Challenge d’écriture n°35 – Texte n°8
Son of khaine
Catacombes
La chaleur est étouffante par rapport à l’hiver qui règne dehors. Mais il fait pourtant si frais. Chaud, froid… quel intérêt. Cela n’a plus cours ici, comme tant d’autres choses qui régissent la vie dans le monde du dessus. Comme le monde du dessus, aussi. Comme la vie, même.
Les Enfers… Mais ils sont si dissemblables à ce qu’on en dit qu’on aurait du mal à les reconnaitre. Pas de flammes. Surtout pas de flammes.
Enfin, quelques-unes. Quelques combustions désespérées et sans clarté, luttant contre le manque d’oxygène. Car il n’est pas d’air en ces lieux. Simplement un mélange stagnant de gaz inertes et de vapeur. Beaucoup de vapeur. Pour cette raison et pour tant d’autres inconnues, les exhalaisons des damnés, avec la sueur qui imprègne leur corps et leurs infâmes guenilles – déchirées, sales, tachées, malodorantes et détrempées –, forment en permanence de pâles nuages de condensation, qui flottent vaguement dans l’atmosphère statique avant de se fondre dans son obscurité, à peine plus vite que ne se forment les stalactites, et à peine plus lentement qu’une goutte d’eau souillée ne tombe de celles-ci sur le crâne d’un malheureux.
D’autres lueurs percent les ténèbres éternelles de ces lieux. Elles jaillissent du front des errants, révélant leur chemin en les rendant pareils à des chimères d’ange et de cadavre qui en poursuivraient d’autres, plus fantasmagoriques encore. Nul doute que c’est bien leur âme qui brûle là, si tant est qu’ils en aient encore une !
Les Enfers. Sans contestation possible, bien qu’ils soient le royaume du la Contestation. Des rebelles, des déchus, des parias, des exilés. Qui pourrait prétendre être arrivé aussi bas sans avoir chuté ? Qui ? Pas eux. Sûrement pas eux ! Et s’ils le prétendaient, ce ne seraient que mensonges, à supposer que la vérité ait jamais arpenté ces couloirs sans noms – autres que ceux jaillis une ou deux fois de cerveaux déments par le biais de gorges tordues – dont la sortie tant attendue débouche sur des eaux immobiles et sans repos, demeurant limpides uniquement car les effroyables quantités de crasse qui y croupissent se sont déposées au fond depuis la dernière éternité qu’elles ont été foulées. Voilà la raison pour laquelle ils s’imaginent remonter avec des substances étranges, tantôt aspirées, tantôt avalées, pour partir en de longs périples chamaniques au cours desquels ils seront démembrés par les rats porteurs de la peste noire, et chevaucheront des cauchemars ailés sans tête.
Mais d’autres choses semblent simplement avoir toujours été si profondes. Semblent même toujours avoir été. Les rayons du soleil leur sont inconnus ; et seuls ceux de la lune, parfois, effleurent furtivement leurs rétines inexistantes au travers de cils qui n’ont jamais poussé, par le biais de reflets que tout physique rend impossible. Ces choses, ce sont les pierres friables qui forment des semblants de murs, troués et scarifiés par des lames ardentes ! Ces choses, ce sont les plafonds pourris auxquels l’espérance se cogne comme une chauve-souris ! Ces choses, ce sont des fleurs fanées fuyant leur faiblesse et leur fausseté, dépourvues à jamais de toute leur malfaisance, elle qui est partie supplier à genoux l’aura immonde de ces lieux auréolés de vérole et de furoncles pétrifiés ! Ces choses, ce sont des papiers putréfiés – ramollis par les torrents de montagne qui à chaque instant coulent subrepticement dans l’air vers des océans huileux -, et dont l’encre, corrompue, forme sur la roche des mares boueuses ! Ces choses… Ces choses, ce sont l’esprit des créatures incréées qui créent dans la craie des crapauds criants pour remplir le vide horrifiant de ces lieux débordants !
Ces choses ! Ces choses ! Ne les voyez-vous pas ? C’est ce que sont venus chercher ici les corps vides – si ce n’est de matière organique en décomposition et d’amas de cellules dont des centaines de milliers se détruisent chaque heure en une cadavérique apothéose qui libère des volées de biomolécules azotées porteuses de secrets à moitié violés - qui rampent, pataugent, marchent, courent à moitié courbés comme des ombres malformées de goules aux crocs jaunis par la chair crue décomposée.
Un esprit ! Peut-on seulement espérer un esprit à ces monstres ? S’ils avaient un esprit, ils respireraient, or ils ne font qu’émettre des vapeurs méphitiques et des brumes qui emplissent ces souterrains maudits, que régurgiter rauquement les linceuls qu’ils ont avalés pour tenter, fous qu’ils sont, de combler leur faim abominable et dévorante, ce gargouillement d’impie qui sans cesse résonne en cette cathédrale de toutes les profanations, bâtie de grillages rouillés et de glaise à la lueur verdâtre.
Une conscience ! Peut-on seulement concevoir une conscience à ces pantins ? S’ils avaient une conscience, ils se conseilleraient les uns les autres de sortir d’ici pour espérer que la lumière aille enfin baigner leur esprit, or ils ne font que former de vagues assemblées hétéroclites pour émettre de chthoniens borborygmes exprimant tant bien que mal leur satisfaction – en considérant qu’un sentiment puisse les traverser – qui résonne dans ces cryptes renfermant des savoirs oubliés qu’il vaut mieux ne jamais apprendre, comme des cercueils renferment de savants oubliés qui ont appris à ne jamais juger. C’est pourquoi ces Enfers-là n’ont pas de juges à leur entrée, car seuls y vont ceux qui n’ont jamais jugé mais l’ont toujours été.
Un corps ! Peut-on seulement considérer que… Nous pouvons ! Oui, nous pouvons ! Nous pouvons, parce que nos yeux ne veulent pas s’approcher plus près de ces visages de marbre, ou plutôt d’antimarbre, leurs figures étant plus impures que tout ce qu’on peut imaginer. Nous pouvons, parce que notre nez ne veut pas s’éloigner moins loin de cette peau malodorante qui chante la puanteur par chaque pore encore libre de saleté, leur faible nombre compensé par l’attirail infâme qui recouvre l’épiderme hâve et livide en étant au moins aussi puant que lui. Nous pouvons ! Nous pouvons parce que nous ne voulons pas.
Quand on ne veut pas, on peut.
Telle est la sage leçon que les prophètes tout de noir vêtus dispensent après avoir parcouru ces lieux dans une folle et nocturne cavalcade, suivis de molosses aveugles et sourds, hurlant la mort dans un cor de cuivre violacé.
Mais voilà que les hordes de ces cadavres ambulants et solitaires se retrouvent au gré des tunnels, convergeant quelque part. De leurs pas mécaniques, on ne perçoit que le claquement contre les pavés, le bruissement de l’eau croupie, le couinement gras de la boue ; et enfin des traces, figées jusqu’au précédent passage.
Ils passent un fleuve, prêtant sur lui des serments rébarbatifs en agitant une main sans honneur ; puis un second, plus petit, sans faire attention à la barque vide qui, du fond du lit vaseux, coulée par le poids de l’argent, continue à réclamer une pièce. Et enfin, face à une fausse source inversée, d’où les gouttes calcaires tombent du haut d’un pilier maléfique fait d’ivoire et semblable à la dent d’un dieu sépulcral, ils passent leur chemin, sans un regard, n’oubliant rien de ce qu’ils ont aperçu dans les ténèbres funestes.
Des Enfers, ils sortent, par des soupiraux invisibles aux vivants, pour arpenter leur monde.
Qui sont-ils ? Que sont-ils ?
Des questions.