Challenge n°20 – Texte n°6

Son of Khaine

« Ne te couche pas trop tard, Geoffroy », lui dit sa mère alors qu’il montait l’escalier. L’adolescent ne lui répondit pas, sachant parfaitement qu’il risquait de veiller jusque tard dans la nuit, jusqu’à ce qu’il estime qu’il aurait assez écrit pour aujourd’hui. L’écriture : c’était une des seules occupations qui maintenait le jeune banlieusard en vie. Sans cela, jamais il ne supporterait les trente-huit heures par semaine passées – et perdues – au collège. Il entra dans sa chambre – qu’il n’avait pas rangée depuis des mois – en piétinant un cahier ouvert. Il était couvert d’exercices bâclés accompagnés de passages de récits, griffonnés dans les marges quand il était concentré, de croquis abstraits jetés pêle-mêle au milieu de quelques vers, imaginés quand il était rêveur.

Il arriva enfin face à son bureau et s’assit après avoir enlevé un vieux pyjama du dossier de sa chaise. Il pouvait voir, dans l’écran éteint, les contours de sa tête, encadrée de cheveux frisotants, noirs dans le visage de l’ordinateur endormi mais blonds en réalité. Il n’alluma pas son PC, contemplant son propre reflet obscur. Sa chevelure paille était devenue une crinière de ténèbres, les verres de ses lunettes conduisaient la lumière du dehors vers l’ombre d’où elle ne ressortait pas, laissant invisibles ses traits fins, trop fins. Il aurait voulu être la silhouette qui se détachait face à lui, tranchant avec le ciel nuageux mais clair.

Le collégien reprit ses esprits et alluma la machine, qui se mit à ronronner. Pendant que le système d’exploitation se mettait en marche, il ferma les yeux et prit quelques instants de repos. Hier soir aussi, il s’était couché tard, sans oublier qu’il ne s’était endormi que trois heures après. Si veiller était était utile, comme en témoignait le poème qui trônait sur sa table de nuit, cela avait un prix, celui de la fatigue. Il comprit enfin pourquoi « insomnie » était féminin : comme une superbe demoiselle, elle était irrésistiblement envoûtante. Comme une belle demoiselle, il était impossible de s’échapper de ses bras une fois tombé dedans. Comme une belle demoiselle, elle inspirait une multitude de vers, mais comme une belle demoiselle, elle rongeait peu à peu les nerfs, la chair, l’esprit, l’être humain dans sa totalité, âme, corps et coeur. Comme d’une belle demoiselle, il ne voulait qu’en être débarrassé. Si seulement il n’était pas totalement athée, il aurait bien prié Hypnos… dieu du sommeil, frère de Thanatos… oui, Thanatos, qu’il aurait aimé le regarder, qu’il aurait aimé le voir arriver pour qu’il mette à la fin de ses tourments, afin de voyager vers les Enfers aux côtés d’Hermès le psychopompe…

L’ordinateur laissa échapper sa mélodie de mise en route. Il était temps de passer aux choses sérieuses. Geoffroy lança son logiciel de traitement de texte et se mit à effleurer son clavier, se demandant ce qui allait germer dans son esprit ce soir, après ses neuf heures de cours. Parmi ceux-ci, seul celui de français aurait pu être utile, si seulement sa classe n’était pas emplie de bavardeurs compulsifs se plaisant à partager leurs vies édulcorées en long, en large et en travers. Cela avait inévitablement mené le professeur à demander le silence chaque minute qui passait et à en perdre cinq entières pour les sermonner à propos du respect des professeurs. Les élèves persistaient bien entendu à se faire passer leurs messages insipides en les écrivant sur des bouts de papier pliés, commettant évidement quantité de fautes au passage.

Vingt heures trente. La page numérique était toujours constituée uniquement de pixels blancs. Il n’avait rien à écrire, c’était la triste vérité. Peut-être trouverait-il l’inspiration en parcourant ses essais passés. Une bonne vingtaine de pages de récits divers et avariés datant de ses débuts, il y avait presque deux ans de cela. Si la forme était proche du « très mauvais », certains concepts seraient peut-être réutilisables, des idées de son enfance qu’il avait perdues en passant au stade d’adolescent.

Vingt-et-une heures quinze. Rien n’avait changé, à part que le soleil agonisait, dehors. Il ne se sentait pas de ré-écrire ses anciens textes bourrés de défauts, et son âge plus avancé ne leur apportait aucun écho nouveau, il ne s’agissait que des aventures de démons ou de vampires, qu’il avait crus tout d’abord bien distincts de l’archétype du chevalier honorable mais ils n’étaient en réalité que ses pendants maléfiques. Il pensa alors à son passé, son insouciance complète, ses plaisirs futiles, ses espoirs utopiques et son amour naïf…

Vingt-et-une heures trente. Deux heures qu’il était monté dans sa chambre. Il ouvrit sa fenêtre et regarda le ciel nocturne. La voûte céleste était attaquée par les vils lampadaires, toutes ses lueurs avaient fui, sauf Saturne. Ironique de savoir qu’il se lamentait des ravages de sa forme grecque primaire, Chronos, tout en contemplant sa forme astrale au nom latin. Pourtant, la planète pourrait bien lui éviter de laisser le Temps filer entre ses doigts, mais pour cela, il fallait qu’il s’en rapproche, qu’il se jette à bras ouverts dans la nature obscure.

Il se félicita mentalement d’être toujours habillé, s’empara d’un crayon et du sujet de son brevet blanc de mathématiques, traversa le couloir en passant devant la salle de bains occupée, redescendit l’escalier en prenant soin de ne pas le faire craquer, enfila ses baskets et sortit. Il fit le tour de sa maison, se dirigeant vers l’arrière-jardin, loin des voitures qui fonçaient à toute allure sans goûter à la fraîcheur des ténèbres, loin de la rue illuminée et aveuglante. Enfin, il était face à Saturne, qui scintillait au-dessus du cerisier. Il releva encore la tête, apercevant quelques autres étoiles, revenues au combat. L’adolescent avait mal à la nuque à force de regarder en l’air et avait besoin d’un support pour écrire car l’inspiration le titillait. L’herbe grasse s’offrait à lui, il s’y étala de tout son long.

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