Challenge d’écriture n°48 – Yelena


Yelena
10/20 ?????
3ème

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Le silence des agneaux

Mina finissait d’arnacher son parachute, s’attendant d’un moment à l’autre à être autorisée à sauter. L’étroit appareil mobilisé pour leur expédition vibrait sous l’assaut du vent et de la pression. Son équipe, composée d’un photographe renommé, Fred, et d’un petit trentenaire spécialisé en politique, Arnaud, s’emmêlait les mains dans le paquetage. Elle soupira de dépit face à cette maladresse et de petites rides soucieuses s’épanouirent sur son front.

– Arnaud, finit-elle par lancer d’une voix lasse, c’est le nœud de chaise qu’il vous faut faire pour nouer votre parachute. Je vous l’ai appris une bonne centaine de fois, au moins …

Le pilote eut un rire discret en entendant les intonations blasées de la solide exploratrice. Fred garda la tête obstinément basse, une farouche volonté de disparaître se lisait sur son visage. Arnaud était rouge pivoine et tentait de bégayer une excuse. Elle l’ignora superbement. Elle ferma les yeux, mobilisant toute sa concentration en vue du saut périlleux qu’elle devrait effectuer avec les deux hommes dans quelques minutes. Néanmoins, elle était trop agacée pour maintenir son attention intacte et les soupirs de chien battu d’Arnaud ne l’aidait en rien. Mina se demanda ce qu’elle avait bien pu faire de mal pour que le gouvernement lui impose de tels bras cassés, surtout pour une mission aussi importante. En effet, lors du dernier examen médical national, effectué tout les deux ans, il s’était avéré que toutes les femmes âgées de plus de vingt ans étaient stériles. Le gouvernement refusait pour l’instant de mettre à profit la bonne santé gynécologique des adolescentes pour perpétuer la population. En tout cas, c’était la version officielle. Ajouté à cela, de mystérieuses disparitions d’enfants s’amoncelaient. Il était évident que la recherche d’un médicament était cruciale en termes de survie.

Mina, pour sa part, ne ressentait aucune tristesse en pensant à ces curieuses disparitions ou encore à la possible manipulation de pauvres mineures. Elle n’avait aucune disposition particulière pour tout être humain de moins de trente-cinq ans. Elle s’amusait plutôt de voir l’affaire étouffée au maximum, couvrant le pays d’un voile de silence.

 

C’était pour résoudre ce problème qu’en tant qu’exploratrice chevronnée et soldate émérite, elle avait été réquisitionnée, accompagnée par ce qu’elle considérait comme deux mômes d’à peine trente ans qui allaient faire soit de la figuration soit mourir. Elle ne comprenait toujours pas pourquoi elle ne travaillait pas avec des pisteurs, des chasseurs ou encore des biologistes pour trouver ce remède. Son supérieur lui avait simplement rétorqué que ce n’était pas ses oignons.

 *

 Mina était à deux doigts d’abandonner les jeunes hommes en plein cœur de la forêt. Elle contrôla sa fureur en s’imaginant les épingler comme de frêles papillons sur les arbres, les membres assez écartés pour former une jolie étoile.

«?Trop de moustiques ceci, il fait froid cela, rumina-t-elle dans sa barbe, c’est obligé qu’ils viennent de quitter le giron de leur mère ces gamins… ».

Avec un soupir qui lui était devenu désespérément naturel, Mina attisa le feu de camp et ouvrit une boîte de haricots. Elle coula un regard vers les deux compères qui étaient assis sur leur petite couverture neuve. Le mépris qu’ils lui inspiraient dû se voir car Arnaud toussota, avant de finalement prendre la parole.

– Mademoiselle …

– Madame, trancha-t-elle d’une voix sans équivoque.

Fred sembla se liquéfier de terreur et avait la tête rentrée dans ses épaules. Littéralement.

– Madame, bafouilla Arnaud. Je sens bien que notre présence vous pèse mais nos compétences sont indispensables à la tenue de cette mission secrète.

– Rien que ça ? Comme c’est mignon.

Le jeune homme tenta de mettre en avant le réalisme et la précision des photographies de son collègue, qui permettrait de pouvoir réaliser un très beau reportage. Pour sa part, il estimait que ses connaissances en organisation politique et en négociation étaient un atout de poids pour la « mission secrète » comme il eut plaisir à le répéter. Il aurait tout aussi bien pu s’adresser à la fougère sa voisine puisque Mina s’était rapidement désintéressée d’eux pour se plonger dans la carte qui lui avait été confiée. Vierge de toute légende, seule une croix la barrait, quelque part au milieu de la verdure. Son calme glacial s’était fissuré et elle n’avait de cesse de se demander pourquoi ils étaient là. La pertinence du choix de ses supérieurs lui échappait totalement. Elle n’arrivait pas à saisir en quoi ces deux hommes, au beau d’une forêt inhospitalière et abandonnée par la population, pourraient être utiles. En quoi un expert en politique l’aiderait-il dans la quête d’une plante médicinale ?

Ils savaient quelque chose qu’elle ignorait.

*

– Nous approchons Mina !, lança Arnaud d’une voix joyeuse. La carte disait vrai !

– Les cartes disent toujours vrai, grommela-t-elle en réponse, c’est à ça qu’elles servent. Et maintenant silence complet, quoi que l’on trouve.

Toujours fier de lui, le jeune homme capitula sans discuter. À ses côtés, sans un mot, Fred traquait les détails environnants que seul lui et Mina percevaient : de la mousse piétinée, arrachée, des branches brisées. Ces traces ne semblaient pas l’émouvoir alors que Mina cachait difficilement sa surprise de les découvrir.

– Oh mon Dieu ! Un ruban ! Une trace de vie ! Enfin !

Mina se retint à grand-peine de descendre cet imbécile. Cette trouvaille la rendait bien plus furieuse que les cris de gorets d’Arnaud. Elle croyait avoir été envoyée pour trouver une plante rare, pour guérir la stérilité, et elle était actuellement en train de débusquer d’autres êtres humains.

Et l’étaient-ils réellement ? Depuis quand se trouvaient-ils perdus dans ces bois ? Pourquoi se cachaient-ils ? Pourquoi étaient-ils importants ? Mina avait le corps contracté par la méfiance, l’esprit bousculé par ces interrogations. Dans son dos, Arnaud continuait de s’extasier sur la beauté et la finesse du petit ruban en coton. Elle se retourna d’un bloc, les yeux aussi froids que le pistolet qu’elle tenait au bout de son bras tendu. Arnaud consentit à faire silence sous le poids de la menace. Fred, comme à son habitude, n’avait pas bougé ni même remué les lèvres. Il attendait.

 

Mina ouvrit la marche, suivant la piste comme une chasseresse. Il lui fallait mobiliser une grande partie de son énergie pour oublier qui représentait la proie. Le léger cliquètement de l’appareil photo résonnait agréablement parmi le chant de l’eau, les discussions des oiseaux ou encore le bruissement des feuilles. Elle s’arrêta un instant pour épouser du regard la forêt qui resplendissait.

Un coup violent porté sur l’arrière de son crâne la plongea dans l’inconscience.

 *

 Elle ne put retenir un gémissement de douleur lorsqu’elle se réveilla. Ses sens restèrent égarés plusieurs instants mais elle arriva quand même à analyser grossièrement sa position. L’écorce rêche d’un arbre lui chatouillait le dos et elle pouvait le caresser de ses mains liées. L’herbe à ses pieds chatouillait sa peau nue. Brutalement, la vision de ses ravisseurs la ramena à la réalité, lui faisant immédiatement comprendre la véritable raison de cette expédition : il n’y avait aucun adulte autour d’elle. Des enfants, partout, de tous âges. Elle jeta un œil à son équipe légèrement en retrait d’elle, sur des arbres différents. Arnaud était hébété, le front barbouillé de sang. Attentif et alerte, Fred jetait des regards précis aux alentours. On l’avait privé de son appareil photo, néanmoins ses yeux capturait toute la scène. Autour d’eux, une cinquantaine d’enfants s’affairaient à des tâches diverses et variées, dont l’une d’entre elles consistait à les surveiller.

– Cela n’a aucun sens pour vous, n’est-ce pas ?

L’enfant qui avait parlé s’avança. Les yeux aussi sombres que ses cheveux, il semblait également être le plus âgé. Mina supposa qu’il n’allait pas tarder à atteindre la majorité.

– Et oui, nous sommes ici. Certains se sont enfuis, nous avons emporté les plus hésitants, surtout les filles, pour les protéger de vos vices. Vos enfants envolés que vous pleurez si peu.

– Oui, mais nous sommes là maintenant, répliqua Arnaud d’une voix douce. Nous pouvons comprendre votre fuite, alors nous venons pour vous ramener …

– Nous ramener où ?!, explosa soudainement l’adolescent malingre. Dans vos villes, pour écouter vos ordres, suivre vos chemins et devenir de simples outils entre vos mains ? Jamais ! Nous ne sommes plus vos enfants !

Il cracha par terre à ces mots, scellant ainsi la promesse qu’il avait lancée. Mina aperçut plusieurs autres enfants faire de même, dévorant le jeune garçon du regard. Ces éclats de voix avaient attiré l’attention et l’ensemble des compagnons arrêtèrent leur tâche pour observer la scène. Le plus jeune d’entre eux avait à peine quelques mois, agrippé aux bras d’une petite fille de huit ans avec de longs cheveux blonds. Celle-ci avait le menton dressé de fierté. À ses côtés, se tenait une adolescente d’à peine treize ans, le ventre arrondit par la grossesse. Sa présence bouleversa Mina.

– Nous n’avons pas besoin de vous, trancha l’adolescent, faisant inconsciemment écho à ses réflexions.

Arnaud tentait de parler mais un coup de fouet à ses pieds le réduisit au silence.

– Vous allez mourir.

 

Mina se ressaisit rapidement, comprenant que ceux qui lui faisaient face n’étaient plus des enfants, seulement des illuminés. Il fallait les tuer avant qu’ils ne tuent, qu’importe leur petitesse. Malheureusement, en gigotant, elle sentit qu’elle n’avait plus aucune arme, même dans ses cachettes secrètes. Elle grinça des dents de fureur, foudroyant du regard le petit chef qui lui faisait face avec tant de dédain. Même quand elle était enfant, Mina détestait les enfants.

 

– Vous allez mourir et quel jour spécial ! Mon dix-huitième anniversaire …

Un sourire étrangement doux naquit sur ses lèvres, les bras ouverts comme pour les accueillir contre son cœur. Arnaud n’essayait plus de parler. Tête basse, il pleurait. Il avait accepté son sort. Le petit chef claqua des doigts et une fille à peine plus jeune que lui approcha, le même air farouche dessiné sur ses traits. Elle tenait un couteau entre ses mains, paré de plumes et de fleurs. Son acier étincelait. Au même instant, Mina sentit une présence hostile à ses côtés, qui lui saisit les cheveux pour dégager sa gorge. Sur son cou gracile, à nu, sensible à la moindre vibration de l’air, se posa une lame froide. Les hurlements d’Arnaud emplirent le silence. Fred restait silencieux comme à son habitude, contemplant le ciel avec sérénité. Une immense bouffée de gratitude envers lui envahit Mina alors que, face à elle, le fanatique en culottes courtes se dressait sur une estrade pour pouvoir alpaguer son public. Il tenait contre sa jugulaire le couteau multicolore, maladroitement décoré.

– Et mort aux adultes !

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