Challenge d’écriture n°36 – Adeline

Résultats du challenge 36


Adeline
13.8/20 ?????
2ème Ex-Æquo

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Une longue attente

Le temps avait eu raison de son corps mais son esprit demeurait dans ce tombeau depuis des siècles. Il avait été enterré avec le corps de sa femme et divers objets leur ayant appartenus. La porte de son palais mortuaire avait été scellée par les Prieurs du Dieu Amonathon, selon les préceptes de leur religion. Ramustiya était mort et depuis, son âme attendait.

Lorsque ce roi d’un pays oublié avait été vivant, le temps suivait une simple ligne droite entre passé, présent et futur. Maintenant, ce temps était devenu élastique et fluctuait, mêlant conjointement souvenirs et visions du monde extérieur. Cette clairvoyance était cependant limitée à l’environnement immédiat de sa dernière demeure. Il savait ainsi quels changements s’étaient opérés autour de sa tombe depuis son décès : le climat de plus en plus chaud, la disparition du fleuve, la mort des animaux, le sable qui recouvrait tout, l’exode de ses descendants. Il percevait le moindre grain de cette lourde poussière ocre qui ondulait en permanence sous son regard immortel.

L’énergie qui contenait désormais sa personnalité était capable d’influencer les éléments. Il pouvait par exemple dévier le chemin des insectes et autres petits êtres vivants qui s’approchaient trop de l’entrée du tombeau… Ou jouer à dessiner sur les dunes le récit de son histoire.

Pendant quelques brèves périodes, il prenait conscience de son propre esprit et se matérialisait en un fantôme sans consistance, prisonnier à l’intérieur de sa sépulture. Il reprenait alors les discussions paisibles qu’il avait eues jadis avec sa femme, sans qu’aucun son ne sorte jamais de sa bouche spectrale. Il avait régulièrement la sensation de brosser à nouveau les cheveux de sa tendre Miradali à l’aide du petit peigne en argent qu’il lui avait offert et qui était maintenant totalement noirci. Si un visiteur avait pu assister à ces scènes, il aurait aperçu un peigne lévitant de haut en bas à un rythme lent et régulier.

Ramastiya voyait grâce à son esprit son corps qui changeait. Il avait été embaumé par les meilleurs Mortificateurs, il n’eut donc pas à subir les outrages de la putréfaction. Sa peau se parcheminait pendant que sa silhouette rapetissait légèrement. Ses orbites définitivement vides se creusaient et ses os apparaissaient à travers les tissus d’embaumement.

Pendant tout ce temps, son âme revivait perpétuellement le souvenir le plus marquant de sa vie.

Ce matin-là, il était parti se promener au bord du fleuve avoisinant son palais, profitant avec délectation de l’air frais du début de journée. Il était accompagné d’un chat magnifique à la robe uniformément noire. L’enfant de l’un de ses serviteurs l’avait amené au palais alors qu’il n’était qu’un chaton minuscule, sale et tremblant. Il l’avait aperçu, s’en était approché et avait immédiatement apprécié son caractère affectueux. Il en avait alors fait son animal favori et l’avait nommé Royaume.

L’élégant félin ne quittait plus l’ombre du monarque depuis ce jour.

Un énorme crocodile aux écailles bleues zébrées de jaune avait soudainement surgi sur le chemin, avait fixé l’humain de ses yeux reptiliens et lui avait dit : « Le monde est fait de mystères » d’une voix grave et puissante.

Royaume s’était immédiatement placé devant son maître, prêt à le défendre.  Ramastiya s’était senti rassuré même s’il savait que face à cette bête féroce, jamais un chat ne pourrait l’emporter. Pourtant, il eut un espoir. Le crocodile avait parlé et il était très différent des prédateurs qui apparaissaient ordinairement dans ces contrées. Peut-être pouvait-il le raisonner.

La peur lui nouant le ventre, il interpella l’étrange animal au moment ou celui-ci s’avançait en ouvrant une gueule pleine de dents acérées :

— Il est vrai que le monde est fait de mystères et tu sembles être le plus grand de ces mystères. Tu n’es pas un crocodile ordinaire et je ne suis pas un homme ordinaire moi non plus. Je te supplie d’épargner ma vie ainsi que celle de mon fidèle compagnon !

Le crocodile à la peau inhabituelle s’arrêta dans son élan et referma la mâchoire. La panique faisait s’affoler le cœur de Ramustiya dans sa poitrine, il suffoquait. Il sentait le vent sur sa nuque, qui séchait sa sueur et collait ses cheveux à sa peau. Il voyait nettement chaque détail de la nature environnante et surtout les moindres tâches, cicatrices et muscles qui constituaient le corps du saurien. Royaume poussa un grondement sourd en montrant ses crocs, son poil tout hérissé, ses oreilles couchées en arrière. En cet instant, il était l’incarnation d’une dangereuse panthère.

La bête semblait en pleine réflexion. Ramastiya insista, tenta de pousser son avantage :

— Si tu te montres magnanime envers moi, je pourrais clamer ta grandeur et te faire entrer dans la légende.

— Je n’ai que faire de ta légende, répondit calmement le crocodile.

— Mais les hommes te vénèreront, ils te feront des offrandes et tu n’auras plus à souffrir de la faim… Geint le monarque.

Il tentait désespérément de gagner du temps. Il savait qu’il était certainement condamné mais voulait tenter de retarder l’attaque du crocodile. Peut-être que des gardes faisaient une ronde à proximité et seraient attirés vers eux en entendant un bruit, ou que quelqu’un s’inquiéterait de ne plus le voir au palais et partirait à sa recherche…

A présent, le crocodile ricanait.

—Je suis Gruta, le Maître des Marécages. Je suis d’essence divine. Je ne souffre jamais de la faim. Je choisis mes proies et je les dévore, car telles sont les lois de la nature.

— Et moi je suis le roi de ce pays par la volonté d’Amonathon !

—  Je parie que n’as rien fait pour mériter ton couronnement, misérable humain prétentieux, gronda Gruta. Comment peux-tu oser croire avoir été élu par sa simple bénédiction ?

Ramastiya hésita. Il se sentait à cours d’arguments mais il essaya tout de même la menace :

— Mes gardes sauront ce qui s’est passé, ils te traqueront et te tueront pour me venger !

— Je ne crains pas les hommes, qu’ils soient rois ou bien soldats… Répondit le Maître des Marécages.

La bête jeta un regard dédaigneux sur Royaume, qui était toujours en position agressive et feulait.

— Et je n’ai pas peur des chats non plus!

Gruta se jeta brusquement sur le pauvre chat et l’avala tout rond.

Retenant avec peine ses larmes, Ramustiya s’agenouilla devant le terrible prédateur, ferma les yeux et pria silencieusement Amonathon, le Dieu de la vie.

« Ô, Commandeur suprême de toutes les créatures du monde, puisse-tu épargner le roi de ce pays. Je ne ferai que le bien autour de moi, je gouvernerai avec sagesse, je donnerai tout ce que j’ai pour que chacun soit heureux et vive agréablement mais je t’en prie, ne me laisses pas périr ici, je t’en supplie, je t’en supplie, je t’en supplie…»

Desserrant les paupières, il distingua la silhouette de Gruta qui avançait  lentement dans sa direction. Il voulu parler une dernière fois avant de mourir :

— Je ne savais pas qu’un être aussi majestueux pouvait se montrer si injuste et cruel. Tu es un Dieu mais tu te comportes comme le plus commun des animaux sauvages. Je vois que je ne peux rien contre toi. Alors fais vite, emportes-moi dans les abîmes de la mort. Si telle est la volonté d’Amonathon, je rejoindrais les étoiles qui brillent dans les cieux.

Soudain, il sentit un objet entre ses mains. Sans comprendre, il ouvrit les yeux et découvrit qu’il tenait un poignard argenté qu’il n’avait jamais vu auparavant. Le Maître des Marécages attaqua.

Ramastiya n’eut plus d’autre choix que de se battre. Les Prieurs lui avaient enseignés quelques rudiments de combat mais il avait été élevé pour être un érudit et non un guerrier. Terrifié, il subit l’assaut du saurien de plein fouet.

Le crocodile et l’homme roulèrent à terre, soulevant un nuage de poussière au bord du fleuve. L’infortuné roi pensait à chaque seconde qu’il allait périr mais il parvenait tant bien que mal à empêcher les crocs puissants de le saisir. Attrapant la mâchoire entre ses deux bras serrés, il utilisa toute son énergie pour maintenir sa prise. Le crocodile se débattait furieusement en soufflant de colère. Il battait de la queue et secouait son corps volumineux, essayant de se libérer de l’étreinte de son attaquant : « Impossible d’utiliser le poignard, il faudrait que je lâche sa tête ! » pensait le roi, affolé. Il fallait pourtant qu’il tente de tuer son adversaire, car il sentait qu’il ne pourrait pas tenir très longtemps. Il parvint à se dégager en poussant Gruta de toutes ses forces.  Il s’éloigna de son assaillant, prit appui sur le sol pour se relever et  ce faisant présenta brièvement son dos sans défense au crocodile, qui ouvrit une gueule sanglante en claquant de ses terribles mâchoires.

Evitant de peu la morsure mortelle, il parvint à planter son poignard dans l’œil du saurien, qui se tordit de douleur, poussa un cri terrible et pleura un sang bleu. Rendu fou par la souffrance, il tenta d’attaquer à nouveau. Puis il s’immobilisa et poussa un nouveau hurlement. Il se mit à rouler par terre et à se tordre en tout sens. Hébété, Ramastiya réagit enfin et planta à nouveau son poignard, cette fois-ci dans le cou de Gruta.

En quelques instants, le Maître des Marécages  ne bougea plus. Alors Ramastiya se laissa tomber à côté de lui, tremblant de tout son corps, à peine conscient qu’il avait bien échappé à la mort. Il regarda la dépouille du crocodile et constata avec stupéfaction que son ventre se soulevait d’une étrange manière. Instinctivement, il ouvrit les chairs du Crocodile et y retrouva son chat miraculeusement vivant.

Il promit à haute voix qu’il honorerait la parole donnée à son Dieu et dirigerait son pays avec bonté. Puis il rentra au palais d’une démarche vacillante en tenant son chat dans ses bras, pleurant de joie.

Les premières années, il tint effectivement sa promesse.

Il épousa la belle Miradali, eut de nombreux descendants et oublia petit à petit son aventure au bord du fleuve. Il fit fondre le poignard en argent qu’il transforma en un peigne pour son épouse, préférant demeurer auprès d’elle plutôt que gouverner. Le chat qu’il avait appelé Royaume mourut de maladie tandis que le pays entier dépérissait, laissé aux mains de conseillers incompétents et corrompus. L’un d’eux l’empoisonna avant qu’il put connaître le premier de ses petits enfants.

Dans l’Entre-Monde, il fut jugé par Amonathon. Son esprit fut condamné à rester enfermé dans l’objet qu’il lui avait offert pour vaincre Gruta et qu’il avait transformé en vulgaire peigne, au lieu de s’en servir comme symbole de pouvoir pour diriger son royaume.

Ramastiya, puni pour sa passivité, ne rejoindrait pas les étoiles, à moins que le monde cesse un jour d’exister.

Errant  à l’état de fantôme dans sa tombe obscure, le roi défunt ressenti un changement dans le sable. Les dunes avaient cessé de bouger. Le temps s’était-il arrêté ? Ou bien avait-il simplement reprit son cours habituel, son rythme humain ? Quelque chose ou quelqu’un approchait.

« Enfin ! » L’esprit de Ramastiya s’illumina de joie. S’il avait encore eu un cœur, il l’aurait senti bondir dans sa poitrine.

Un homme, seul, dans une sorte de grand char à roues qui faisait le bruit d’une nuée de frelons, approchait du tombeau. Il était habillé de bleu et jaune, avait une tête étrangement volumineuse et deux ronds luisants devant les yeux. Ramastiya savait ce qu’il devait faire. Il projeta son esprit avec toute la force dont il était capable et appuya. L’engin s’arrêta. L’homme à la grosse tête se mit à parler très fort dans un petit fil terminé par une boule noire.

— Je suis en rade ! Merde ! Où sont les dépanneurs ? … Je ne sais pas ce qui s’est passé! Je vais quitter le classement là ! … Oui, heu, attendez… Voilà ma position : latitude 21 point 02 29 82 54 64 27 425, longitude moins 8 point 94 28 71 09 375… Allo ? Allo ? Merde, merde, merde !

Le roi avait précipité son esprit vers l’onde qu’il percevait et l’avait coupée quand l’homme avait commencé à donner des indications sur sa position. L’homme-insecte n’avait pas l’air content… Mais Ramastiya attendait depuis si longtemps que les états d’âmes de cet être vivant lui paraissaient dérisoires. Il dirigea son énergie vers les limites de son territoire afin que personne d’autre ne puisse plus y pénétrer.

Près d’une tombe royale dont il ignorait encore l’existence, l’homme attendait depuis des heures. A cause de la chaleur, il avait retiré quelques vêtements et Ramastiya avait découvert qu’il portait en réalité une protection sur la tête, et que celle-ci avait en définitive une taille normale. Il espéra qu’il viendrait plus près de la porte du tombeau et patienta encore un peu.

Cyril Guisseaux, concurrent du Paris-Dakar 2015, était tombé en panne en plein désert de Mauritanie. Sa radio était muette mais il croisait les doigts pour qu’on vienne le secourir sans tarder. Après avoir tenté sans résultat de faire redémarrer son véhicule, il n’eut plus rien d’autre à faire que s’asseoir dans le sable à l’ombre d’une grande dune. Une très, très grande dune.

Intrigué, Cyril observa cette montagne de sable, elle n’avait vraiment pas une forme normale, comme si elle était un peu… Carrée. Au moment où il se faisait cette réflexion, une rafale de vent fit tourbillonner les grains dorés. Il se protégea de la bourrasque en se cachant le visage dans son t-shirt. Quand il put à nouveau regarder, il vit une porte. Il ne le savait pas encore, mais il venait de découvrir le tombeau de Ramastiya et Miradali. Une voix grésillante s’éleva de son quad, signifiant que la communication était rétablie.

A l’intérieur de la tombe royale, on découvrit de nombreux objets, peintures et sculptures. On y trouva également un peigne en argent, qui fut exposé dans un grand musée. Depuis, l’esprit de l’ancien monarque ne s’ennuie plus. Il observe les hommes et leur civilisation. Les humains oublient toujours de tenir leurs promesses, les Dieux comme Amonathon se sont lassés d’eux depuis longtemps. L’attente ne sera plus très longue avant la fin.

Ramastiya a enfin rejoint les étoiles. Son esprit peut maintenant s’endormir. La dernière image qu’il emporte est celle de cette belle planète bleue… Etrangement zébrée de jaune.

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