Challenge d’écriture n°41 – Estée R.


Estée R.
14.2/20 ?????
1ère

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Sortie pédagogique

Mais où est donc encore passé ce gosse ? Je le jure, je n’ai rien contre les enfants, d’ailleurs je ne ferais pas ce métier si je les détestais, à moins de me haïr moi-même. Et je ne me hais point.

Mais alors celui-là ! Si je n’avais qu’un mot pour le décrire, ce serait : exécrable. Et je n’ai pas qu’un mot, loin s’en faut ! Mais là n’est pas le problème.

Enfin, quoi !? Le pire gamin que j’ai eu dans toute ma carrière ! Elle n’est pas terminée certes, mais je ne survivrai peut-être pas à cette année scolaire… Donc, pour faire pire, il faudrait qu’il s’appelle Damien ! Vous me direz que je n’ai jamais vu le film en entier et je vous répondrais que cela ne m’empêche pas de connaitre l’histoire culte de ce gamin fils du Diable. Même si je n’étais pas née quand c’est sorti au cinéma. Bref, mon gamin à moi, il ne s’appelle pas Damien, mais Jason… Encore un film d’horreur, et celui-là je l’ai vu, enfin, pas l’original de 1981, le remake. Et il ne vaut pas « La malédiction » ! Mais je m’égare.

Mon Jason, oui mon, car tous mes élèves sont à moi, quelque part ! Donc mon Jason, il n’a pas l’étoffe d’un Damien et il ne finira peut-être pas comme dans Vendredi 13, mais il me fait une vie d’enfer ! Et bien sûr, aujourd’hui, il ne déroge pas à la règle.

Sortie au Musée d’Histoire Naturelle, classe de CP – CE1, thème abordé : l’évolution.

C’est un endroit très différent des muséums d’histoire naturelle que j’ai déjà eu l’occasion de visiter. En général, ils sont situés dans de vieux bâtiments chargés d’Histoire, pleins de charme, à plusieurs étages, poussiéreux, au plancher grinçant et aux odeurs diverses de formol, de cire, de papier jauni et d’herbes aromatiques. Un style à mi-chemin entre le bureau d’Indiana Jones et celui de Jules Verne.

En un mot, un de ces lieux où l’on se sent hors du temps, transporté grâce à la cabine téléphonique du Docteur Who, jeté parmi le bric à brac d’une vieille salle de classe ou dans la réserve de la « Petite boutique des horreurs ». Mais cela fait bien plus d’un mot si je ne m’abuse…

Donc de l’extérieur, ce musée, que je qualifierais de « rétro-moderne », sent le neuf, dans un style épuré et high-tech. Tout en paradoxe quoi ! Pour ma part, je le trouve assez stylé. Situé dans une ancienne piscine municipale vouée à la destruction, il a même « la classe ». La façade, ressemble à ces vieilles usines textiles remises au goût du jour et « Musée » est peint en lettres de métal sur la brique rouge, pour un effet des plus original. Quelle belle gageure ! Redorer le blason des vieux musées miteux, et éviter la fermeture définitive puis la destruction pure et simple du lieu de détente le plus prisé des ouvriers du siècle dernier, c’est une idée de génie.

Et à l’intérieur c’est pareil : le mélange des genres.

Ils ont gardé et aménagé le bassin, les balcons et les douches, car le carrelage d’époque est classé monument historique. En arrière fond, le vitrail elliptique renvoie la lumière et irradie l’eau turquoise comme des rayons de soleil sur la lagune. Bien sûr, Jason a craché dans la piscine.

De chaque côté du bassin, s’alignent des squelettes. Des statues grecques auraient certainement été mieux venues : l’ambiance glamour de la lumière sur l’eau est gâchée par tous ces écorchés. Mais c’est un musée d’histoire naturelle, pas un musée des Arts. Très vite, Jason a mimé une scène obscène entre les jambes d’une guenon. Je sais, il a seulement sept ans, mais que voulez-vous ? Le surveillant, car nous sommes accompagnés par une animatrice et suivis par une armoire à glace au sourire plus figé que le Joker, et beaucoup moins sympathique. Le surveillant, donc, me l’a ramené par la peau du cou, me demandant au passage quel genre d’établissement spécialisé nous sommes : enfants à troubles psychiques ou mentaux ? Il est peu amène le bougre, car nous l’avons dérangé dans sa lecture. Visiblement, il a l’habitude de rester vissé sur sa chaise pendant les heures de visites. Suivre une bande de Schtroumpfs surexcités n’est pas son passe-temps favori. Quand le gamin lui a décoché un coup de pied dans le tibia, le lecteur a dû recourir à tout son sang froid pour ne pas lui mettre une trempe.

Il faut passer par les douches pour accéder aux escaliers puis à l’étage. Les balcons sont sculptés dans le marbre et l’on peut faire le tour de la piscine en traversant tout un tas de petites salles d’expositions à thèmes : les oiseaux d’Europe, les mammifères d’Afrique, la faune polaire, les aberrations de la nature, les reptiles, les insectes…

Sous la douche, Jason, que je tiens par la main réussit à baisser son pantalon pour montrer ses fesses à Carrie. Allons bon. Elle pleure maintenant. Elle est si sensible. Et Jason la prend toujours pour cible ! Tant qu’elle ne fait pas de crise… Elle s’appelle Carrie à cause de « La petite maison dans la prairie », moi j’ai fait un autre rapprochement.

J’ai déjà réussi à empêcher Jason de planter un crayon de bois dans l’œil d’un lion embaumé et confisqué une paire de ciseaux qui n’avait rien à faire entre ses mains. Edward se souvient encore de la dernière expérience de Jason avec un tel instrument.

Je finis par le lâcher car je n’en peux plus de le retenir et de me faire marcher sur les pieds. Je soupire. Il ne fait pas de bruit au moins. C’est un musée nom d’une pipe ! A l’étage, je n’ai qu’une crainte : qu’il ne passe par-dessus bord. Je décide donc de le reprendre en main et c’est là que je constate sa disparition.

— La salle de l’évolution les enfants, susurre notre animatrice.

Bon, là, j’ai vraiment une suée. Perdre un enfant dans un musée, cela ne m’est jamais arrivé. Perdre un enfant tout court non plus d’ailleurs. Je suis une professionnelle, mince ! La mère prudence comme m’appelle derrière mon dos mon inconsciente de belle sœur ! D’accord, perdre un enfant dans un musée, pour revenir à ma préoccupation principale, cela n’est pas très grave. Un môme, dans un lieu clos avec autant de surveillants suspicieux, où voulez-vous qu’il aille ? Sauf que dans le cas de Jason, même le perdre dans la classe, de vue je veux dire, c’est la porte ouverte à l’Armageddon !
Il faudra que je pense à écrire un manuel de survie à l’usage des enseignants qui auront l’insigne honneur d’avoir Jason dans leur classe après moi. Il y aura un chapitre entier dédié à la relaxation en situation de crise.

D’abord, respirer ! Lentement, profondément. Faire le vide. Laisser son cœur reprendre un rythme normal.

Ouais, c’est pas gagné…

Ensuite, analyser la situation. Les vingt-cinq autres Grimlins sont là, plus ou moins sagement assis auprès de celle qui leur dissèque l’évolution des espèces. Elle n’en est pas encore aux grands singes, loin de là. Ils décrocheront d’ici dix minutes, quinze maxi, même si elle utilise un langage adapté aux six – huit ans. Bon, eux ne risquent rien si je m’éloigne. Je n’ai pas beaucoup de temps cependant. Mieux vaut mettre le vigile dans le coup. Mais là, le hic ! Où est passé le gardien ? A-t-il abandonné notre surveillance trouble pour se replonger dans son roman ?

Réfléchissons… Surement le bonhomme est avec le sale gosse.

Comment ? J’ai utilisé le terme de sale gosse ? Aïe… Maîtresse indigne ! Bah ! Ça doit être les hormones de grossesse, ça me chamboule pas mal.

Allons bon, ce n’est pas comme cela qui vous m’imaginiez ? Avais-je les cheveux filasse et d’affreuses lunettes à triples foyers dans votre fantaisie ? Avais-je les seins sur les genoux comme la maitresse de Titeuf ? Et bien non. Je suis dynamique, plutôt jolie à ce qu’il parait. Enceinte, certes, mais pas très grosse encore. Et pleine du bel enthousiasme de la jeunesse, même si je traite mes élèves de sales gosses.

Ma grossesse n’excuse rien ?

Même si le cher ange en question m’a frappée, pas plus tard qu’hier, en visant bien franchement la petite bosse de mon ventre ?

Qu’est-ce que je fais ici aujourd’hui dans ce cas et pourquoi Jason n’a-t-il pas été exclu de la sortie ?

Je vous le demande, avocats du Diable!

Mais je suis comme ça. Me faire porter pâle aurait pénalisé l’ensemble de la classe et je m’y refuse. J’aime mes élèves, ne vous déplaise. Punir Jason et l’empêcher de venir avec nous ? C’était l’imposer à des collègues ayant déjà donné, et puis, que voulez-vous, j’aime aussi les défis. Je crois toujours qu’en chaque enfant il y a une petite étincelle, qu’il me suffit d’allumer pour le voir s’épanouir. Aujourd’hui, j’avais préparé des allumettes.

D’accord, je plaisante pour masquer mon angoisse. J’utilise l’humour et le sarcasme comme système de défense. Car cela fait déjà dix minutes que je suis en route.

J’observe, je scrute, mais je ne vois rien. Que des animaux empaillés qui me regardent passer de leurs yeux de verre.

Trop glauque.

La salle des félins. Une scène de mise à mort d’un cerf. Je frissonne. Il n’y a pas de raison. Jason est entrain de faire une bêtise, très certainement. Mais j’ai l’habitude. Une fois que je l’aurai repéré, je le neutraliserai et tout rentrera dans l’ordre. Je serai juste bonne pour une hausse de tension.

Je tends l’oreille, mais je ne capte rien d’autre que le doux bavardage de mes élèves au loin.

J’attends.

N’importe quoi.

Le déclenchement d’une alarme, le cri de Jason, le rugissement du gardien qui aime la lecture.

Rien.

Ma gorge est nouée. Mon bébé, au chaud dans mes entrailles a perçu mon trouble. Il s’agite. Je sens la lassitude m’envahir. Je continue pourtant. Il le faut. J’abandonne la scène de chasse. Je passe à la salle des monstres. Vous savez : veau bicéphale, mouton à cinq pattes, poulet à deux têtes, fœtus de siamois collés par la nuque. Aussitôt mon cœur se met à tambouriner dans ma poitrine : s’il y a bien un endroit où Jason aurait sa place, c’est là ! Je m’autorise un sourire m’imaginant déambuler dans un petit musée de l’humain, plus précisément dans ma salle personnelle, celle des écoliers. Il y aurait le timide, la forte tête, le rêveur, le surdoué, l’artiste, le dyslexique… mais pas de chouchou, je n’en ai jamais eu. Et puis il y aurait Jason. Le petit monstre, violent, voleur et injurieux qui marche comme un caïd de cité, se balade avec un portable dans le slip et ne comprend pas comment le Père Noël apportera des cadeaux aux Roms en face de l’école car leurs caravanes n’ont pas de cheminée. Une vrai curiosité ce gosse là !

Un cliquetis derrière une porte dérobée.

Je suis déjà passée devant cette salle avec mes petits vampires. Elle n’est pas libre d’accès. C’est la réserve, où s’entreposent certaines pièces parmi les plus abîmées, ou les plus abominables. La porte était pourvue d’un cadenas, j’aurais juré qu’il était fermé lors de mon premier passage. Il git à présent sur le sol.

Alors je pousse le battant.

La pièce est exigüe et faiblement éclairée. En fait de réserve, cela a plutôt l’allure d’un atelier. Sur les étagères: des bocaux renfermant divers organes, une collection de dents, des scalps, des tubes à essais emplis de liquide noirâtre (du sang ?) et ce que je crois être des échantillons de peau. Et puis une flopée d’outils dont la forme ne laisse pas beaucoup de doute quant à leur utilisation. Ouais, je comprends pourquoi tout n’est pas à la vue du public. Franchement ça donne la nausée. Déjà les fœtus dans le formaldéhyde…

Mon regard est rivé sur un serpent à deux têtes, gueules ouvertes et crocs acérés, prêt à attaquer. Il me fixe de ses yeux jaunes, et subjuguée, je n’identifie pas tout de suite la présence de Jason, adossé contre le mur, sur le côté droit.

— Ce sera bientôt terminé.

Je sursaute, soudain glacée. Un homme est penché sur un établi, affairé à je ne sais quoi. C’est le gardien lecteur. Il a parlé sans me regarder, comme s’il avait deviné ma présence. Finalement, il se tourne vers moi. Il arbore toujours son horrible rictus. Je suis sur le seuil de la pièce. Le gamin, sur le côté, ne bouge pas. Mon ventre gargouille.

La scène est étrange.

Etrange. Aucun autre mot ne parvient à ma conscience. Pourtant il doit y en avoir pléthore.

J’ai l’impression d’être dans une mauvaise série B. L’autre devant sourit encore. Jason ne réagit toujours pas. C’est lui le plus important pourtant. Alors je décide d’ignorer le bonhomme au costume bleu marine et je me dirige vers lui.

— Jason, que fais-tu là ? Je t’ai cherché tu sais.

Inutile de prendre ma voix de maîtresse en mode punition. Il est là et il ne fait rien de mal. Je serai clémente. Mais il ne bouge pas. Ne tourne même pas les yeux vers moi. Jason est comme éteint. Comme ces animaux dans la scène de chasse de la pièce précédente.

— C’est bien là qu’est sa place, non ? demande le vigile dans mon dos.

Sa voix n’est ni amicale, ni froide. Juste impersonnelle. Je ne lui réponds pas tout de suite, tend juste la main vers le petit garçon qui m’a fait damner toute le trimestre. Mon élève. Mon défi.

— Sa place ?
— Dans la salle des bizarreries. C’est bien sa place non ? Je compte apporter ma contribution personnelle à cette salle, désormais. Mais il restera un moment dans la réserve, le public n’est pas encore prêt.

Ma main entre en contact avec la joue de Jason. Elle est tiède, un peu roide et le petit corps s’écroule, laissant une traînée rouge sur le mur derrière lui.

— Faites attention de ne pas l’abîmer ! Je n’ai pas fini de le préparer…

Ma main reste en suspend au dessus de mon élève. Je ne crie pas. Comment le pourrais-je ? Je suis tétanisée.

Le préparer ?…

Mon enfant fait une pirouette dans mon utérus. J’ai un haut le cœur et me retourne vivement. Le gardien me lorgne toujours. Satisfait de lui. Il espère peut-être, esprit tourmenté, m’avoir rendu service. Ou alors il évalue mes chances de lui échapper. Mais ce n’est pas cela qui m’inquiète. Je sais que dans une minute mes autres enfants vont débarquer. « Maîtresse ! T’étais où ? »

Mon regard est attiré sur le torse de l’assassin. Il a son badge épinglé sur la poitrine. Je peux y lire son prénom et me mets à rire. Un rire aigu et irrépressible. Un rire de folie.

Le lecteur, il s’appelle Hannibal.

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