A nouveau, la litanie retentit : La nature ne destine à vivre que les meilleurs et anéantit les faibles.
Ils vont nous emmener.
Tous les pensionnaires de l’asile.
Dans la cours, je vois les premiers malades qui sont traînés jusqu’à un camion.
Et parmi eux…
Je parviens à sourire : Odbart, porté comme un sac à patates, fait partie du lot. Depuis toutes ces années, il était dans le même bâtiment que moi.
Subissait-il lui aussi des électrochocs ?
Je sens la panique de mes camarades hospitalisés. On les bat, on les pousse dans les escaliers, certains vont mourir avant même d’atteindre le camion.
J’entends la clé que l’on tourne dans la porte de ma cellule. C’est mon tour.
Cher Père Noël : je te promets que cette fois, je ne leur ferai pas de mal.

Lettre trouvée en 1945, dans l’hôpital de Stephansheld. En 1943, parvint l’ordre de transférer 50 malades de Stephansheld à l’hôpital psychiatrique d’Hadamar, connu comme centre d’extermination des malades mentaux.

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